Lorsqu'en mars 2014, nous étions à la Philharmonie de Berlin pour assister à une nouvelle exécution de La Passion selon Saint Jean, nous étions loin de nous douter de ce que l'imagination de Peter Sellars sur le chef-d'œuvre de Bach allait produire : trois heures plus tard, devant un public en larmes au moment des saluts, des choristes ne parvenaient pas à se quitter et s'étreignaient longuement, ne pouvant se résoudre à gagner les coulisses. Cette Saint Jean constituait en réalité le second volet d'une aventure initiée en 2010 avec La Passion Saint Mathieu déjà confiée à la même équipe. Grâce au label Berliner Philharmoniker, l'occasion nous est heureusement donnée d'accéder à la captation de cette formidable production, véritable Sixtine musicale !
Depuis leur résurrection par Mendelssohn, le soleil aveuglant des Passions de Bach domine toute l'Histoire de la Musique. Bach n'a jamais composé d'opéra mais, dans le sillage des Passions selon Brockes de Telemann et de Keiser, il composa les siennes comme des opéras taisant leur nom. Partant de ce constat, il apparaît aujourd'hui logique de compléter par l'image de la scène la puissance des images mentales qu'elles font naître dans l'âme de l'auditeur et de, peut-être, réaliser le secret rêve lyrique du compositeur.
"Ce n'est pas du théâtre. C'est une prière, c'est une méditation". Tels sont les mots adressés par Peter Sellars à l'auditeur peut-être inquiet de se voir cette fois transformé en spectateur. Celui qui fut considéré comme un trublion dans le monde si prude de l'Opéra, avec sa trilogie Mozart qui le fit mondialement connaître, ne parle pas non plus de "mise en scène" mais de "ritualisation". Ce fut une démarche similaire qui caractérisa le magnifique Tristan et Isolde qu'il imagina avec Bill Viola pour l'Opéra de Paris. Alors, assagi, Peter Sellars ? Que non ! Son art nous paraît au contraire plus fort encore, et cette Passion selon Saint Matthieu de 1727 possède, en 2014, l'éclat d'une évidence. On connaît peu de réussites dans le domaine des oratorios portés à la scène. Le bouleversant Messie dû à Claus Guth constitue l'exception la plus spectaculaire d'une démarche où l'imagerie sulpicienne est le plus souvent en embuscade. Mais la grandiose Passion selon Saint Matthieu de Sellars et Rattle évite de même fort heureusement, et avec d'autres moyens, cet écueil. Gageons que son éclat arrachera des larmes au spectateur le plus consumériste.
Pas de décor, juste des corps. Juste des cubes de bois blond, comme des stèles. Un parallélépipède couché sera appui et sépulcre. En surplomb, une simple ampoule, dont la lumière brillera un court instant après le noir final. C'est tout, et pourtant ce monde transfigure la mythique salle qui nous accueille. Peter Sellars dit avoir été inspiré par l'enceinte si particulière de la Philharmonie de Berlin où les spectateurs forment avec bienveillance le cocon de la scène qu'ils entourent. Les deux chœurs et deux orchestres voulus par Bach pour sa Passion la plus spectaculaire y sont aussi visibles que lisibles. Sellars a même voulu disposer des spectateurs entre les deux. Instrumentistes et choristes sont de noir vêtus. Chacun s'installe en silence… On ne distingue même pas Sir Simon gagner sa place, devenu simple quidam du "rituel" qui s'annonce. Le chœur délaisse le tombeau puis se disperse peu à peu dans la plus grande intériorité sur "Kommt, ihr Töchter…". Rattle, d'une expressivité extrêmement photogénique lance le chœur d'enfants. Impossible de rester de bois. Les frissons se mêlent déjà aux larmes naissantes. Sellars et Rattle vont nous faire vivre 3h30 durant la Passion immémoriale de cet homme qui pourrait être chacun de nous. Un voyage d'une densité émotionnelle inouïe, obtenue de surcroît avec les moyens les plus simples. Chez les choristes, sobres levers/assis, entrées fuguées visualisées, minimaliste utilisation des mains (elles seront davantage utilisées, et avec une vraie virtuosité, dans la Saint Jean), mais concentration extrême sur le drame qui se joue, et rares mais intenses interrelations avec les solistes.
Ces chanteurs solistes, quant à eux, sont extrêmement sollicités. En tout premier lieu, celui dont Sellars fait le personnage principal nous impressionne au-delà des mots : l'Évangéliste de Mark Padmore. Ayant dominé depuis longtemps l'ambitus périlleux de la partition, le ténor anglais joue devant nous le rôle de sa vie. Le timbre, d'une abyssale intériorité et d'une spectaculaire puissance, est tour à tour passionné, éteint ou lyrique dans sa pesée de chaque mot. À l'opposé de la traditionnelle posture de récitant qui est son habituel lot, l'Évangéliste de Sellars sera aussi le Christ. Alors que ce dernier ne quittera pas les hauteurs de la salle où le metteur en scène l'a juché, Padmore aura pour lui toute la scène : il l'arpentera, chutera ou s'y couchera. On l'étreindra, on lui caressera le visage, le dos, le torse. Il subira aussi le très long baiser de Judas… Saluons l'audace magnifique de ce moment préparé par le suspense tranquille du traître qui traversera avec lenteur tout l'espace pour fondre sur sa proie ! Après cela, impossible pour Mark Padmore de chanter comme si de rien n'était.
