Lorsque nous avons critiqué la Carmen de Covent Garden mise en scène par Francesca Zambello, l'idée d'une production idéale du plus populaire des opéras paraissait utopique. Face à l'audace du metteur en scène espagnol Calixto Bieito, nous sommes à même d’apprécier si une adaptation moderne de l’œuvre est tout aussi utopique.
Tout d'abord, les sentiments et le contexte des années 1830 initialement attachés à Carmen sont-ils viables dans l'Espagne des années 1960/70, celle de la dictature franquiste ? Certainement, si l'on se permet d'exacerber le mode de vie d'un peuple voué au statisme et auquel on proposera des jeux pour qu'il canalise son énergie. Sans aucun doute, si l'on accentue la présence permanente de militaires abusant facilement et fréquemment de leur statut pour asseoir leur domination machiste envers les femmes. De plus, le metteur en scène Calixto Bieito met très efficacement en scène ces aspects sombres de l'Espagne de l'époque…
Le monde militaire est constitué de petits chefs qui ont l'humiliation facile et exercent des pouvoirs sans ambiguïtés sur les civils et les jeunes. Ils nourrissent une population d'adolescents affamés et leur préparent un avenir d'asservissements et de vexations. L’État est vu au travers du prisme de la contrainte physique – Carmen liée au poteau qui arbore le drapeau rouge et jaune – ou, plus étonnamment, comme symbole trivial, celui d'une serviette de bain enveloppant une pin-up !
Ensuite, est-il possible de transporter les protagonistes très typés de Carmen dans ce contexte dictatorial ? Calixto Bieito choisit d'en accentuer les caractères…
Don José perd de sa naïveté et Roberto Alagna crée ici un personnage qui n'a rien à voir avec le candide militaire soumis aux volontés des femmes, de Micaëla, de sa mère et bien sûr de Carmen. Ses décisions sont prises avec du recul et même s'il prie Carmen à genoux de renouer avec lui au dernier acte, il ne dégage aucune humilité excessive. À son tour, la Carmen de Béatrice Uria-Monzon est une femme qui a mûri ses rapports avec les hommes et paraît très réfléchie dans ses comportements. Ses décisions ne se font pas à l'emporte-pièce et elle maîtrise ses sentiments tout en conservant sa sensualité, sans toutefois user de moqueries envers Don José. Escamillo et les contrebandiers font partie d'un monde trouble et interlope, peuplé de Gitans et de trafiquants en tout genre. Le torero disperse l'argent qui garnit ses poches en paradant devant les femmes et adopte un comportement macho, sardonique, bravache et vantard. Frasquita et Mercédès apparaissent comme des Gitanes totalement délurées, forçant sur la bouteille sans manquer aucune occasion de se crêper le chignon. La plus fragile de tous, Micaëla, pour l'occasion métamorphosée en touriste armée d'un appareil photo, possède elle aussi cette maturité face à l'adversité et à la provocation. Autre époque, autres mœurs, semble nous dire le metteur en scène.
Vocalement, il serait tentant de comparer Roberto Alagna et Béatrice Uria-Monzon à eux-mêmes, au regard de la multiplicité de leurs enregistrements discographiques et vidéo. Mais nous nous contenterons de les apprécier tels qu'ils jouent dans cette production du Liceu de Barcelone.Avant tout chose, nous ne cacherons pas notre plaisir de pouvoir comprendre le texte de Carmen sans nécessiter de sous-titres. Les solistes, à quelques exceptions près, ainsi que les chœurs font preuve d'une diction quasiment parfaite et d'une articulation sûre qu'il est important de souligner. Le ténor français garde ici de nombreux atouts : souffle, tenue de note, couleurs, aigus timbrés et naturels, jeu d'acteur évident. Béatrice Uria-Monzon, malgré une très grande fréquentation du rôle, conserve un très bel organe, idéal pour ce personnage de mezzo dramatique. Son timbre chaud et agréable, très présent sur tous les registres, à peine forcé par moments, se révèle juste dans ses intentions. L'actrice interprète également fort bien son personnage.
Nous nous montrerons plus réservé pour la Micaëla de Marina Poplavskaya, assez tendue et au timbre si particulier déjà remarqué dans Don Carlo de Covent Garden édité en DVD par EMI. Elle fait en outre entendre par moments un léger accent. Quant à Erwin Schrott, son toréador transformé en chef de clan mafieux est doué d'une voix portante et musicalement assurée qui ne cache pourtant pas une diction moins compréhensible que ses partenaires.
Musicalement, le choix a été fait de supprimer presque tous les dialogues, mais le peu qui est conservé sonne très juste. Marc Piollet s'avère un très bon chef dans ce Carmen, et l'on goûtera les savoureux entractes traités comme des pièces de concert à part entière et l'énergie permanente qui irrigue le plus espagnol des opéras français, joué ici… par des Espagnols.
Calixto Bieito n'a finalement gardé que très peu d'éléments par rapport au livret d'origine, et le monde moderne qu'il nous présente ne présente pas plus de rappels concrets. On retiendra essentiellement la présence de plusieurs voitures, d'une cabine téléphonique et d'une imposante silhouette de taureau. Aucun des lieux d'origine - la taverne, les arènes, les cavernes - ne se retrouve ici. Actualisation oblige, la contrebande portera sur des objets technologiques, des cigarettes et de l'alcool. Cette Carmen des temps modernes refuse en outre un attachement trop fort pour la vie, tandis que les passions sont exacerbées par un pays qui verrouille toute expression. Ce contexte mis en place permet une projection des êtres dans un monde actualisé au sein duquel ils sont toujours guidés par l'amour, mais un amour perverti par l'excès de domination, l'argent facile et une sensualité exacerbée.Si cette version du célèbre opéra ne peut être tenue pour une référence absolue en raison de sa dramaturgie modernisée, elle constitue un très bon et radical second choix à côté d’une version plus conservatrice. Dès lors que le bouleversement des habitudes trouve une justification, pourquoi ne pas adhérer à une probante relecture ?
À noter : L'opéra est réparti sur 2 disques. Le DVD 1 propose les Actes I et II (93') ; le DVD 2, les Actes III et IV (63').
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Nicolas Mesnier-Nature