"J'ai toujours été fasciné par la vérité cachée dans le temps suspendu". Extraite des Journaux musicaux d'Arvo Pärt, cette confidence aurait tout aussi bien pu être énoncée par Robert Wilson. L'art de l'américain repose sur des codes aujourd'hui connus et reconnus : un hiératique ascétisme gestuel en apesanteur devant le décor unique d'un cyclorama balayé de lumières sublimes. Celui de l'estonien cultive la même économie au plan sonore : le fameux balancement « tintinabulique ». Les deux artistes sont parmi les plus fêtés de la planète, Pärt étant avec Glass et Adams les compositeurs contemporains les plus joués et les plus vendeurs en terme discographique. Wilson a découvert la musique de Pärt dès 1980, l'homme quelques années après, en 2009, au Vatican - ça ne s'invente pas ! - avant la création de cet Adam's Passion en 2015. Qu'importe que la rencontre - d’une immédiate évidence - ait tardé : elle est en tout point magnifique.
Adam's Passion n'est pas un opéra, ainsi que l'on aurait pu s'y attendre de la part d'un Pärt qui se voyait proposer le luxe d'une collaboration par Wilson soi-même. C'est un spectacle de 90' qui pourrait s'intituler "La Tragédie du genre humain". Il est basé sur des pièces célèbres d'Arvo Pärt, glanées de surcroît à des périodes très différentes de sa carrière : l'ineffable Tabula rasa de 1977 - certainement le chef-d'œuvre du compositeur -, le Miserere de 1989, Adam's Lament de 2010. Seule nouveauté, en guise d'Ouverture, une brève Sequentia, tout à fait dans le style de son auteur, composée en 2014 pour Adam's Passion, et dédiée à Robert Wilson dont Pärt dit : « Je suis ému qu'il soit venu nous rendre visite avec son art remarquable. » Quelques réserves que l'on puisse avoir eues sur une grille visuelle s'appliquant, du lointain Einstein on the beach au récent Pelléas et Mélisande, à tous les ouvrages que Wilson met en scène, elles tombent complètement face à Adam's Passion, spectacle d'une beauté confondante.
Dans une ancienne fabrique de sous-marins du port de Tallinn, Wilson a prolongé le célèbre cyclorama d'une longue jetée de type christique, bordée de néons, et s'enfonçant dans le public pour une communion empathique. Elle sera le chemin de croix de la Passion du premier homme chassé du Paradis terrestre. Du faux pas d'Adam, d'après Pärt, découle tout le malheur de l'humanité. Sequentia, en quatre minutes, donne à voir rien moins que la Création. Adam’s Lament place aussitôt Adam, nu, dans la nudité cosmique d'un univers balayé par une mer de nuages. C'est d'une beauté à couper le souffle. Après cette naissance, Adam portera à son acmé l'art de funambule de Wilson, cheminant au ralenti sur la croix, vers les spectateurs. Après quoi, sur Tabula rasa, il regagnera la scène pour enfin, sur Miserere, y bâtir un Monde. Si l'on perçoit bien le sens de quelques silhouettes qui surgissent ensuite - Caïn et Abel en boxeurs virevoltants… -, on se questionnera avec délice sur l'énigmatique présence de Lucinda Childs, que l'on est heureux de retrouver ici : déclenchant, dans la dernière partie, de sublimes climax de lumières, on pencherait pour une personnification de la Terre nourricière. Adam's Passion marque également une première pour Wilson : sauf erreur, c'est la première fois que le metteur en scène ne prévoit quasiment aucun costume pour son héros : le résultat, imparable de grâce autant que de sens, fera taire toutes les orfraies puritaines. L'Adam de Wilson, - le merveilleux Michalis Theophanous -, c'est la Sixtine ressuscitée avec l'aplomb du génie.
À la tête du Tallinn Chamber Orchestra, et de solistes instrumentaux confondants de perfection sonore, Tõnu Kaljuste livre des versions de référence de chacune des œuvres de Pärt choisies, de plus supérieurement rendues par la perfection d'une prise de son plus analytique que les versions officielles. L'Estonian Philharmonic Chamber Chor, rompu à cette musique du silence, est l'autre artisan d'une réussite captée avec grand soin par Andy Sommer et suivie avec une ferveur de cérémonie par le public présent à la première mondiale d'Adam's Passion. Le triomphe de la Beauté.
À noter : Ce DVD est présenté avec soin sous couverture cartonnée au côté d'un livret de 46 pages couleurs dont les textes sont proposés en français, anglais et allemand.
Lire le test du Blu-ray Adam's Passion
Jean-Luc Clairet