Mise en garde : Ce Blu-ray 3D n'est pas compatible avec un matériel 2D.Cette captation quasi avant-gardiste - Carmen est le premier opéra filmé en 3D, puis édité en BD 3D - est le fruit du travail de la société RealD, spécialiste mondial de la projection 3D, et du réalisateur Julian Napier, également familiarisé avec cette technologie et ses particularités. De nombreuses caméras ont investi la Royal Opera House les 18 et 24 juin 2010 pour un tournage en public. Un public prévenu de l'importance du matériel déployé dans la salle et sur la scène, et de la visibilité la plupart du temps réduite pour lui. En effet, les caméras 3D sont non seulement plus imposantes que les caméras 2D, mais l'importance du film, destiné à être exploité au cinéma dans de nombreux pays - mais pas en France - à partir du 5 mars 2011, nécessitait de multiplier les angles de prise de vues. Parmi un certain nombre de positionnements stratégiques, une caméra a ainsi été installée en avant-scène, capable de se mouvoir librement de gauche à droite sur toute l'ouverture du plateau, tandis qu'une autre était fixée au bout d'un bras de Louma au-dessus des spectateurs afin de filmer tant la scène que les réactions du public dès le lever du rideau.
La mise en scène de cette Carmen est celle de Francesca Zambello, très populaire en Grande-Bretagne, et plus largement grâce au Blu-ray et au DVD édités par Decca avec Anna Caterina Antonacci et Jonas Kaufmann filmés dans le même cadre en 2006 : Lire la critique de Carmen à Covent Garden.
Si les interprètes distribués dans cette production londonienne diffèrent grandement de la captation de 2006, la nature même de l'enregistrement 3D est également difficilement comparable avec la précédente captation de Jonathan Haswell en 2D. L'art de filmer est du reste si différent que ce Blu-ray de Carmen en 3D, n’intègre pas de version "plate" visible sur un équipement Blu-ray traditionnel et réserve ce disque aux seuls spectateurs équipés de toute la chaîne de matériels 3D : lecteur BD 3D, TV 3D et lunettes 3D. Les partis pris de captation pour le relief privilégient le plus souvent des premiers plans qui semblent s’avancer très près du téléspectateur et jouent sur des possibilités favorisant la profondeur de l'image. Or ces plans passeraient très mal si l'on retirait l'effet relief qui leur est attaché. C’est d’ailleurs pourquoi dans le domaine de la variété, il n'est pas rare que les Blu-ray hybrides 3D et 2D ne proposent pas les mêmes montages en relief et à plat…
Pour cette Carmen, le spectateur aura très souvent l'impression de se trouver sur le plateau, devant les chanteurs et cela, même en fond de scène. Mais la majorité de plans moyens fait perdre la notion précise du positionnement des groupes par rapport à l'espace scénique et rend parfois difficile la localisation des chanteurs utile au spectateur. De même l'angle de prises de vues donne curieusement souvent l'impression d'un plateau en pente ! Enfin, le tournage à 24 i/s pour le cinéma donne un aspect saccadé et flou aux déplacements, d’autant plus perceptible que la 3D rend naturellement l'ensemble plus net.
Après quelques plans sur la préparation des chanteurs dans leur loge, des danseurs qui répètent et un remplissage accéléré de la salle, le spectacle commence…
Constantinos Carydis imprime à l'orchestre une pulsation assez lente au Prélude et surgit un Don José suppliant, les mains tendues vers l'avant jusqu'à sortir de l'écran. Heureusement le geste est accompagné d'une intensité dramatique qui évite l'effet gadget. Le ténor américain Bryan Hymel apparaît rapidement comme un Don José assez charismatique qui n'aura aucun mal à nous convaincre de son aptitude à susciter l'intérêt de Carmen.
La mise en scène de Francesca Zambello, à la fois réaliste et vivante, s'attache à la spontanéité de l'expression de tous les artistes jusqu'aux rôles secondaires et aux enfants, lesquels sont doués d'un français très correct mais rencontrent quelques problèmes de rythme. La place animée de Séville à l'Acte I est à ce titre représentative du réalisme de l'entreprise. De même la sensualité s'exprime de façon naturelle, bien entendu avec le personnage de Carmen, mais aussi avec les chœurs, excellents, dans l'air de la "fumée", par exemple. Plus tard, les interventions dansées s'inscriront dans un axe physique tout aussi réaliste et s'intégreront avec facilité dans l'ensemble. Enfin, sur le plan pictural, l'excellente disposition des groupes dans la montagne, au début de l'Acte II, évoquera une peinture de Goya grâce à l'excellente utilisation des lumières et des effets de flammes, et nous serons séduits plus tard par la belle procession qui précède la corrida à la fin de l'œuvre.
