Il est toujours amusant de constater combien le critique se trouve démuni quand il n’a rien ou pas grand-chose à "critiquer". Sans doute, quand rien ou presque ne vient parasiter l’expérience musicale, le plaisir se passe-t-il volontiers de mots. La musique, d’ailleurs, ne devrait-elle pas se passer de mots, irréductible de par son essence même à l’explicitation par le verbe ? Toujours est-il que, si cette production est digne d’éloges sur le plan musical, elle place le mot au centre de sa scénographie avec une pertinence à double tranchant.
Indéniablement, la présence de la mezzo-soprano Joyce DiDonato illumine cette production. Il y a de la magie, de l’élégance dans son chant, et surtout une fraîcheur, une naïveté et une délicatesse qui siéent idéalement au personnage de Cendrillon. Une véritable grâce qui laisserait à penser que le rôle a été dessiné pour elle. Actrice parfaite, elle nous désarme par sa sincérité tout autant que par la clarté de son timbre cristallin, la souplesse et l’évidence de sa technique et la finesse de son phrasé.
La performance s’étend également à son duo avec le Prince Charmant, intelligemment casté avec Alice Coote. Connue pour ses interprétations de personnages travestis, la mezzo s’imposait dans ce rôle masculin, renouant avec la disposition de la création de l’opéra en 1899. Sa physionomie, son jeu délibérément lourdaud et débonnaire lui permettent de camper un Prince plein de relief, passant du célibataire "adulescent" à l’amoureux romantique. Quant à sa voix, plutôt robuste, elle mise sur la souplesse de sa grande expérience haendelienne pour mieux se transformer et se fondre dans le plus incroyable duo d’amour avec le timbre de Joyce DiDonato, au point qu'il en devient impossible de déterminer, de Cendrillon ou du Prince, qui chante quoi. Un véritable miracle sonore et artistique.
De miracle, il en est également question devant l’incroyable performance d’Eglise Gutiérrez dans le rôle de la Fée marraine. Pas nécessairement très à l’aise dans sa gestique, d’une présence physique finalement assez mondaine, on comprend qu’elle concentre son énergie sur la pyrotechnie vocale redoutable qui lui réserve Massenet et dont elle se sort à merveille. Ce n’est pas nécessairement la Fée qu’on aurait pu imaginer tant son timbre manque parfois de finesse quand on l'aurait aimé plus aérien, plus "magique". Mais c’est bien là un rôle plus technique qu’émotionnel qui lui est dévolu par le compositeur, et qu’elle assure pour autant à la perfection.Face à ce trio gagnant, Madame de la Haltière (Ewa Podleś) est détestable à souhait, face à ses filles Noémie (Madeleine Pierard) et Kai Rüütel (Dorothée) dont le savoureux ridicule ne vient pas à bout. Ce joli petit monde très théâtral est complété par un Roi (Jeremy White) bonhomme à l’envi et Pandolfe, le père de Cendrillon interprété par Jean-Philippe Lafont, bouleversant d’humanité dans son rôle de mari tiraillé entre sa femme autoritaire et hystérique et sa fille chérie.
La contribution du chef Laurent de Billy est, elle aussi, un régal pour les oreilles et pour l’esprit, tant l’intelligence de sa direction musicale, aussi naturelle qu’argumentée, brille par son équilibre, sa justesse et son sens aigu du mariage des timbres instrumentaux - notamment solistes - avec les voix. Pertinente, documentée, elle parle tout autant au cœur et on ressort galvanisé de ces morceaux de bravoure orchestraux, aussi lyriques que roboratifs !
Côté mise en scène, Laurent Pelly propose une vision de funambule, risquée de par son équilibre instable à chaque instant maîtrisé, très française dans son élégance et sa retenue et délicieusement drôle dans ses moments comiques, sans jamais verser ni dans la froideur ni dans la farce. Et que dire de la robe de Cendrillon qu'il a dessinée ? Des pieds à la tête, du gris des cendres à l’éclat immaculé de la future princesse, elle incarne à elle seule, avec une géniale économie de moyens, tout le personnage, et ce avec une élégance et une tenue parfaites de la coupe et du tissu.
Une vision élégante, également, parce que modeste, mettant vraiment l’histoire en avant. Loin de toute démonstration de metteur en scène égocentrique, Laurent Pelly met délicatement le conte à l’honneur par des citations en guise de papier peint. Le décor de Barbara de Limburg est pur sans jamais être épuré. Juste ce qu’il faut pour comprendre et quelques mots pour voyager. Ces mêmes mots nous ouvrent les portes du palais quand ils se font portail et nous transportent quand ils se font carrosse, défiant, à l’instar de la citrouille du classique de Walt Disney, les lois de l’équilibre, comme autant de formules magiques.
Ce sont pourtant ces mêmes mots qui sont à l’origine des quelques réserves que nous aurons à formuler sur cette production. États-Unis, Cuba, Royaume-Uni, France : des voyelles diphtonguées aux consonnes sur-appuyées, cette distribution internationale peine à trouver une unité dans sa diction souvent approximative du français, notamment Mme de la Haltière d'Ewa Podleś, tantôt incompréhensible, tantôt risible pour des oreilles francophones. Si Joyce DiDonato fait preuve d’un travail plus que louable en la matière, ce n’est pas le cas de l’ensemble de ses coreligionnaires. Et, comble de malchance, là où l'authentique Français de la distribution aurait pu sauver l’honneur, Jean-Philippe Lafont perd toute son intelligibilité dans un vibrato mal maîtrisé et une justesse approximative, sauvé dans son rôle par un métier indéniable et une présence qui dépasse toute faiblesse technique.
Que ces quelques réserves ne nous fassent pas pour autant bouder notre plaisir à regarder et entendre cette superbe Cendrillon, et que nos pauvres mots fassent place à la musique, parmi les plus belles qui soient. Nous accordons ainsi bien volontiers un Tutti Ovation à cette captation, tout en exprimant le regret de ne pas voir ce beau spectacle édité en Blu-ray, quand la chaîne Mezzo Live HD l'a multidiffusé en qualité HD. Il serait temps que Virgin Classics considère enfin ce support !
À noter : Les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1 (75'27) ; les Actes III et IV, sur le DVD 2 (73'34).
Jean-Claude Lanot