Depuis la fin malheureusement trop discrète de l’intégrale des cantates de Bach par Ton Koopman, l’actualité discographique du Kantor donnait l’impression d’un électroencéphalogramme désespérément plat. Jusqu’à cette année, où les vétérans parmi les baroqueux semblent venir réveiller une jeunesse en perte d’imagination pour lui réapprendre les bases et lui montrer que les anciens n’ont toujours rien perdu de leur verdeur. Pour preuve, la magnifique Messe en si de Jordi Savall que Tutti-magazine chroniquait il y a peu dans ces colonnes, et la présente Saint Mathieu, qui vient secouer le cocotier du conformisme et de la routine de manière aussi radicale que l’intégrale Harnoncourt-Leonhardt en son temps ! En effet, avant de se lancer dans la polychoralité, il eût fallu se poser la question de la disposition de l’église Saint Thomas au temps de Bach comme on a pu le faire pour la Basilique Saint Marc, ce qui ne fut chose faite qu’en 1999 par le musicologue Konrad Künster.
Fini les effets "ping-pong" gauche-droite. Tout est maintenant question de profondeur, en fonction de la disposition des deux orgues de Saint Thomas, le grand-orgue trônant du haut de la tribune ouest et le petit, en "nid d’hirondelle", perché en face sur l’arc triomphal traversant la nef.
Fini également les débats stériles sur les effectifs "bachiens" et les versions minimalistes à la Joshua Rifkin. De la taille des tribunes il est maintenant aisé de déduire celle des chœurs, démontrant que les choses ne sont pas aussi figées qu’on voulait le croire, avec la possibilité d’avoir un chœur important, fidèle au mémorandum de Bach, et en même temps un chœur de solistes.
Enfin, face à ces querelles de clochers dont la stérilité est désormais démontrée, René Jacobs impose un autre argument, tout aussi pragmatique que réaliste : l’absence de falsettistes.
On ne refera pas le passé ! En revanche, c’est bon sens que de s’en inspirer, compte tenu des moyens que nous avons aujourd’hui.
Témoin cette version de la Passion selon Saint Matthieu qui n’a rien d’une reconstitution, mais ne peine pas davantage à convaincre parce qu’elle garde les pieds sur terre, tout en regardant vers les cieux. Dans la mesure où il n’était pas possible de chanter dans une église comparable à la Saint Thomas de 1736, le choix a été fait de compter sur les capacités techniques des studios d’enregistrement contemporains pour essayer de donner une idée de ce dialogue d’un nouveau genre entre les chœurs de la Saint Mathieu.
Les SACD – La Passion selon Saint Matthieu
Un enregistrement, c’est un point de vue. Et cela est encore plus vrai pour cette version de la Passion selon Saint Mathieu. On pourrait en effet discourir des heures sur l’authenticité de la disposition choisie par René Jacobs et la reconstitution opérée par le studio Teldex, mais ce serait oublier que toute l’argumentation développée par le livret et le DVD de ce coffret ne saurait être que la présentation d’une situation idéale. Considérant la taille de l’église Saint Thomas, sa capacité, la disposition des bancs, etc., on imagine bien que les rapports idéaux imaginés entre le chœur 1 et celui de la tribune en nid d’hirondelle ne sont que théorie car aucun des fidèles présents en ce vendredi saint de 1736 n’a bénéficié de la même image sonore. Tout dépendait de la place où chacun était assis ce jour-là. Celui qui se trouvait sous le petit orgue entendait principalement le petit chœur, et donc plus que le grand chœur placé plusieurs dizaines de mètres en arrière. À l'inverse, le dialogue avec le chœur favori devait être moins perceptible quand on se trouvait sous la tribune principale. Sans parler des problèmes de direction pour équilibrer tout cela !
Le présent enregistrement ne peut donc être qu’une tentative pour trouver un nouvel équilibre entre les deux chœurs, équilibre possiblement très mouvant et ouvert à de nouvelles et multiples interprétations que l’on n’attend que plus ardemment !La question est donc de savoir si cette tentative est convaincante, tant du point de vue purement sonore, que musical et bien entendu symbolique.
La réponse est globalement positive, et le dialogue entre les chœurs n’en est que vivifié dès les premières réponses du chœur d’ouverture. Les seules limites surviennent lors de certains chœurs dans lesquels le dialogue est plus rapide, comme celui de l’orage de la fin de la première partie - "Sind Blitze, sind Donner…" -, où le côté cinglant des éclairs est clairement amoindri par l’éloignement du chœur 2 et nuit à l’unité du discours. Mais ce ne sont que quelques exemples épars qui n’altèrent en rien le bien fondé de ce projet. Au contraire, ils renforcent cette idée de point de vue, comme si, grâce à la prise de son multicanale des SACD, nous étions un fidèle parmi d’autres en un endroit donné de l’église. Libre à nous, une autre fois, de choisir une autre place, sous l’égide d’autres interprètes.Mais, pour l’heure, malgré ces quelques réserves, le plaisir sonore et le relief musical sont définitivement au rendez-vous, et pas pour le simple plaisir des sens, mais bien pour apporter au texte biblique et aux méditations de Picander un relief qu’on ne leur connaissait pas. En cela, cet enregistrement est une véritable redécouverte. René Jacobs parle de façon extensive de la personnalité de ces chœurs, avec le chœur 1, plus dévolu à la réalité du texte biblique, plus "objectif", et le chœur 2, sans doute plus humain, se heurtant parfois avec incompréhension à la violence de la Passion, et la commentant dans la distance sans jamais prendre le pas sur elle. Infinie modestie de l’homme-Bach qui sait où est sa place dans le cosmos et nous la fait comprendre en nous la faisant proprement sentir, dans une approche esthétique et sensualiste toute baroque. Qui peut encore parler de froideur pour la musique de Bach ? D’autant plus devant ces récitatifs enflammés par René Jacobs, véritablement opératiques, à la brutalité jusque-là inégalée, qui nous transportent, nous secouent et nous interpellent à chaque instant, au détour d’un continuo protéiforme où le luth le dispute à l’orgue et au clavecin. Ici, la tribune devient fosse ! Jamais Passion fut aussi dramatique, et on imagine alors ce qu’on put ressentir les autorités religieuses de l’époque qui reprochaient à Bach sont excessive théâtralité dans l’expression des choses de l’âme.
