La mise en scène de l’opéra baroque a toujours posé problème. Reconstitution kitsch (Ponnelle), épure (Pizzi), actualisation (Kent), réinterprétation (McDermott et Crouch)… On pourrait multiplier les exemples à l’envi et se réjouir d’une absence totale de conformisme qui fait de ce répertoire un véritable ferment de créativité.
À l’inverse, le risque est parfois de profiter du flou artistique propre au concept de "baroque" pour plonger dans le grand n’importe quoi. En effet, si "baroque" peut rimer avec "fantaisie", cette dernière n’est jamais gratuite. Le baroque donne à voir et à entendre ; il est un spectacle. Mais s’il en rajoute toujours plus, c’est parce que son emphase est proportionnelle à l’angoisse d’un temps où les hommes cherchent leur place dans le monde. Ce monde en pleine expansion, perdu entre les deux infinis pascaliens ; monde bouleversé, dont le Dieu ne contrôle finalement plus les destinées, désormais ballottées au gré des événements et de la folie de certains. Il y a du pathétique dans ce baroque qui se débat tel Phaéton pour se faire soleil, tout en sachant que la chute est inéluctable. Destinée comparable pour ce Giasone qui perd avec le librettiste Giacinto Andrea Cicognini sa stature de héros mythologique pour devenir un homme fuyant la contingence d’un foyer à travers gloires et amours passagères, mais qui finit par se rendre compte de sa propre misère et rentre dans le rang matrimonial et parental.
Une représentation de l’humanité finalement très actuelle, même si ce "happy ending" faisant la part belle à la femme et à la famille demeure très idéal. Cette dimension n’a nullement échappé à la metteur en scène Mariame Clément qui a cherché à conserver la dimension mythologique constitutive de l’œuvre, tout en en soulignant sa dimension humaine dans sa pauvreté. De là un certain nombre d’idées scénographiques pertinentes comme la situation de l’intrigue dans un chantier de fouilles archéologiques, pour bien montrer la stratigraphie d’une œuvre riche, aux multiples couches de signification. Un savant jeu de tuyaux et passages secrets n’est pas non plus sans évoquer labyrinthes et autres décors à tiroirs du XVIIe siècle.
Éminemment plus discutable, cependant, est le choix arrêté pour représenter cette dualité homme/mythe ou encore homme/héros, et d’inventer une "nouvelle" mythologie. Discutable et présomptueux. Si Jonathan Kent avait su tout autant nous faire rire et charmer nos sens avec sa campagne de pacotille et ses lapins libidineux dans The Fairy Queen à Glyndebourne, dans ce Il Giasone, difficile de rire ou d'être charmé. Grotesque et pathétique sont au rendez-vous avec un Jason tantôt toréador, tantôt boxeur, un Hercule footballeur américain ou encore un Démo flanqué d’oreilles de lapin. On touche même au contresens quand épouse fidèle contre vents et marée, Hypsipyle, devient une madone flanquée de ses jumeaux et d'une poitrine débordante.
Et pour l’érotisme, vanté dans l’entretien avec Mariame Clément proposé en bonus, on repassera, tant ces mains baladeuses sur le corps nu et fraîchement rasé de Christophe Dumaux (Jason) tient plus des fiancées du Dracula de Coppola que d’une véritable représentation de la sensualité.
Mythologie ne veut pas dire collage, empilement ou agrégation. Notre temps est celui de la référence, du sample. Madonna recycle Abba, Shrek cite Disney, et les exemples ne manquent pas… On se délecte du jeu de piste que proposera l’artiste. Mais pour en arriver où ? La coquille est désespérément vide, au point que la finalité de la référence… c’est la référence elle-même. C’est ce qui se passe ici, où la critique a salué les clins d’œil, les anachronismes, mais pour ce qu’ils sont. Le chantier de fouilles sémantique a perdu l’essentiel de ses strates. Assurément parce que le propos scénographique n’allait pas plus loin. Et ce conglomérat sans finalité est d’autant plus indigeste qu’il s’oppose nettement à la musique.
Il Giasone fut le plus populaire des opéras vénitiens. Le fait est que l’époque s’est non seulement retrouvée dans le livret, mais a été conquise par cette musique, pour le coup réellement sensuelle. Comment ne pas être ému par les lamenti désespérés d’Hypsipyle, ou encore le traitement tragique de Médée ? Saluons en cela la performance des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Flandre, dirigés avec dévotion et émotion par le Maestro Federico Maria Sardelli, lequel signe les interludes et joue qui plus est de la flûte à bec ! Saluons également celle des jeunes chanteurs de cette distribution. Certes, aucune prestation vocale n’est ici irréprochable : timbre légèrement pincé de Christophe Dumaux, manque de présence des seconds rôles, peut-être à cause du cabotinage qu’on leur impose. Mais quel engagement, quels talents prometteurs ! La force de ce plateau réside précisément dans son homogénéité. Ce n’est pas pour rien que le même Christophe Dumaux a été repéré par William Christie et a fait partie de son fameux Jardin des voix. La Médée de Katarina Bradic et l'Hypsipyle de Robin Johanssen convainquent sans peine par la sincérité de leur interprétation, l’une dans la tristesse l’autre dans l’énergie. Le timbre d’Andrew Ashwin (Hercule) n’est pas transcendant et mériterait plus de stabilité et de couleur, mais la présence est là et il sait défendre son rôle bec et ongle malgré le ridicule de sa tenue.
Un plateau plus qu’honorable, donc, qui sait soutenir et magnifier cette belle partition adaptée du manuscrit de Vienne. Là est le baroque, là est le drame principalement incarné par Médée, là est la beauté.
À la fin de l'œuvre, Jason prend conscience avec une modestie retrouvée de sa vraie place dans l’humanité. Un exemple qui n’a pas été suivi par la mise en scène qui cache la prétention d’une étoile montante des scènes européennes derrière un traitement finalement bien condescendant du livret et du public.
Avant de prétendre créer un mythe, il faut avoir des choses à dire.
À noter : Le DVD 1 propose les Actes I et II (96'40) ; le DVD 2, les Actes III et IV (101'25).
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Jean-Claude Lanot