La metteur en scène française Mariame Clément a au moins un point commun avec le compositeur italien : sa grande productivité. En 2015, elle accouchait de trois nouvelles productions : Le Grand Macabre à Essen, Poliuto à Glyndebourne, Armida à Gand. En 1817, Rossini écrivait quatre opéras en un an, dont cette Armida, cadette d'une liste désormais consacrée, après l'ultime opéra bouffe Cenerentola, à l'opera seria. L'Armida rossinienne est l'ultime variation lyrique autour du mythe de la magicienne du Tasse, héroïne récurrente des plateaux d'opéra, qui a inoculé ses sortilèges dans les partitions majeures de Monteverdi, Lully, Handel, Gluck, Haydn. Chez Rossini, le rôle-titre a été écrit pour les moyens vocaux de la Colbran, qui fut son épouse. Les exigences vocales sont énormes, ce qui explique que l'œuvre se fait très rare. La configuration vocale est des plus étranges, qui voit une unique cantatrice affronter une seule basse et six ténors ! Son trio de ténors à l'Acte III fait aussi figure d'exception dans les annales lyriques. Les plus fameuses apparitions de l'enchanteresse eurent pour nom Maria Callas, June Anderson et Renée Fleming (cette dernière immortalisée en vidéo au Met).
Vocalement, à Gand, le compte n'y est pas tout à fait avec Carmen Romeu, tout juste débarquée de Pesaro 2014. L'allure est superbe, le tempérament véhément (magnifique "Se al mio crudel tormento" final). Ombrée de couleurs cuivrées, la voix est belle, bien que bridée par des aigus à la justesse forcée dans la haute voltige de "D'amor all dolce impero", ou encore par quelques pentes savonneuses dans la vocalise. Mais l'essentiel n'est pas là. Il réside plutôt dans le spectaculaire sauvetage opéré par Mariame Clément qui, en magicienne elle aussi, parvient à transformer les handicaps de cet opéra mal-aimé mais surtout mal connu en atouts.
Le livret d'Armida, qui installe une femme dans un monde d'hommes, offre à la metteur en scène française un cadre des plus propices : celui qui lui permet de poser clairement le questionnement relatif à ce besoin masculin de se retrouver, depuis la nuit des temps, entouré, comme le dit Rinaldo, de "trompettes guerrières", voire autour d'un ballon rond. Se tendant la main à travers les époques, ses chevaliers sont croisés dans tous les sens du terme : tuniques, blasons et épées renvoyant au Moyen-Âge du livret, révèlent d'autres peaux plus contemporaines. Au moment où Rinaldo tombe l'armure devant Armida, le pantalon de cuir huilé, bientôt rehaussé d'un tee-shirt noir, effectue une translation subtile vers le spectateur du XXIe siècle pour qui les champions du monde moderne sont bien plutôt les Dieux du stade que l'on sait. Le "coup de boule" d'un certain Zidane, asséné ici par Rinaldo (et non Ronaldo !) à Gernando, les nymphes qui délestent les chevaliers-footballeurs de leurs crampons, le tableau distancié façon Pierre & Gilles au final de l'Acte II, sont tout autres choses que de simples gags. Ils sont au service d'un discours d'une grande cohérence : l'éternel masculin contre l'éternel féminin.
La décoratrice et costumière Julia Hansen a conçu, sous les faisceaux subtils et variés de la lumière entre rouge sang et bleu nuit, entre ombre et lumière, de Bernd Purkrabek, un décor de stade avec trouée sur ciel chargé. Le bel effet de perspective entre sol et arrière-fond voit toutefois son pouvoir esthétique limité par le prosaïsme d'une toile peinte peinant à s'inscrire totalement dans le cadre de béton qui enserre le plateau, et par celui de la seulement commode fente centrale destinée aux entrées et sorties. Dans ce haut lieu de la virilité, des chevaliers à la tête abondamment ensanglantée s'adonnent au repos du guerrier autour d'une poupée gonflable. L'image, reprise au cours d'une scène cauchemardesque à l'Acte II, pendant laquelle Rinaldo revit en songe la scène du combat, est forcément choquante sur une scène lyrique mais permet, en les ravivant à propos, de questionner celles que notre souvenir a gardé des afters médiatisés jusqu'à la nausée de certaine Coupe du monde.
