Après son avènement fracassant dans l'univers lyrique en 1989 au moyen de sa Trilogie Mozart/Da Ponte, Peter Sellars aurait pu se contenter d'aligner les mises en scène iconoclastes dignes du trublion qu'une partie de la critique voyait alors en lui quelque peu hâtivement. Après un Don Giovanni dans le Bronx, un Figaro à New York et Fiordiligi au Despina's Bar, on aurait pu s'attendre aux aventures de Wotan à Harlem ou à celles de Didon dans le New Jersey de Springsteen… Mais il n'en a rien été car, passés un Giulio Cesare au Moyen orient, une Theodora dans le couloir de la mort et un Nixon in China façon reportage de Paris Match, Sellars a, assez rapidement, conduit le monde de l'Opéra dans une autre dimension, compositeurs compris puisque le compassionnel The Death of Klinghofer de John Adams apparaissait déjà comme une Passion en puissance. Son tout récent diptyque Iolanta/Perséphone à Madrid, présenté au dernier Festival d'Aix et, chuchote-t-on, son dernier-né The Indian Queen, témoignent de cette évolution sans ticket retour.
Prenant conscience de l'Opéra comme miroir de ce monde dont il est un des plus grands arpenteurs, Sellars a peu à peu fait de chacune de ses mises en scène une cérémonie initiatique. Parlant de son travail sur La Passion selon Saint Matthieu, il déclare : "Ce n'est pas du théâtre. C'est une prière, c'est une méditation". Le programme de la Philharmonie de Berlin où nous eûmes la chance d'assister à la bouleversante Saint Jean dont il est question ici osait même le terme "ritualisation".Lorsque Simon Rattle et Peter Sellars firent part de leur projet scénique autour de la Saint Matthieu, on imagine aisément les peurs et réticences diverses émanant des musiciens conviés à participer à l'événement annoncé. Le succès phénoménal obtenu, tant au plan musical qu'émotionnel et immortalisé en vidéo, conduisit dès lors logiquement les deux complices à appliquer la même formule à la Saint Jean. Formule, certes, mais sans aucune redite et cette Saint Jean arracha des larmes à tous, public et interprètes confondus.
Bien qu'amateur des opéras de son temps, et bien que certaines de ses cantates (Des Paysans, du Mariage) flirtèrent avec le genre, Bach ne franchit jamais le pas de l'opéra. Pas qu'il est coutumier de franchir aujourd'hui en considérant ses Passions comme tel. De leur dramatisme intense - surtout celui de la Saint Jean - au déroulé implacable du scénario le plus célèbre du Monde, tout appelle la scène. Mais plutôt que la scène surchargée de kitsch de quelques tentatives de naguère, telle celle de Pierre Luigi Pizzi au TCE en 1985, l'approche de Peter Sellars nous semble la plus à même de dialoguer avec la hauteur de pensée des deux œuvres.
À Aix, cette année, au cours d'un entretien dans la cour du presbytère, Sellars explique que l'aboutissement actuel de ses Passions de Bach remonte à 25 ans, lorsqu’avec la très regrettée Lorraine Hunt, qui fut son Elvira des débuts, ils faisaient entendre les Cantates du Cantor dans des églises fréquentées par des déclassés de toutes sortes. Là, auprès de SDF et d'humains en très grande détresse, il apprit la compassion en même temps que l'écho consolateur des notes de Bach. Là prit naissance ce qui est devenu sa très belle profession de foi : "Les êtres humains sont très intéressants et quand on s'intéresse à eux, ils deviennent encore plus intéressants". C'est là encore que débuta son parcours vers un style qui réunit aujourd'hui les mélomanes les plus blasés aux néophytes. Néophytes qui, dans les années quatre-vingt, auraient pu être écrasés dans cette même Philharmonie par les exécutions ronflantes du chef-d'œuvre de Bach.
La Passion selon Saint Jean, composée en 1724 pour l'office et non le théâtre, est plus radicale que la Saint Matthieu de 1727. Le travail de Peter Sellars le sera donc aussi. La simple ampoule de 2010 fait place en 2014 à un projecteur vertical. Exit les modules de bois blond de la Saint Matthieu : pas de décor ici. Ni costumes - noir ad libitum pour tous - ni partition ! Dans la Saint Matthieu, on pouvait apercevoir quelques rares choristes tricher avec le concept mais cette fois la confiance totale dont bénéficie le metteur en scène autorise ce dernier à pousser plus loin encore sa recherche d'une vérité intérieure détachée de toute contingence. Si les instrumentistes, bénéficiant d'un temps moindre de répétition, gardent leur pupitre, les choristes du merveilleux Rundfunkchor Berlin chantent par cœur dans tous les sens du terme la redoutable partition. Or c’est totalement bouleversant, et l'on n'en finit pas de vouloir repérer chaque individu, de scruter l'investissement personnel face à la proposition risquée du metteur en scène. Chacun en sort grandi, bien sûr, et l'on se situe, ainsi que Sellars a dû le rêver, au plus près de l'humain.
Le "Herr, unser Herrscher" initial commencé couché, est soufflant d'émotion. Le bras implore vers le ciel, les mains se mettent en mouvement ! Frissons assurés. Le moment le plus spectaculaire à cet égard est très certainement le "Lasset uns den nicht zerteilen" survolté. Toutes les entrées fuguées sont visibles, ce qui nous permet de littéralement voir la musique se fabriquer. Ce traitement n'est bien sûr pas appliqué sur tous les morceaux, ce qui ne manquerait pas de lasser. Sellars opère un dosage subtil entre déchaînements physiques et recueillements empathiques intenses : ainsi une simple volte-face (plus d'un passage est chanté dos au chef) signifie davantage qu'une agitation stérile. Notons que, sur le très redouté "Eilt, ihr angefocht'nen Seelen", cauchemar des chefs autant que des interprètes, les choristes s'égaillent dans tous les recoins de l'immense Philharmonie, envoyant les périlleux "Wohin ?" depuis le public, impliqué de la sorte dans cette montée au Golgotha. Signalons que la captation ne montre pas qu'à cet instant de haute voltige musicale, Rattle est secondé par un assistant qui, du parterre, ne s'occupe que desdits "Wohin".
