Les rôles de Billy Budd ont tous été confiés par le compositeur à des hommes. Il n'en demeure pas moins que toute monotonie est évitée. Ainsi, les trois caractères principaux accaparent la voix de ténor pour le capitaine Vere (John Mark Ainsley), de baryton lyrique pour Billy (Jacques Imbrailo) et de basse pour Claggart (Phillip Ens). Si le personnage du méchant maître d'armes chargé de la discipline s'identifie naturellement au registre le plus grave, il peut néanmoins paraître étonnant de confier celui de la victime, aimée de la majorité de l'équipage et innocent, au registre médian et celui de chef de vaisseau aux notes les plus hautes.
Mais la voix plutôt claire du baryton Jacques Imbrailo personnifie avec exactitude la composition d'un caractère à la fois fort et positiviste d'une jeune recrue minée et broyée par un contexte historique difficile - la guerre de l'Angleterre contre la France en 1797 - et des hommes qui obéissent tous à un supérieur.
Le Capitaine est confié à un interprète qui cherchera sa crédibilité dans son attitude à rendre moral le conflit du dilemme posé entre la justice et la discipline. Introduisant et épiloguant l'opéra, le ténor John Mark Ainsley réussit ce tour de force de nous expliquer comment l'on passe, par le souvenir - l'opéra de Britten n'est finalement qu'un immense flash-back -, de la responsabilité assumée et culpabilisante à la paix intérieure.
Le troisième personnage, celui par qui le malheur arrive, force le respect par une prestance scénique extraordinaire assez troublante. Phillip Ens va chercher en lui-même, par sa voix de basse profonde et par son jeu, le mal incarné qui demeure sa philosophie de survie. Les nombreux gros plans sur son visage halluciné, ses yeux clairs féroces et glaçants, sa bouche tordue de haine et la badine en bambou qui prolonge constamment son bras toujours prêt à menacer, diriger et battre, justifient pleinement les ovations du public, seul moment où on le verra ouvertement sourire.
Les registres de ces trois piliers vocaux semblent tous à leur maturité, sensibles et justes, idéalement timbrés et dénués de vibrato. Il en ressort de fait une justesse et une clarté totales au service de la musique géniale de Benjamin Britten, qui redonna son éclat à l'opéra anglais.
Le reste de la distribution navigue entre ces trois accapareurs de scène tout en sachant affirmer sa personnalité.
Dans ce Billy Budd, les seconds rôles falots ou bouche-trou n'existent pas : le novice fragile (Ben Johnson), Squeak (Colin Judson), l'agent obséquieux et perverti de Claggart, le vieux Dansker (Jeremy White), sorte de mascotte de l'équipage, les trois officiers Flint (Matthew Rose), Redburn (Iain Paterson) et Ratcliffe (Darren Jeffery), intermédiaires entre le pouvoir et les marins agissant quasiment comme un chœur antique… Tous réussissent à exprimer une présence véritable aux moments qui leur sont dévolus. Aucune voix ne faiblit, chaque jeu scénique reste crédible.Enfin, la direction de chœur suit le mouvement du livret, parfois très animé (Acte II - 1, avant l'attaque, ou pendant les chansons de marins, Acte I - 3).
Pour parvenir à une telle qualité, il faut dire que rien n'est fait sur le plateau de Glyndebourne pour déstabiliser ni spectateurs ni chanteurs.
La volonté clairement affirmée par le metteur en scène Michael Grandage dans les suppléments d'afficher une authenticité historique longuement travaillée est magnifiée par le décorateur Christopher Oram et l'éclairagiste Paule Constable. La reconstitution fidèle de l'intérieur d'une coque de navire du XVIIIe siècle sur plusieurs niveaux avec plancher incurvé comme dans une soute, retransmet avec finesse l'atmosphère claustrophobe qui prévalait dans les cales des vaisseaux de l'époque. Cette architecture fait volontairement écho à celle de la salle de spectacle de Glyndebourne, elle aussi toute en bois et en forme de navire, laquelle assure un logique prolongement spatial de la scène. La proximité des interprètes et du public se renforce à un point que, nous avoue-t-on, les officiers ont parfois l'impression d'adresser directement leurs ordres aux fauteuils de l'auditoire.
Les lumières appuient et soulignent l’atmosphère du moment, oppressive, toujours violente, un peu chaleureuse, à l'image de la cabine du capitaine, baignée d'une douce couleur orangée filtrant par les fenêtres, ou glaciale, tel ce bleu du petit matin avant l'exécution (Acte II - 3). Parfois, elles peuvent isoler certaines parties du navire pour concentrer notre attention sur un volume, ce qui permet de ne pas baisser le rideau à chaque changement de décor.Grâce à une distribution remarquable en tout point homogène et à une scénarisation de grande qualité, alors que Michael Grandage osait là une première à l'opéra, le tout magnifié par un London Philharmonic toujours aussi professionnel, nous n'hésiterons pas à attribuer une note maximale et le label Tutti Ovation à cette réalisation exempte de défaut.
À noter : L'Acte I est proposé sur le DVD 1 (85'57); l'Acte II, sur le DVD 2 (87'06).
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Nicolas Mesnier-Nature