Voir et entendre Claudio Abbado diriger le Lucerne Festival Orchestra dans la Symphonie No. 5 de Bruckner, unique témoignage filmé avant la version Barenboim avec le Staatskapelle Berlin annoncée également chez Accentus Music, peut provoquer la surprise. En revanche, nous serons peu étonné de voir Abbado se confronter à la difficulté de cette œuvre ardue et hors-norme.
On a souvent souligné le caractère religieux de la Symphonie No. 5, mais son abondance de chorals et de fugues, ainsi qu'une écriture très contrapuntique posent en réalité de nombreux problèmes, non seulement de mise en place mais aussi d'interprétation. Si la mise en place est généralement réussie, l'interprétation que réclame l'œuvre exige des chefs qui jouent simultanément la carte de la précision totale et de l'engagement intellectuel, pour ne pas dire philosophique. Voir uniquement en cette symphonie une structure, une architecture, conduit inévitablement à l'échec car le contenu exempt d'ambiguïté de l’œuvre est négligé. Beaucoup de très grands maîtres ont craint de la jouer, et elle fait partie de ces compositions qui font la différence entre les meilleurs d'entre-eux.
Grâce à un orchestre d'exception formé des plus grands solistes réunis pour l'occasion à Lucerne, Claudio Abbado met de son côté tous les atouts d'une réussite magistrale, et réussit le tour de force de faire sonner cette colossale symphonie quasiment comme un jeu de solistes dont l'entente parfaite avec leur conducteur constitue le ciment qui évite la dispersion. Tout en retenue, minimaliste dans ses gestes, Abbado fait surgir la musique aussi naturellement que possible, et cette aisance de communication facilite une espèce d'autogestion de l'orchestre mis en confiance. Un orchestre auquel on n'impose rien mais qui donne tout. Les visages concentrés mais détendus des instrumentistes en font foi. Certains plans captent même des échanges amusés entre musiciens dans le troisième mouvement. Abbado, sans partition, fait sien l’événement sonore et insuffle la foi à son orchestre qui en devient le vecteur.
Les impressions de succession par blocs sonores en rupture, les énormes contrastes dynamiques, le poids écrasant des cuivres et les répétitions zébrées des cordes sont autant d'archétypes sonores très fréquemment entendus dans Bruckner avec, à la clé, une appréciation mitigée issue de la lourdeur et de la longueur. La pâte sonore des orchestres germaniques abonde généralement en ce sens, associant l'idée que cette expression symphonique est écrite comme de la musique d'orgue. Il faut une intention différente, emprunter une voie privilégiée que seuls les meilleurs savent pratiquer pour mener l'auditeur sur des chemins autrement balisés que par un ennui soporifique. Le résultat final en devient alors très différent d'un chef à l'autre… Quel fossé, en effet, entre cette Symphonie No. 5 par Claudio Abbado et l'aboutissement opéré par Sergiu Celibidache ! La preuve en est que, si l'intention de base est menée sans appréhension à son terme, les meilleurs chefs obtiennent des merveilles qui nous hissent vers le plaisir total.
Ainsi s'ouvrent à nous des mondes nouveaux en ce concert d'août 2011 à Lucerne. Merci Maestro Abbado !
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Nicolas Mesnier-Nature