Si l'on ne compte plus les versions différentes de Casse-Noisette, c'est sans doute que le célèbre ballet de Tchaikovsky peut assurer à lui seul les beaux soirs des plus grands théâtres à l'approche des Fêtes de Noël. Spectacle familial par excellence, il permet de rassembler toutes les générations devant ce qui s'annonce comme une fête pour les yeux même si, parfois, le mauvais goût peut être de la partie. Parmi tous les Casse-Noisette disponibles en vidéo à ce jour, c'est la version du Royal Ballet qui rassemble tous les suffrages de Tutti-magazine par ses qualités, tant chorégraphique qu’esthétique. Mais voyons ce que peut apporter cette récente production berlinoise, reconstitution de la version historique de 1892 du Théâtre Mariisnky. Vasily Medvedev et Yuri Burlaka signent cette révision de la chorégraphie originale de Marius Petipa et Lev Ivanov, tandis qu'Andrey Voytenko s'inspire d'esquisses d'époque pour concevoir les décors et que la costumière Tatiana Noginova se base sur des recherches historiques pour habiller les danseurs.
Sur le plan musical, peu de différences avec ce que nous connaissons, si ce n'est une danse d'ensemble non créditée rassemblant polichinelles et poupées au début de l'Acte II. En revanche, c'est au niveau du livret que les différences sont les plus importantes. Notons, par exemple, l'apparition du Roi des Souris sortant d'un placard mobile dès le milieu de l'Acte I, soit bien avant la bataille. Puis, au Royaume des Sucreries, la Reine, mère du Prince, accueille Clara et son fils et joue un rôle de référent parental absent de quasiment toutes les autres versions. Cette présence maternelle nous renvoie instantanément au Lac des cygnes. Quant à la chorégraphie, la grande Valse de l'Acte II, avec ses guirlandes et cerceaux de fleurs, n'est pas sans rappeler la Valse de l'Acte I de La Belle au bois dormant. De fait, ces ponts jetés vers les autres ballets de Tchaikovsky ont pour effet d'amoindrir la personnalité du présent Casse-Noisette en renvoyant l'imagination du spectateur sur d'autres terres chorégraphiques.
Le Prologue montre traditionnellement l'arrivée des convives à la fête de Noël organisée dans l’intérieur cossu des Silberhaus. La neige tombe en avant-scène mais l'effet, sans doute vidéo, ne convainc pas franchement. L’Acte I qui lui succède rapidement offre la part belle aux jeunes danseurs de la Staatliche Ballettschule de Berlin. Comme bien souvent dans les productions de Casse-Noisette, la succession de danses bien apprises lasse très vite, voire agace. Il n’y a guère que la production de San Francisco très bien chorégraphiée et mise en scène par Helgi Tomasson qui tire son épingle du jeu grâce au naturel des petits danseurs dans leur expression, et à des lieues de l'aspect trop scolaire qui s’exprime ici à Berlin. Elena Iseki, dans le rôle de la petite Clara, est l’exemple même de l’élève appliquée, attentive à bien faire, et imitant sans doute ce qu'elle est capable de capter des expressions des danseuses accomplies, c'est-à-dire avec maladresse. Curieusement, la chorégraphie n’est pas d’une absolue musicalité et on remarquera parfois même des pas totalement hors de la musique. Si, dans cette version, les enfants s’expriment d’une façon "trop scolaire", les danseurs du corps de ballet incarnent une noblesse totalement crédible dans leurs postures. Les rôles solistes sont parfaitement dansés et les diverses interventions introduites par Drosselmeyer fonctionnent plutôt bien. Michael Banzhaf donne vie au parrain de Clara avec prestance mais manque du mystère que certains interprètes parviennent à lui apporter. Iana Balova et Alexander Shpak convainquent dans leur rôle de poupée, et la première apparition d'Arshak Ghalumyan en Roi des Souris jaillissant d’un placard marquera sans doute la sensibilité des jeunes spectateurs, même si on a vu masque de rongeur autrement plus impressionnant. Le danseur est précis, ses sauts sont amples et apportent un peu de dynamique à ce début de spectacle un peu mou.
La bataille qui oppose soldats et souris est fort bien réglée et les mouvements de troupes conservent en permanence une bonne lisibilité malgré la rapidité des allées et venues sur le plateau. Non dénués d’humour, avec même un attrape-souris transformé en catapulte à fromage, les différents épisodes du face-à-face armé se succèdent avec dynamisme jusqu’au moment attendu où Clara et le Prince, dévoilés par la grande cape de Drosselmeyer, sont incarnés par de vrais danseurs.
Iana Salenko (Clara) pleurant au-dessus du corps un moment inerte du Prince (Marian Walter) introduit une belle émotion à ce stade de la représentation. Une parfaite fluidité d'invite dans le premier pas de deux qui suit et la complicité des deux danseurs donne vie et grâce à ce beau moment romantique. Mais, ici encore, on cherche en vain la musicalité de la chorégraphie qui fait fi des temps forts de la partition.
Morceau de bravoure pour le corps de ballet, la Valse des flocons de neige montre un ensemble de très bon niveau. L’élégance des costumes et des coiffes assez originales ajoute au plaisir des yeux, tandis qu'une touche de féerie est apportée par la neige qui tombe, cette fois en arrière-scène, dans un effet bien plus réussi qu'au Prologue.