Ceci n’exclut pas pour autant une certaine profondeur, notamment dans l’air "Komm süsses Kreuz", que René Jacobs a choisi de nous livrer dans ses deux versions originales, avec viole de gambe obligée et luth obligé (à vous de choisir la plage que vous souhaitez). Ce nouveau trait d’originalité passerait presque inaperçu face à l’innovation chorale, et pourtant il est tout aussi essentiel dans le développement du discours de cette Passion décidément bien inhabituelle.Maintenant, que dire des musiciens rassemblés ici par René Jacobs ? Côté orchestre, même s’il est un habitué des projets du chef, l’ensemble Akademie für alte Musik suprend dans le répertoire sacré, mais la netteté et la précision des attaques, les timbres acerbes et la virtuosité étourdissante de ses membres suffisent à remporter nos suffrages. Côté solistes, si le Christ de Johannes Weissner, irréprochable techniquement, manque cependant quelque peu de stature (peut être pour le rendre plus humain, mais décidément pas divin), le reste de la distribution est impressionnant. Entre l’Évangéliste désarmant de sensibilité et d’engagement, aux aigus idéalement précis et incisifs de Werner Güra et les voix profondément touchantes de Bernarda Fink et Sunhae Im, l’émotion et l’excellence sont présentes à chaque instant. Le ténor II Christian Mücke est peut-être en léger retrait par rapport à ses confrères, mais l’ensemble est cohérent, et impliqué jusque dans les moindres détails. Quelle présence, quel souffle. Exemplaires !
Ne manquerait que l’authentique dévotion d’un Leonhardt pour faire de cette version un absolu. Mais on se "contentera" d’un éblouissement réel que de multiples réécoutes n’ont fait que renforcer en nous.
Un événement !
À noter : Le SACD 1 (première partie) est composé de 29 pistes (78'53) ; le SACD 2 (deuxième partie) est composé de 33 pistes (80'12).
Ces SACD hybrides sont compatibles avec tous les lecteurs de CD. Pour bénéficier des pistes multicanales et stéréo encodées en DSD, il faut utiliser un lecteur SACD.
Le DVD – Rediscovering The Saint Matthew Passion
C’est tout l’objet du documentaire Rediscovering The Saint Matthew Passion proposé sur DVD que de se présenter comme un souvenir, mais également de proposer une argumentation en faveur de l’approche qui a été choisie, grâce au concours notable du chef, mais également des différents interprètes, et ce avec beaucoup d’honnêteté. On y apprend par exemple qu’il ne fut pas aisé pour un orchestre "démocratique" comme l’Akademie für Alte Musik Berlin, qui a l’habitude de travailler sans chef, de se faire diriger et imposer certains gestes musicaux par René Jacobs. Mais cette discussion existe aussi dans d’autres ensembles comme la Chapelle Royale et n’altère en rien la cohésion de la vision. Au contraire, elle permet de susciter l’adhésion par sa collégialité.
La démonstration du bien fondé du dispositif se fait également par l’infographie qui aide sans démonstrativité inutile à l’élaboration du propos, en totale complémentarité avec les explications du chef.
On sera néanmoins surpris de la relative apathie de René Jacobs lors des interviews filmées, et de la conservation de "couacs"comme lorsqu’il parle trop près du micro. Mais ce léger travers est compensé par la spontanéité et un montage dans lequel pas un moment n’est gâché au profit d'une vide promotion. Tout n’est que contenu, et pas seulement en termes de musicologie. Les interviews des interprètes apportent également une humanité toute bienvenue à ce programme, à commencer par les larmes de Bernarda Fink qui en disent long sur l’engagement et l’authenticité de la démarche des musiciens.
Le tout est certes un peu redondant avec le livret inclus dans le coffret, mais la richesse des documents est telle qu’elle les rend malgré tout très complémentaires et ne peut que nous faire recommander ce documentaire finalement trop court tant, malgré son érudition évidente, il se laisse regarder avec grand plaisir, sans la moindre prétention. Cela en fait la véritable valeur.
À noter : Les témoignages exprimés dans ce film sont sous-titrés en français, anglais et allemands en fonction de la langue des intervenants.Concluons en saluant le soin déployé par Harmonia Mundi pour la présentation de ces disques : Un élégant coffret abrite le DVD et 2 SACD, au côté d'un conséquent livret informatif et illustré de 174 pages imprimées sur papier luxueux qui propose de riches informations et le texte intégral de l'œuvre.
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Jean-Claude Lanot