Un concert est une expérience fugitive : une fois jouée une note s’évanouit dans l’éther et devient un souvenir. Toutefois, il y a des interprétations qui, plus que d’autres, marquent les mémoires et deviennent même historiques.
Il en est ainsi de l’interprétation donnée en 1829 par Mendelssohn de La Passion selon Saint Mathieu de Bach. Si l’on en croit les comptes rendus de l’époque, cette restitution fut non seulement grandiose mais la spiritualité exprimée a conduit à considérer Bach comme le "Père de la Musique". Elle a aussi marqué le point de départ de l’émergence du "Bach-Forschung", avec le succès que nous connaissons maintenant au travers du Neue Bachgesellschaft.
La reprise d’Atys en 1987 s'inscrit dans cette catégorie. Non seulement particulièrement obsédante et élégante, elle a institué de nouvelles normes en ce qui concerne l’interprétation de la musique baroque française. Atys a ainsi rendu possible la "renaissance" du répertoire baroque français tout entier, tant d’un point de vue pratique que musicologique, avec l’ouverture du Centre de Musique Baroque de Versailles qui s’en est suivie.
Il se trouve que l’homme d’affaires et philanthrope Ronald P. Stanton avait assisté à une représentation de cet Atys, et que sa mémoire a conservé une trace extrêmement vive de cet événement. Ce fut ainsi que, évoquant ce souvenir lors d’un dîner, il se prit à regretter qu’il ne lui serait plus jamais donné d’assister à une représentation de cet opéra. Il prit alors la décision de remonter l’œuvre lui-même, de la manière aussi proche que possible de la reprise de 1987, et ce avec l’aide de la Brooklyn Academy of Music, de l’Opera Comique, du Théâtre de Caen, de l’Opéra National de Bordeaux et des Arts Florissants.
Nous savons qu’une reprise est toujours un pari, mais qu’en est-il de cette reprise d’une reprise ?
Sous tous les aspects, ce pari en valait la peine car la magie et l’excitation se retrouvent intactes. Les décors de Jean-Marie Villégier évoquent toujours l'époque où courtisans et nobles incarnaient des Dieux sur scène - et peut-être même croyaient l’être ! – particulièrement dans le Prologue. Baroque est l’environnement mais pas tant que l’approche qui fait un usage judicieux, voire parcimonieux, des accessoires.
La chorégraphie reprend la création charmante de la regrettée Francine Lancelot et pourrait se montrer un peu plus musicale, mais le sentiment général qu'inspire cette "tragédie lyrique" est d’assister à une production parfaitement maîtrisée qui a reçu l’onction d’un réel amour du matériau de base. Cela se sent particulièrement dans la musique, bien sûr. Mais il est évident que la technique a fait des progrès depuis 1987. Les Tempi ont changé, la diction du français est plus naturelle, les récitatifs tirent avantage d’un continuo merveilleusement coloré et expressif et les jeunes chanteurs de l’époque - le brillant et solide Nicolas Rivenq, le sublime Bernard Deletré et le suprêmement élégant Paul Agnew - ont mûri et sont maintenant bien adultes. Le Jardin des Voix, issu récemment de l’Académie de William Christie lui-même, sonne comme des professionnels aguerris.
Dans le rôle-titre, Bernard Richter mérite tous les éloges pour sa remarquable présence en scène, le profond raffinement de son timbre et le sens du texte qui le protège à chaque détour de l’hédonisme pur, tant la suavité de ses couleurs est enivrante… Y compris pour lui-même ! Quant à la Cybèle de Stéphanie d’Oustrac, elle impressionne par son sens du drame, sa puissance expressive et son utilisation presque brutale du texte et notamment des consonnes comme matière, comme rythme, voire comme percussion, sans pour autant jamais rompre la ligne. Un modèle. Seule Sophie Daneman (Doris) paraît moins enchantée que l’incarnation originale, mais sans que cela soit trop gênant. On ne peut que louer la distribution de William Christie qui a ainsi réussi à réunir un bouquet de voix subtilement assorti et absolument captivant où l’élégance des voix masculines le dispute au pathos tragique des voix féminines, et où l’expérience est revivifiée par une jeunesse conquérante et passionnée.
Filmée avec discrétion mais aussi la parfaite maîtrise de François Roussillon, cette production méritait d’être immortalisée en Blu-ray. Visuellement étourdissante, musicalement éblouissante et habilement mis en scène, nous tenons là un must !
À noter : Au côté des deux disques présentés dans un boîtier Amaray transparent, un luxueux livret fort bien imprimé présente de belles photos du spectacle réalisées par Pierre Grobois.
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Jean-Claude Lanot