On s'étreint, on se caresse beaucoup dans ce "rituel" où l'humain a toujours la première place. À Berlin, ville où l'histoire la plus noire des hommes s'invite à chaque carrefour, c'est une magnifique idée que cet humanisme résolu et qui n'a pas honte d'enfoncer le clou de son optimisme fraternel. Le moment le plus bouleversant de ce spectacle qui n'est fait que de sommets émotionnels, est certainement celui où, à la reprise piano de "O Haupt von Blut und Wunden", en prononçant "son beau visage", celui de Padmore se relève vers les hauteurs et ne peut refréner l'irruption subite de ses propres larmes, entraînant le spectateur dans la même implication. Aucun soupçon de mièvrerie ne peut être formulé dans cette scène, car il s'agit au contraire de l'expression de l'investissement total du chanteur dans la conception inspirée du metteur en scène…
Le contralto chaleureux de Magdalena Kozena investit de façon tout aussi mémorable les nombreuses interventions de celle que Sellars a imaginée en Marie-Madeleine. La voix, jamais en danger, se consume au contraire d'émotion accrue par une conception scénique audacieuse, très mobile : tournoiements, et même soudaine gestique expressionniste osée sur la réconciliatrice aria "Sehet Jesus hat die Hand".
Le timbre très pur de la soprano Camilla Tilling, enceinte - dans la Saint Jean, ironie du sort, ce sera au tour de Magdalena Kozena - , chargée d'incarner plus sobrement Marie de Magdala, fait l'effet d'un baume.
Le legato de miel de Thomas Quasthoff agit de même. Les mots manquent pour dire l'impact émotionnel de son premier air "Gerne will ich mich bequemen", chanté joue contre joue avec Mark Padmore. La scène, à l'instar de toutes celles du spectacle, dit assez l'écoute que nourrit Sellars envers ses frères humains.
Complètent cette distribution de voix de très grande classe Topi Lehtipuu, en excellente forme, et Christian Gerhaher, lequel nous touche au moyen d'une voix très blanche, presque atone, par les sobres interventions immobiles de Jesus : effet de distanciation voulu en parfait accord avec l'homme brisé qu'il incarne.
Il convient de saluer la sensationnelle prestation du Chœur de la Radio de Berlin formidablement préparé par Simon Halsey. La gigantesque partition est chantée par cœur par la plupart des choristes. Véhémence, ineffables pianissimi et écoute rare, soit une manière de société idéale où chacun écoute chacun. On comprend que, quatre ans plus tard, pour la Saint Jean à laquelle nous assistions, ni les uns ni les autres, éperdus de bonheur, ne voudront quitter la scène. Peu de spectacles génèrent une telle empathie..
Si Bach utilisait la voix humaine comme un instrument, Sellars utilise ici a contrario l'instrument comme un être humain. Tous les musiciens interviennent debout lorsqu'ils ont un solo. Le metteur en scène fait ainsi dialoguer Magdalena Kozena avec le violon solo sur le sublime "Erbarme dich, mein Gott", et elle termine sa trajectoire aux pieds de celui-ci. De même, Topi Lehtipuu converse à genoux avec la viole de gambe de la si photogénique Hille Perl, et Camilla Tilling avec la flûte sidérale d'Emmanuel Pahud. Le dialogue véhément en plan très serré de Thomas Quasthoff avec le violon solo sur "Ich will bei meinem Jesus waschen" sous le regard de Simon Rattle renforce le pouvoir de cette conception qui part de la musique et toujours y revient. Dans d'autres versions, ces quelque 3h30 de Passion, ont été des tunnels dont il tardait de voir la sortie, mais elles fourmillent ici d'une vie dont on redoute le terme. Le très long silence final, habité des regards des choristes porté sur les spectateurs qui n'en mènent pas large, clôt à regret cette expérience rare.
Dans cette Philharmonie dont on pensait qu'elle serait hantée à jamais par le fantôme tutélaire de Karajan, Rattle s'impose à l'évidence. Sa présence rayonnante fait jeu égal avec le metteur en scène. Foin des batailles d'ego pour ces deux magnifiques hommes ! On est très loin aussi de l'éternelle question de l'interprétation : baroque ou non ? Ici, une viole de gambe et deux luths se sont glissés dans l'effectif réduit de la mythique phalange. Le continuo captive sans cesse. Les tempi sont aussi passionnés que passionnants. Semblant tenir littéralement la partition dans ses mains, et transfiguré par elle, irradiant de bonté sous l'auréole de sa chevelure de cendre, Simon Rattle souffle le feu, l'élégie et la musicalité confondante, sans négliger le recueillement des silences. Les récitatifs de l'Évangéliste sont lus avec la même attention qu'Haneke pour son Cosi fan tutte. Enfin, saluons l'humilité de ce chef qui, parfois, abandonne la direction pour mieux écouter ses merveilleux musiciens. Magnifique !
Parfaitement filmée par les réalisateurs Daniel Finkernagel et Alexander Lück, cette Passion selon Saint Matthieu est une parution majeure. En notre époque bien trouble, cette entreprise d'une exceptionnelle hauteur de vue dans sa volonté parfaitement assumée de redessiner les contours de l'Humanité, apparaît comme un cadeau du ciel. C'est un spectacle dont il est impossible de sortir indemne. Frissons assurés. Ceux qui en ont fait l'expérience projettent déjà de la réitérer. Oui, Sixtine musicale, et Tutti Ovation !
À noter : Un beau coffret renferme les 2 DVD (78'30 et 116’22) et un Blu-ray (194’55) dotés du même contenu éditorial, au côté d’un livret en couleurs avec textes en allemand et en anglais illustrés de photos de la production et des répétitions. Malheureusement, cette édition soignée fait l’impasse sur le français !.
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Jean-Luc Clairet