Le décor de l’Acte II, sa belle perspective dirigeant le regard vers un château habilement peint sur une toile au lointain, ainsi que les costumes colorés et parfois originaux séduisent instantanément sans pour autant exposer la richesse raffinée de certaines productions. L’harmonie des couleurs est réussie et des éclairages raffinés soulignent la danse. Chose surprenante, un long passage en mimiques est dévolu au Prince pour lui permettre d'expliquer à sa mère les différentes phases de sa bataille contre les souris…
Les danses qui suivent sont bien réglées. Tout commence par un ensemble inédit qui met en scène diverses poupées confiées aux jeunes danseurs de l’école, plus à leur aise qu’à l’Acte I, sans doute en raison des rôles plus extravagants qui leur sont confiés. Pour suivre, la Danse espagnole permet d’apprécier le charme de Sarah Mestrovic, bien secondée par ses quatre cavaliers. Mais c’est surtout de la Danse arabe, appelée ici "Danse orientale", que vient la surprise. Dans cette version, le rôle central est confié à un homme et non à une danseuse souvent choisie pour l’ampleur de ses cambrés. Federico Spallitta, danseur musclé à la plastique parfaite, allie souplesse des bras, levers de jambe faciles et sauts félins dans une danse à la fois sensuelle et mystérieuse. Entouré par quatre odalisques, le danseur paraît tel un bijou dans un écrin et fait de cette séquence une parenthèse qui rompt avec le côté assez convenu de la production.
Marina Kanno et Vladislav Marinov apportent le dynamisme de leurs sauts et leur parfaite synchronisation à la Danse chinoise qui succède, avant que la Danse des bouffons, munis de cerceaux, prenne la place habituelle de la Danse russe sur la même musique. L’occasion de retrouver ici le sautillant Alexander Shpak qui impressionne par sa détente, sa légèreté et sa précision. De fait, ces danses de caractère constituent une belle surprise à porter au crédit des solistes de la compagnie berlinoise et l’on comprend d’autant moins que le livret du disque fasse l’impasse sur leur nom et se limite aux six premiers rôles !
La Danse des mirlitons est confiée à cinq danseuses au centre desquelles on retrouve Iana Balova (la Poupée de l'Acte I), parfaite et gracieuse à souhait. On s'amusera de Mère Gigogne (Martin Szymanski) et son imposante robe montée sur roulettes cachant au regard des spectateurs six petites danseuses. Souvent absente des productions, cette option se retrouve également dans le Casse-Noisette de San Francisco. Puis, c'est au corps de ballet, avec la Valse des fleurs (rebaptisée "Valse dorée"), de montrer à la fois son aptitude à dessiner des lignes et la cohérence dont il est capable dans les ensembles. Si nous écrivons plus haut que la parenté de ce numéro avec La Belle au bois dormant est trop évidente, on nous répondra sans doute qu’il s’agit là d’une reconstitution.
Le grand Pas de deux de Clara et du Prince, souvent dévolu à la Fée dragée, nous permet de retrouver Iana Salenko et Marian Walter dans une expression du plus pur classicisme. Là encore, les deux danseurs s’accordent bien et c’est avec avec maîtrise et noblesse qu’ils délivrent une très bonne performance. Les variations confirmeront la qualité technique des solistes, et la coda, leur rapidité, leur précision et leur résistance. La Valse finale rassemble tous les danseurs avec élégance avant un épilogue assez original. En effet, ici Clara ne se retrouve pas seule, sortant d’un rêve avec le petit casse-noisettes dans ses bras. Clara et le Prince sont couronnés par la Reine, et le tableau final montre un ensemble qui, là encore, tend vers celui de La Belle au bois dormant. La direction d’orchestre confiée à Robert Reimer paraît très attentive aux danseurs. Ce Tchaikovsky n’est sans doute pas le plus subtil mais il faut reconnaître la belle qualité des instrumentistes qui servent cette musique. Les cuivres séduiront par leur éclat et leur précision, et la perfection des timbres et des dynamiques qui s’exprimeront tout au long du ballet. Il faut aussi reconnaître l’excellent travail de l’ingénieur du son Janko Binding dans la qualité constante de cette restitution.
La captation, réalisée par Andy Sommer, permet d’apprécier les ensembles au moyen de plans larges fréquents, là où certains réalisateurs se concentrent sur des gros plans peu représentatifs de la chorégraphie. Les cadrages sont généralement parfaits. Alors, on comprendra d’autant moins que le montage rende certaines actions difficiles à suivre en brisant le lien narratif par la succession de deux plans maladroits.
Pour conclure, ce Casse-noisette, s’il ne peut prétendre à concurrencer le luxe des productions du Royal Ballet et de certaines versions européennes et américaines, apporte un éclairage légèrement différent sur le ballet de Tchaikovsky. Mais surtout, il permet à une compagnie d’exister en vidéo et, au public, de faire connaissance avec de jeunes solistes particulièrement intéressants. Merci à l’éditeur Bel Air Classiques pour cette initiative éditoriale.
Lire le test du Blu-ray Casse-Noisette par le Staatsballett Berlin
Retrouvez la biographie de P.I. Tchaikovsky sur le site de notre partenaire Symphozik.info
Philippe Banel