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Interview de Joaquín Achúcarro - 26 mai 2010

Après avoir présenté son DVD du Concerto pour piano no. 2 de Brahms en Espagne et en Italie, le pianiste Joaquín Achúcarro fait une halte à Paris. L'occasion pour Tutti-magazine de le rencontrer la veille d'un concert intimiste organisé à l'Institut Cervantes.

 

Joaquín Achúcarro.


Tutti-magazine : Vous étiez absent de l'offre de programmes de musique classique en DVD. Or, au bout de 50 ans de carrière, vous enregistrez pour Opus Arte un Concerto no. 2 de Brahms qui sort en DVD mais aussi en Blu-ray, soit un support sur lequel les pianistes sont encore peu présents…

Joaquín Achúcarro : C'est effectivement mon premier DVD. Cette expérience s'est d'ailleurs révélée tellement positive que j'enregistrerais très volontiers d'autres œuvres.

Pour un premier DVD, le succès est au rendez-vous !

Ce disque a rencontré un succès inattendu aux USA* et s'est placé en tête des ventes classiques sur amazon.com. Il est resté dans le Top Ten durant 2 mois. Ce succès a été vraiment inattendu, et croyez bien que je m'en réjouis.
* Le DVD est sorti en mars 2010 aux États-Unis.

Pourquoi le Concerto n° 2 de Brahms ?

J'avais le choix, mais j'aime ce concerto et il représente pour moi un monument de la pensée humaine et non uniquement de la musique.
J'entretiens aussi avec cette œuvre une relation particulière : lorsque j'ai entendu Henryk Szering jouer le Concerto pour violon de Brahms, j'ai dit à mon père : "je veux devenir violoniste pour jouer ça". Et mon père m'a répondu : "Ne t'inquiète pas, Brahms a écrit aussi deux concertos pour piano…".

Votre carrière professionnelle a débuté avec le London Symphony Orchestra. Est-ce la raison qui vous a conduit à enregistrer aujourd'hui avec cet orchestre ? Une façon de boucler la boucle ?

Bien des facteurs sont à l'origine de ce choix. D'abord le LSO était disponible, et c'était aussi un retour aux sources, 50 ans après avoir fait mes premiers pas avec cet orchestre.

Joaquín Achúcarro et Colin Davis.  © Photo Paul Mitchell
C'est aussi votre première expérience avec Colin Davis…

Effectivement, cet enregistrement revêt pour moi une grande importance à bien des égards.
Quant à la rencontre avec Colin Davis : nous avons passé 3 heures chez lui afin de nous livrer au travail de préparation. À la fin il m'a dit : "Now I'm much more happy!"*
* "Maintenant je suis bien plus heureux".



Pendant le tournage, le jeu de caméras vous a-t-il gêné ?


Pour cette captation, le mieux était de me concentrer et de faire abstraction des caméras qui tournaient autour de moi. Il y en avait beaucoup… Je ne veux même pas savoir combien ! Mais j'ai réussi à ne pas être déconcentré par toute cette technologie. Ce n'est pas évident de faire de la musique dans ce contexte…
Mais, en fait, le tournage en solo au Prado s'est avéré plus compliqué… Le Concerto de Brahms est un dialogue avec l'orchestre, j'échange des regards avec le chef. C'est un peu comparable à de la musique de chambre. Alors que pour les pièces enregistrées au Prado, j'étais tout seul…


L'enregistrement s'est-il déroulé comme un concert, d'une traite, ou comme un enregistrement de disque ?


En studio, pour le disque, vous recommencez effectivement autant de fois que nécessaire. Pour cette vidéo, Il y a eu aussi plusieurs prises jusqu'à ce que la productrice soit satisfaite. Lorsque tout le matériel nécessaire pour monter le film a été dans la boîte, il nous restait encore une session d'enregistrement. Nous avons alors joué le Concerto d'un bout à l'autre, comme si nous étions en concert.
En fin de compte, 90 % des images montées ensuite proviennent de ce dernier enregistrement réalisé alors que tout le monde se sentait soulagé.

La productrice du DVD a-t-elle joué un rôle important ?

Angela Alvarez Rilla est aussi à l'origine du documentaire proposé en bonus. Elle m'a confié que le montage a été très difficile dans la mesure où énormément de bon matériel était disponible.

Tourner sans public au Jerwood Hall représentait-il un avantage ou un inconvénient ?

En fait, quand il y a un public, je sais que je joue pour lui. Lorsqu'il n'y en a pas, je joue pour moi. Des heures de travail, des mois et des années d'études et de recherches m'ont conduit à rechercher une qualité de son. C'est cette qualité que je tente d'instiller dans mon interprétation.

La préparation est donc très importante…

J'ai commencé à travailler le Concerto de Brahms en décembre 1957, et je l'ai joué de nombreuses fois à travers le monde. Mais on évolue continuellement, on trouve des choses. C'est ce qui est fantastique pour un pianiste. Même après avoir joué une œuvre un millier de fois, il y a toujours un petit détail à découvrir. Une phrase peut toujours être modelée de façon différente C'est une addition de petits détails qui fait une interprétation.