L'entrée de Carmen est accompagnée par une accélération soudaine de l'orchestre qui résulte en une curieuse précipitation. Christine Rice incarne une sauvageonne très convaincante à l'aisance scénique évidente. Son Habanera met en valeur un timbre riche et séduisant malgré un vibrato parfois un peu serré, des aigus très mélodiques aux attaques subtiles et des graves naturels peu poitrinés. "Sur les remparts de Séville" confirmera la qualité de phrasé de la soprano, son aptitude aux nuances et la stabilité de son chant dans les transitions de registre. On appréciera aussi la façon dont elle personnalise son expression vocale, faisant de sa Carmen un centre d'intérêt immédiat pour le spectateur. À l'Acte III, dans "Pour éviter les réponses amères…", la beauté du chant et l'intensité dramatique dont Christine Rice est capable se conjugueront à une très belle gestion de la 3D qui participera à la tension dramatique en isolant Carmen face à son destin lu dans les cartes.Maija Kovalevska incarne une Micaëlla tout aussi crédible et plus vivante que dans nombre de productions. Elle est amoureuse de Don José et l'exprime sans se dissimuler derrière des minauderies peu vraisemblables ou une réserve trop artificielle. Il est vrai que le physique avantageux de la soprano lettonne nous permet sans mal d'adhérer au personnage. Le timbre est nourri en harmoniques, les aigus sont faciles et enrobés et le vibrato très contrôlé. Mais la prononciation du français n'est pas idéale, en particulier lorsque le registre aigu est sollicité dans la puissance.
Le timbre de Bryan Hymel véhicule une forme de sensibilité qui sied à la douceur de ce Don José candide. Mais le vibrato un peu trop envahissant dessert souvent l'expression, et le registre aigu est un peu faible pour convaincre totalement. En revanche la voix du ténor s'accorde fort bien avec celle de Christine Rice et la photogénie du couple permet de passer outre certaines faiblesses en compensant par un aspect dramatique abouti et parfois même touchant. Dans "La fleur que tu m'avais jetée", à l'Acte II, la ligne de chant est belle mais le registre est un peu faible, même s'il est compensé par une intention musicale tout à fait intéressante.
Outre les partis pris des tempi adoptés parfois de façon surprenante par Constantinos Carydis, il faut reconnaître à l'Orchestra of the Royal Opera House une belle homogénéité et une dynamique expressive judicieuse. L'accompagnement des chanteurs est toujours bien dosé et l'attention du chef n'est jamais prise en défaut sur ce point. La fosse sonnera de fort belle façon à diverses reprises, en particulier lors de l'Entracte avant l'Acte IV.
L'entrée en scène d'Escamillo, à cheval, est assez réussie. Le baryton grec Aris Argiris campe avec panache le torero idolâtré. Mais son français est bien peu articulé et la projection est un peu trop retenue pour un tel rôle.
Ceci étant, la langue sera bien plus maltraitée par le subtil quintette "Nous avons en tête une affaire" de l'Acte II, musicalement honorable - qui la transformera en bouillie. Il est vrai que la prise de son n'arrange rien et ajoute sans doute à la confusion dans ce moment délicat à négocier sur tous les plans.
Au titre des regrets, Elena Xanthoudakis (Frasquita) et Paula Murrihy (Mercédès), qui parviennent sans mal à donner vie à leur personnage, mais se montrent vocalement assez justes malgré une bonne complémentarité lorsque les voix s'unissent.À la fin de l'œuvre, l'affrontement entre Carmen et Don José n'est aucunement surjoué et, même, le naturel de mise apporte véracité au drame humain qui se joue. Christine Rice et Bryan Hymel maintiendront la pression dramatique autant par leurs moyens vocaux que par leur présence scénique, ménageant ainsi une fin tout à fait digne à cette première captation d'opéra en 3D. On pourra certes regretter que cette version ne soit pas aussi parfaite que la captation Antonacci/Kaufmann dans la même mise en scène, mais n'oublions pas que les chanteurs filmés ici avec des moyens impressionnants se sont prêtés à un tournage très spécifique qui, à plusieurs reprises, leur a sans doute demandé une énergie vocale redoublée et de faire abstraction de l'énorme technologie déployée à quelques centimètres d'eux. Alors, saluons cette grande première et applaudissons l'éditeur britannique Opus Arte pour son initiative éditoriale innovante et courageuse.
Pour information, la société RealD a annoncé sa prochaine captation d'opéra en 3D : Madame Butterfly !
Philippe Banel