L'Acte II, qui a troqué ce maudit gazon pour le sous-bois forestier, se déroule dans le domaine d'Armida, dont l'enchantement se résume à la sensualité d'un canapé fleuri niché au cœur d'une forteresse percée de portes. Les amoureux sont toujours seuls au monde. Rinaldo, moqué par ses camarades de jeu, a basculé du "côté féminin de la force". "On retrouve presque l'idée antique", dit Mariame Clément, "que lorsque le héros est amoureux, il est efféminé. Il y a, cette idée de contamination par la femme dont on est amoureux". La testostérone a "lâché prise". Les "adorables nymphes" du livret apportent quelques grammes de finesse dans ce monde de brutes. Dommage que leur costume et leur perruque, un peu lourds et parodiques, ôtent un peu de légèreté à l'intelligence de la lecture. Notons, à l'Acte III, une mélancolique mise en miroir de l'enfant Rinaldo avec l'homme qu'il est devenu. Armida, abandonnée et délestée de ses costumes successifs, refuse le cycle infernal en repoussant le retour du costume initial et s'avance, décidée, vers le rideau pourpre d'un théâtre avant de renoncer en optant in fine pour la volte-face qui lui fait adresser à chaque spectateur sa détermination militante et complice par le biais d'un regard-caméra.
C'est fort et convaincant malgré quelques raideurs ou timidités individuelles, çà et là, dans l'exécution des intentions : la trop chiche pluie feuillue qui virevolte dans la salle aurait été du plus bel effet sur la scène finale de l'Acte II. Mais, au final, on se sera intéressé à l'Armida de Rossini, match dont l'issue était plus qu'incertaine, et ce n'est pas le moindre mérite qui revient à Mariame Clément, toujours inventive face aux causes perdues. Rappelons que la metteur en scène, conviée par L'ARCAL l'année précédant Armida au chevet d'une autre Armida problématique, celle de Haydn - quelques clins d'œil s'échangent d'ailleurs entre les deux productions - s'était avérée, comme ici, une infirmière toute aussi radicale et toute aussi empathique.
Doubles prises de rôles dévolues à deux ténors : Robert McPherson chante l'odieux Gernando. On le déteste tant en railleur testostéroné à l'Acte I que le retrouver à l'Acte III en gentil Ubaldo humant et cueillant des fleurs de façon croquignolette nécessite un temps d'adaptation. La prestation est globalement de haute tenue même si le ténor, devant dompter une voix un peu nasale, apparaît davantage à l'aise dans la seconde incarnation que dans la première, plus virtuose. Dario Schmunk affiche un métal spectaculaire en Goffredo comme en Carlo. Adam Smith assure d'une touchante présence son unique et plus épisodique Eustazio. Leonard Bernad, seule basse, prête voix sans problème à Idraote comme à Astarotte. Quant à Enea Scala, que nous avions tant apprécié dans La Finta Giardiniera à Dijon (DVD Erato), il révèle un authentique ténor rossinien, dévissant des aigus alla Juan Diego Flores et faisant corps avec la partition comme avec la conception scénique.Le Chœur de l'Opéra de Gand s'acquitte vaillamment d'une présence hautement mise en avant, tandis que l'Orchestre maison, malgré d'infimes ratés, profite pleinement de l'expérience du vétéran Alberto Zedda dont cette Armida fut la dernière production lyrique. Au terme de 50 années au service de Rossini, le Maestro nous a quittés en 2017 à Pesaro, dont il fut le directeur artistique de 2000 à 2014. Il avait 89 ans.
Plutôt bien filmé par Jan Bosteels, voici un spectacle stimulant et plein d'idées, forcément gênant pour les uns (on ne touche pas impunément aux codes de la testostérone), mais au service d'une idée forte pour tous les autres : comment l'amour représente l'antidote simplissime de la guerre. Continuons donc le combat !
À noter : le DVD 1 propose les Actes I et II ; Le DVD 2, l'Acte III.
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Jean-Luc Clairet