Casse-Noisette est le premier disque de Bel Air Classiques à arborer le logo "Pathé Live". En effet, ce programme a été diffusé en Haute Définition dans les salles de cinéma, concept qui se répand de plus en plus et permet à l'opéra et au ballet de toucher un nombre de spectateurs sans cesse grandissant…En 1966, le chorégraphe en chef du Bolchoï Yuri Grigorovich avait seulement deux ans de maison lorsqu'il proposa sa propre version du Casse-Noisette basée sur celle de Lev Ivanov et inspirée d'éléments du livret de Marius Petipa. C'était deux ans avant le Spartacus qui devint le fer de lance de la compagnie moscovite. La présente captation a été enregistrée en 2010 et il sera intéressant de la comparer à d'autres versions également disponibles en Blu-ray et DVD.
Le Casse-Noisette de Grigorovich est sans doute connu des amateurs de ballets de par le monde pour avoir déjà été capté en 1989 et fait l'objet d'un laserdisc japonais, puis d'un DVD paru chez EuroArts. Natalya Arkhipova, Irek Mukhamedov et Yuri Vetrov tenaient alors les principaux rôles…
Dans cette nouvelle captation enregistrée en décembre 2010, les mêmes décors du peintre Simon Virsaladze, complice de Grigorovich avec lequel il collabora de très nombreuses années, imposent leur masse aujourd'hui comme hier. Il faut en effet avouer que, par rapport à la somptueuse production de Casse-Noisette de Peter Wright pour le Royal Ballet, ces décors impressionnants et bien peu raffinés ne permettent guère de véhiculer une quelconque féerie. Quant aux costumes, dessinés par le même créateur géorgien, colorés mais bien peu chargés de fantaisie, ils ne parviennent pas plus - sauf exception - à nous faire entrer dans la magie que d'autres productions excellent à créer visuellement. Mais, voir aujourd'hui cette version de 1966 par la troupe du Bolchoï entièrement renouvelée par de jeunes artistes représente un intérêt incontestable. La réalisation de Vincent Bataillon, dont les cadrages respirent en même temps que la danse, contentera en outre le spectateur par sa compréhension du mouvement et son aptitude à clarifier la position des danseurs dans l'espace scénique.
Acte I
La procession des convives se dirigeant vers la maison des Stahlbaum occupe l'avant-scène dès le début du spectacle et marque très vite les affinités de Grigorovich avec la danse de caractère. L'intérieur dans lequel trône un grand sapin se montre bien dépouillé. Se succèdent alors des danses qui remplissent laborieusement cette première partie de l'Acte I. Pour être honnête, il faut avouer que bien des versions du ballet peinent à intéresser à ce stade. Pourtant, le Casse-Noisette du Ballet de San Francisco chorégraphié par Helgi Tomasson parvient à capter notre attention avec naturel dans cette succession de danses aristocratiques ou pseudo-enfantines. Mais tel n'est pas le cas de la chorégraphie de Grigorovich, lourde et ampoulée.
Très vite apparaît Marie. Le chorégraphe a opté pour un profil de jeune fille et non de très jeune danseuse pour le rôle principal. D'où sans doute le peu de crédibilité que l'on accordera à Nina Kaptsova malgré d'évidentes qualités de danseuse. Il est même amusant de constater combien la silhouette de la danseuse rappelle celle d'Ekaterina Maximova qui s'est bien souvent illustrée dans le même rôle.
C'est en fait l'entrée en scène de Denis Savin dans le rôle de Drosselmeyer qui permettra d'entrer en contact avec le premier personnage bien caractérisé. Sa gestuelle étrange et son profil d'oiseau interpellent. Les jambes très fines du danseur et son agilité parviennent parfaitement à animer l'étrangeté attachée à la silhouette et aux mouvements. Drosselmeyer reste très présent pour accompagner les démonstrations de ses marionnettes, soit autant de danses plutôt bien réglées et fort applaudies par le public moscovite prompt à se manifester à la moindre ébauche de difficulté technique, comme en témoigne la piste sonore de ce programme. On remarquera que Grigorovich se montre bien plus à l'aise lorsqu'il développe par la danse un côté martial et dynamique, ce qui annonce ses futures créations.
L'orchestre du Bolchoï, dirigé par Pavel Klinichev, constitue à n'en pas douter un excellent support pour les danseurs. Les timbres se distinguent par leur beauté, la lecture se montre agréable, tandis que l'éclat si spécifique des cuivres russes apporte de superbes contrastes. Tchaikovsky est plutôt bien servi ici, et l'écoute ne déçoit jamais.
Dans cette version, le Casse-Noisette apparaît tout d'abord incarné par une danseuse jouant au pantin. Alena Sadykhova est très convaincante dans sa gestuelle saccadée autant que par la fixité de ses positions, avant que la Danse des grands parents nous plonge dans une impression de "déjà vu cent fois"…
Passage obligé, le sapin grandit pour nous faire basculer dans un autre monde. Mais c'est derrière un rideau de neige se déroulant sans fin que la transformation sera visible. Il est évident que cette configuration ne permet pas à la caméra de capter l'effet sans doute mieux visible depuis la salle.Vient enfin la bataille entre les soldats commandés par le Casse-Noisette et les souris menées par un Roi (Pavel Dmitrichenko) à la gesticulation permanente très réjouissante. Mais son masque aurait mérité un peu plus de recherche… Le chorégraphe, tout à son affaire, traite cet épisode comme il le fera avec les Sarrasins dans Raymonda en 1984 ou dans ses ballets épiques, genre dans lequel il excelle. La bataille est bien organisée, les assauts sont parfaitement lisibles, et la scène fait preuve d'un panache évident. On regrettera d'autant plus cet éclairage rouge très soutenu qui noie quelque peu les détails, et en particulier le costume du Casse-Noisette. Dommage, le réalisateur nous prive de la sortie de scène des souris repoussées par un Drosselmeyer qui occupe la totalité de l'écran. Incohérent !
