La Messe en si mineur en concert à Fontfroide (DVD 1, 107'26)
Il n’est jamais anodin d’enregistrer la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach et Jordi Savall aura bien pris son temps pour le (bien) faire, le temps de laisser passer les modes et des polémiques pour mieux tracer son propre chemin dans la sérénité. Passée la querelle des Anciens et des Modernes, pour mieux associer rigueur musicologique et lyrisme. Passée la polémique minimaliste, pour mieux choisir en conscience les effectifs qui conviennent le mieux au discours.
On le sent bien, Jordi Savall est libre. Tout comme se voulait Bach en son temps. N’oublions pas que la Missa fut en elle-même une tentative de libération d’un Kantor de plus en plus à l’étroit dans sa fonction et qui recherchait un environnement plus ouvert, voire plus syncrétique que celui, de plus en plus radical, de Leipzig. Au moyen de cette œuvre, il proposait ainsi ses services à Auguste III, Roi de Pologne, dont la cour possédait deux chapelles, l’une catholique (pour la Pologne) et l’autre protestante (pour la Saxe), qui fonctionnaient en collaboration l’une avec l’autre. De fait, sa Messe aurait pu être jouée aussi bien dans l’une ou l’autre chapelle – et même à Leipzig en des temps plus cléments, lorsqu'il débuta son service au milieu des années 1720.
Fort d’un matériel visiblement œcuménique, le chef bâtit ici un véritable monument, dont la visée est rien moins que la célébration d’une certaine idée de l’humanité, diverse (notamment par les multiples nationalités réunies, allant de la France au Brésil) et unie à la fois. Une vision pacifiée de la transcendance, au-delà de tout parti pris religieux, autour d’une approche empreinte de l’universalité de la joie.
Car c’est le sentiment qu’on ne peut s’empêcher de ressentir à l’écoute de cette messe. En effet, les tempi sont généralement alertes, au risque parfois de ne faire qu’effleurer la dimension orante de cette messe, que ce soit dans l’Agnus Dei, ou plus généralement dans les pièces en stile antico comme le Kyrie II ou le Dona Nobis Pacem. L’agogique des instrumentistes solistes est également d’une liberté inouïe qui leur permet de nous transmettre leur plaisir de jouer cette musique totalement inspirée.
Concernant les solistes, rarement on aura entendu un tel équilibre entre instrumentistes et chanteurs, ces derniers ne tirant jamais la couverture à eux, évitant soigneusement ces sons filés qui finissent en fortissimo pour que tout un chacun admire (ou subisse) leur technique. Non pas. Ici, le maître du contrepoint est respecté et la voix n’est qu’une voix parmi d’autres d’une nature différente, enluminant le dialogue musical d’enchevêtrements suaves jusque-là occultés par les démonstrateurs.
Encore ce choix éclairé du chef pour ses solistes : aucune star marketée, mais bien des artisans passionnés. Observez l’attention des solistes vocaux et vous comprendrez que toute leur énergie est orientée vers l’écoute, l’expression et le partage. D’autant plus que ces solistes se font eux-mêmes chœur (favori) lorsque l’orchestration est plus restreinte. Non pour des raisons de dogme musicologique, mais bien pour des raisons essentiellement musicales, d’équilibre et de clarté vis-à-vis de l’orchestre.
Cela n’empêche en rien les crescendi lyriques, notamment choraux, dès le début de l’œuvre, qui se font écho les uns aux autres, mais toujours pour souligner le contrepoint.
Quand le pragmatisme, l’expérience et l’écoute se mettent au service de la musique et de son créateur, le résultat est totalement convaincant, enthousiasmant, enrichissant et d’une élévation captivante.
Tel est bien le cas ici.
Le Documentaire Jordi Savall, une messe en si à Fontfroide (DVD 2, 51'26)
Ce documentaire est proposé en version française. Quelques interventions en d'autres langues sont sous-titrées en français.
C’est avec une voix off à l’enthousiasme aussi communicatif qu’un documentaire pédagogique de collège que s’ouvre ce film honnêtement réalisé, mais décevant car il s’arrête précisément là où on aimerait qu’il commence.