L'on est heureux de retrouver, tout en haut de la distribution, l'Évangéliste supra-humain de Mark Padmore. À Aix, Sellars loua longuement les qualités de cet interprète de rêve qui pleurait de vraies larmes dans la Saint Matthieu. Ses regards, ici, nous hanteront longtemps. Mark Padmore, au plus près du texte comme de l'écriture musicale, tient là très certainement le rôle de sa vie. La ligne aiguë de son chant sur le fil d'une émotion de la plus haute empathie nous venge de bien des interprétations passées où ce chemin de croix vocal pouvait devenir celui de l'auditeur.
La beauté sobrement émue du timbre de Christian Gerhaher rend justice aux bouleversements intérieurs des "lâches" de l'histoire, Pierre et Pilate. En vidéo comme au concert, on retrouve, dans la partie de ténor, les limites vocales du timbre un peu trop nasal de Topi Lehtipuu. Mais la noblesse de son engagement lui permet de s'intégrer parfaitement à l'entreprise.
On n'avait jamais réalisé à ce point combien la Saint Jean est une affaire d'hommes. C'est certainement pour cette raison que la violence y est plus manifeste que dans la Saint Matthieu. Sellars fait des rares interventions féminines de véritables apparitions. L'on gardera longtemps en mémoire celle d'une Magdalena Kozena toute de consolation qui, dans son premier air, enlace jusqu'au désespoir de l'impuissance le corps qui va être supplicié. Inoubliable, de même, le beau soprano éploré de Camilla Tilling sur l'ineffable et comme en apesanteur "Zerfliesse, mein Herze", chanté sur-le-champ d'après la bataille, où elle erre parmi les corps couchés des choristes.
Signalons encore le choix magnifique de Roderick Williams en Jésus vu par Sellars comme le symbole de tous les suppliciés de la Terre. Plus l'action avance, plus son chant s'amenuise. Ainsi le chuchotement des dernières paroles de Jésus est-il recueilli par l'Évangéliste obligé de se pencher jusqu'à terre pour le percevoir. Magnifique idée qui dit bien la vérité des derniers instants d'un corps torturé.
Quant à l'indispensable soutien orchestral, il est porté à bout de bras par un Simon Rattle poursuivant ici la tradition berlinoise des Passions de Bach initiée dès la naissance des Berliner Philharmoniker en 1883. Karajan, puis Abbado, avaient initié la voie. Rattle, lui, utilise l'imposant ensemble dégraissé à une poignée de cordes traditionnelles sans vibrato, dialoguant avec un continuo baroque où chante le théorbe et où le tranchant du violoncelle captive constamment, comme dans le très impressionnant arioso de Pilate "Betrachte, meine Seele".
L'attention portée aux cordes graves juste avant l'entrée du chœur dans le No. 1 est très prenante, annonciatrice d'une interprétation haletante. On a dit combien Sellars hisse l'opéra dans un monde plus élevé. À l'évidence, Simon Rattle, littéralement en lévitation, intègre dorénavant ce même univers. Cette attitude du chef de la Philharmonie était déjà perceptible dans la très belle Flûte enchantée qu'il montait simultanément avec Robert Carsen. Cet opéra, et plus encore ces deux Passions, resteront très certainement comme les plus belles traces du passage de Simon Rattle à Berlin.
Aucun applaudissement pressé ne viendra interrompre le bouleversant cérémonial à l'issue duquel Peter Sellars n'en finira pas de s'agenouiller devant ses interprètes. Hélas, pourtant très généreux quant au temps accordé à l'interminable ovation qui accueillit ce moment exemplaire et inoubliable au terme duquel chacun avait la gorge serrée, la captation s'achève avant le moment étonnant dont nous pouvons témoigner pour l'avoir vécu : alors que chef, metteur en scène et solistes ont quitté enfin le plateau, le public se dirige vers la sortie alors que le Chœur demeure sur la scène, comme s'il ne parvenait pas à quitter les lieux. Le spectateur assis dans son fauteuil de la Philharmonie pouvait alors s'émouvoir encore en voyant chacun des choristes étreindre longuement sa ou son collègue et, probablement laisser couler les larmes consécutives au travail accompli. Y eut-il plus beau cadeau fait à un chœur que celui de Peter Sellars au Rundfunkchor Berlin ?
Que l'on soit croyant, athée ou agnostique, cette captation, comme celle de la Saint Matthieu, nous conduit au plus profond de notre condition humaine. Voilà une des plus belles parutions récentes, une de celles que l'on a envie de voir et revoir, de montrer ou d'offrir à tous ses amis et, peut-être même - ce qui ravirait Sellars - à ses ennemis !
À noter : Un luxueux coffret renferme les 2 DVD (40’ et 95’20) et le Blu-ray (135') dotés du même contenu éditorial, au côté d’un luxueux livret de 54 pages couleurs avec textes en allemand et en anglais illustrés de photos de la production et des répétitions. Malheureusement, cette remarquable édition fait l’impasse sur le français ! On trouve également dans ce coffret un bon pour un essai de 7 jours de la plate-forme numérique du Berliner Philharmoniker.
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Jean-Luc Clairet