La dramatisation de la mort apparente du Casse-Noisette est bien gérée, puis apparaît le Prince. Le profil assez juvénile d'Artem Ovcharenko permet au personnage d'exister avec une certaine crédibilité et le couple formé avec Nina Kaptsova paraît très bien assorti. La Valse des flocons de neige, bien réglée, nous expose un corps de ballet à l'ensemble de fort bonne tenue, comme en témoignent les plans filmés depuis les cintres.
Acte II
Le voyage de Marie et de son prince dans un bateau suspendu qui va et vient dans un lassant mouvement de balancier figurant leur déplacement au royaume de l'arbre de Noël ne rend pas grand-chose. Cette vision est court-circuitée par des écrans peu transparents disposés à l'avant du plateau pour créer un effet, et les caméras expriment à nouveau leur impuissance à montrer distinctement ce qui se déroule derrière.
La version de Grigorovich propose une nouvelle rencontre entre le Prince et le Roi des souris, combat mené au moyen de nombreux grands jetés et figures plutôt athlétiques dont le Prince sort cette fois vainqueur. Les danses d'inspiration populaire vont pouvoir se succéder…
La Danse espagnole permet à Maria Mishina et Andrey Bolotin de mettre en valeur tant la précision de la chorégraphie que l'ampleur de leurs sauts. La Danse indienne montre de jolis costumes portés par Victoria Osipova et Ruslan Pronin. L'esthétique anguleuse est bien composée et les deux danseurs trouvent un parfait accord avec le mystère diffusé par la musique. C'est là sans aucun doute un des pas de deux originaux les plus réussis de ce Casse-Noisette. La virtuosité de Svetlana Pavlova et Denis Medvedev dans la Danse chinoise impressionne avant une danse russe très applaudie confiée à Anna Leonova et Alexander Vodopetov. Pourtant, cette chorégraphie sans surprise écrite pour un couple certes énergique ne peut s'élever aux versions préférant un trio de danseurs à même d'exprimer bien plus de puissance. Enfin, l'élégante Danse française interprétée par Daria Khokhlova et Maxim Surov apporte une note de fantaisie grâce à l'utilisation d'un animal monté sur roulettes qui permet un certain nombre de figures astucieuses épousant parfaitement le classicisme de la partition. La coda réunissant tous les danseurs mélange maladroitement pas de caractère et levers de jambes vulgaires dans un ensemble dynamique mais bien pauvre sur le plan de l'invention.
La Valse des fleurs charmera enfin les yeux par sa belle harmonie des couleurs. Le traitement de Grigorovich en grande valse romantique, tutus longs à l'appui, se montre plutôt réussi. Le travail de lignes - dévoilé par des plans idéalement soignés - et la précision musicale du corps de ballet du Bolchoï sont remarquables. Il ne faudra pas chercher ici d'originalité, mais on pourra volontiers s'incliner devant cette composition très classique dont le brio se montre plus que convainquant. Avouons toutefois que la répétitivité des séquences de pas est largement réduite par la variété des plans montés avec une grande intelligence.
Alors que le corps de ballet joue les utilités décoratives, commence le Pas de deux final de Marie et du Prince. Nina Kaptsova et Artem Ovcharenko s'accordent avec classe et négocient avec une apparente facilité une succession de portés, marque de fabrique de Grigorovich. Leur technique éblouit. Lui sait se placer en retrait dans l'adage et joue le rôle attendu de parfait partenaire, tandis que Nina Kaptsova, bras fluides et technique brillante, démontre de bien belles aptitudes. La variation du Prince permettra à Artem Ovcharenko de montrer la précision de ses pirouettes et sa musicalité, et Nina Kaptsova, dans la variation de Marie, fera preuve d'une aisance technique alliée à une légèreté exemplaire. La coda est au diapason : techniquement parfaite ! La Valse finale réunit le couple au pied du sapin tandis que le corps de ballet alterne avec une dernière intervention des danseurs de caractère qui ont ouvert l'Acte II.
Le retour à la réalité est fort bien présenté et permet à la poésie de s'insérer enfin dans l'entreprise lorsque le Prince disparaît derrière un rideau de neige devant Marie, impuissante. Sans aucun doute la plus belle trouvaille de Grigorovich pour son Casse-Noisette. Dommage, vraiment dommage, que cette intensité poétique n'ait pas trouvé à s'exprimer plus tôt…
À la fin des saluts, Yuri Grigorovich, toujours fière allure, vient saluer le public.
Lire le test du Blu-ray de Casse-Noisette par le Ballet du Bolchoï
Jean-Claude Lanot