Joaquín Achúcarro et le violoncelliste Tim Hugh.  © Photo Paul  Mitchell

 

Dans le mouvement lent, le piano dialogue avec le violoncelle. La vidéo vous montre chercher du regard le violoncelliste. Comment percevez-vous ce moment de complicité ? Avez-vous beaucoup travaillé en amont avec le violoncelliste Tim Hugh ?

Dans ce passage la descente du violoncelle est accompagnée par un trille de piano. Lorsque le violoncelle joue sa dernière note, tout l'orchestre doit entrer. C'est alors que le chef reprend le commandement.
D'abord, je dois suivre le violoncelle, mais nous devons aussi tous deux nous mettre d'accord avec le chef et le reste de l'orchestre pour réussir son entrée.
Je ne connaissais pas Tim Hugh mais j'ai beaucoup aimé son jeu. J'ai en fait un peu travaillé avec lui durant les pauses entre les sessions d'enregistrement.

L'écoute du violoncelle avec lequel vous dialoguez est-elle aisée ? Devez-vous veiller à ne pas vous perdre dans ce son comme un simple auditeur sous le charme ?

Ces notes sont fantastiques et il faut toujours être aux aguets. On voudrait s'abandonner mais l'abandon est impossible pour maîtriser la suite.

À en croire les images, ce moment presque intime n'échappe-t-il pas au chef d'orchestre ?

Il y a un peu de ça, sans doute…

    On voit très peu votre regard dans l'enregistrement. Est-ce un choix du réalisateur ? Une condition que vous avez imposée ?

J'avais dit au réalisateur que les plans de face ne me posaient aucun problème. Peut-être n'a-t-il pas choisi de les retenir au montage. Le choix des plans est tellement large…
En fait, lorsque je joue, j'essaye d'avoir le maximum d'efficacité dans mes mouvements. Je suis alors peu mobile et peut-être ne saisit-on pas bien ce qui se produit en moi. Mais mon visage est expressif, facilement lisible…
Je vous avoue que je suis toujours surpris lorsque je regarde un enregistrement d'un de mes concerts. Je donne toujours l'impression que tout est facile alors qu'à certains moments je sais pertinemment que j'ai souffert le martyr. Mais, contrairement à d'autres interprètes, je ne le montre pas.


Considérez-vous ce DVD comme un témoignage ?


Nul ne sait où va le monde… J'espère que le concert vivant perdurera car il permet une relation formidable avec le public. Mais le DVD est pour le futur. Cette captation, c'est un peu une façon de fixer mon idéal, ou tout du moins de m'en approcher.
Lorsque j'étais étudiant, les disques de Rubinstein, Gieseking, Lipatti, Horovitz, Schnabel et Rachmaninov m'ont apporté beaucoup. Que donnerais-je aujourd'hui pour voir un film de Rachmaninov ? Les témoignages sont importants…


Comment voyez-vous l'évolution du jeu des pianistes ?


Les pianistes jouent différemment aujourd'hui, leur virtuosité est d'un niveau rarement atteint par le passé…
Mais un aspect psychologique est également en jeu : les pianistes de ma génération savaient que le Concerto no. 3 de Rachmaninov était si difficile que seuls Horovitz et Rachmaninov lui-même pouvaient l'interpréter. Les jeunes pianistes contemporains l'ignorent, ils se mettent au piano et le jouent…
Nous avons bien sûr interprété ce 3e concerto, comme le 2e de Brahms, mais toujours avec cette idée de difficultés incroyables à surmonter pour y parvenir.
Je pense que la nouvelle génération travaille également plus, beaucoup plus, que le temps que nous consacrions alors au piano.

N'est-ce qu'une question de travail ?

Oui et non. Je vais vous donner un exemple.
À la Southern Methodist University de Dallas*, le samedi est une journée libre, sans cours. Eh bien, l'Université se remplit de jeunes Orientaux accompagnés de leurs parents qui les filment. Ils travaillent comme des fous et enregistrent tout. Peut-être préfigurent-ils la façon dont on jouera du piano dans 20 ans…
Mais, parlons de l'interprétation. Pour nous Occidentaux, la musique de Bach à Boulez exprime une émotion. Quand je joue un Intermezzo de Brahms ou un Nocturne de Chopin et que j'ai envie de pleurer, cela a une signification qui embrasse toute ma culture, y compris la religion qui nous influence tous.
La culture des Orientaux est très différente, leur bagage très différent aussi.
Quoi qu'il en soit, lorsque vous vous retrouvez devant une partition, les notes et rythmes inscrits entre deux barres de mesure sont très imprécis. Ils peuvent correspondre à plusieurs styles de musique écrits de façon semblable. Il faut trouver son rythme intérieur pour donner vie au texte. C'est une vraie recherche.
Je peux même vous confier qu'une vie dédiée à cela vous conduit à tirer des conclusions qui aboutissent toujours à l'homme, au compositeur, à l'interprète.
* Depuis 1989, Joaquín Achúcarro est titulaire de la chaire de J.E. Tate à la Southern Methodist University de Dallas (États-Unis).