On reste en effet dans le classicisme le plus complet avec cette (longue) introduction sur l’abbaye de Fontfroide. S’en suit l’habituelle présentation des musiciens, venus des quatre coins du monde, ne nous épargnant aucune louange sur la gentillesse du chef, sa sérénité et la spiritualité de sa vision. Quand bien même le panégyrique est assurément mérité, ce documentaire sonne convenu et finalement de peu d’intérêt tant l’entreprise est déjà suffisamment originale et intéressante pour elle-même, et ne dispose que de quelques pauvres minutes vite expédiées. De l’approche du chef, on ne nous offre qu’une image tronquée, focalisée sur la dimension universelle de cette messe et non sur l’unicité de l’interprétation. Certes, il y a là de la modestie de la part de Jordi Savall, mais aussi, et surtout, de l’incomplétude de la part de la production.
Limitée aussi, mais cette fois plus convaincante parce que plus spontanée, est l’intervention des principaux solistes instrumentaux (sauf le traverso de Marc Hantaï, qui fait cruellement défaut), trompette, timpani, hautbois. Ils nous présentent succinctement mais joliment chacun leur instrument, ses possibilités, ses particularités et nous parlent de la beauté de l’écriture de Johann Sebastian Bach. C’est simple, presque timide, concret et, pour toutes ces raisons, profondément touchant.
Mais, "c’est un peu court, jeune homme. On pouvait dire, ô Dieu, bien des choses en somme. Par exemple, tenez…"
Au lieu de tant parler des origines du lieu d’enregistrement, on aurait pu développer sur les origines complexes de la Messe en si, en puisant dans d’anciennes cantates et dans la vie d’un Kantor en quête d’une nouvelle spiritualité dont cette messe est l’expression ultime. Une thèse de 2000 sur la question avait même parlé d’ "utopie liturgique". Cela nous aurait sans doute évité un texte d’accompagnement du livret (au demeurant visuellement magnifique) qui mêle inexactitudes (l’auteur parle d’une vie fixée sur le plan professionnel et personnel en 1733, alors que la Missa est clairement un nouveau départ !) et analyses à bâton rompu sur l’harmonie à une accumulation d’évidences sur l’orchestration.
Côté interprètes, quand on a la chance de pouvoir capter l’intimité mystérieuse des répétitions (en italien !) des chœurs et de l’orchestre, on pourrait demander au chef comment il a construit cet équilibre magique entre solistes instrumentaux et solistes vocaux. On pourrait parler avec lui de son choix de faire appel tantôt à un petit chœur (le "favori"), tantôt au grand chœur, dans les grands mouvements choraux, se situant de fait non pas dans la veine d’un Rifkin, initiateur extrême de cette tendance, mais plutôt d’un Jacobs, qui a su lui donner un équilibre, une légitimité et un sens. On se contentera pour cela de l’introduction de Savall présente dans le livret. On aurait pu parler de son approche des tempi, de l’acoustique, et de maints aspects encore, qui auraient pu faire de ce documentaire autre chose qu’un souvenir partiel au contenu superficiel. Surtout avec des musiciens de cette trempe !
Enregistrement de La Messe en si mineur (2 SACD hybrides, 50'59 + 51'29)
Privée de l’image, l’expérience est ici purement musicale, voire chirurgicale, et ne souffre aucun compromis. Quelques petits soubresauts choraux sautent ainsi plus particulièrement à l’oreille ici ou là dans les grandes fugues conclusives, mais on retrouve bien le même équilibre qu’on avait apprécié au DVD. Et c’est bien la force de cette interprétation de Jordi Savall, qui parvient à toucher en dépassant le média, et qui confirme l’indéniable réussite de ce projet.À noter :
• Ces SACD hybrides sont compatibles avec tous les lecteurs de CD.
Pour bénéficier des pistes multicanales et stéréo encodées en DSD, il faut utiliser un lecteur SACD.
• Cette très belle réalisation éditoriale se présente sous la forme d'un livre relié abritant les quatre disques (2 DVD et 2 SACD Hybrides) encartés sur des feuillets renforcés, et un livret de commentaires soigneusement illustrés en français, anglais, castillan, catalan, allemand et italien de 91 pages imprimées sur papier couché brillant du plus bel effet.
Le DVD 1 propose la Messe en si mineur BWV 232 de Bach enregistrée à l'Abbaye de Fontfroide le 19 juillet 2011, et le DVD 2 est consacré au documentaire Jordi Savall, une messe en si à Fontfroide. Le SACD 1 propose la première partie de la Messe en si mineur, et le SACD 2, la deuxième.
Jérémie Noyer