Regrettez-vous de ne pas avoir été plus médiatisé que vous ne l'avez été ?

Tel est mon destin. L'explication tient en partie au fait que je ne voulais pas enregistrer de disques alors que je ne me sentais pas assez prêt. Puis, quand on a commencé à enregistrer en numérique, le son en a souffert et j'étais déçu. Aujourd'hui, certains audiophiles reviennent aux 33 tours. Pour moi, le vinyle reproduisait le plus beau son qui soit.

 

Qu'entendez-vous par là ?

Le son d'un CD semble être le résultat d'une sorte d'égalisation. Quand on joue pianissimo, le numérique supprime le volume sonore. Ou bien le beau crescendo que vous avez tenté de ménager entraîne l'aiguille du VU-mètre dans la dangereuse zone rouge de la console, et l'ingénieur du son réduit à néant votre effet. Je ne saurais vous dire précisément ce qui manque à l'enregistrement numérique, peut-être des harmoniques… Mais, pour moi, il manque quelque chose.

Pour le Blu-ray et le DVD, les enregistrements ont été réalisés en multicanal. Que pensez-vous de ce format sonore ?

La quadriphonie a été inventée il y a déjà pas mal de temps*, mais on l'a laissée tomber. Je crois que je n'ai vu encore aucun Blu-ray et j'attends de découvrir ce que donne la restitution du son en multicanal.
* Au début des années 1980.

Accordez-vous globalement de l'importance au son ?

Le son dépend de tant d'intermédiaires et de facteurs qui s'expriment le long de la chaîne qui sépare le compositeur de l'auditeur…
Tout d'abord la partition et son système de notation qui peut limiter ce que le compositeur souhaite communiquer ; puis l'interprète qui peut avoir ses propres idées sur cette partition ainsi que des qualités et des défauts plus ou moins importants ; puis le piano qui peut être bon ou mauvais et dont le son dépend entièrement du local dans lequel il se trouve. La réverbération et le temps de réponse peuvent varier du tout en tout au point de ne pas reconnaître l'instrument.
Pour moi, le piano peut être ami, ennemi ou traître. J'entretiens une relation amour/haine avec cet instrument.
Puis vient l'enregistrement, dont la réussite dépend de l'ingénieur du son.
Le compositeur espagnol Cristóbal Halfter disait que l'ingénieur du son détient un pouvoir absolu sur le rendu final de l'interprétation et qu'il peut être un vrai danger public.
Mais il y a aussi des génies, comme cet ingénieur du son qui a su parfaitement contrôler la réverbération de la salle du musée du Prado où nous avons enregistré le récital, en plaçant judicieusement ses micros.
Après l'enregistrement, viennent le mixage, puis la fabrication du disque.
Le son dépend de tout cela avant de parvenir sur disque à l'auditeur.
Et d'autres facteurs entrent alors en action : sur quel appareil va-t-on lire ce CD ? L'auditeur qui écoute votre disque a-t-il de la cire dans les oreilles ?
Tant de facteurs s'additionnent entre la source et la reproduction finale…



Joaquín Achúcarro au musée du Prado pour l'enregistrement de pièces pour piano seul proposées en marge du <i>Concerto pour piano no. 2</i> de Brahms.

 

Pourquoi avoir choisi le musée du Prado pour l'enregistrement des pièces pour piano seul ?

Il fallait trouver une belle salle et ce choix s'est avéré idéal. Au départ, j'avais pensé au petit théâtre qui se trouve dans le musée mais le Directeur m'a permis de choisir l'endroit qui me plairait… à l'exception de la salle des Ménines de Vélasquez. J'ai choisi la salle du Tres de Mayo de Goya. La peinture est effectivement violente, mais la salle est si fantastique.

Si vous deviez enregistrer un autre programme en vidéo, quelle œuvre choisiriez-vous ?

Je crois qu'il me faudrait maintenant montrer mon côté espagnol ! Ce pourrait être Falla. En fait, Falla et ses amis…

Avec qui aimeriez-vous enregistrer ?

J'ai le droit de rêver ? Alors je vous répondrai… Simon Rattle.
En fait nous avons joué ensemble lorsqu'il a débuté sa carrière en Grande-Bretagne, et nous nous sommes retrouvés sur le Concerto pour piano no. 2 de Brahms pour un enregistrement de la BBC.

Joaquín Achúcarro et son épouse Emma.
En 2008 a été créée aux États-Unis la Fondation Joaquín Achúcarro pour "perpétuer votre héritage artistique et académique" et aider de jeunes pianistes au début de leur carrière. Quels en sont les outils ?

Je m'applique à partager mon expérience auprès de 8 à 10 élèves choisis parmi une centaine, y compris des Européens. Je me rends auprès d'eux tout au long de l'année pour des séjours de 3 à 10 jours entre les concerts et les festivals. Mon épouse apporte à ces jeunes son expertise à manager tout ce qui est administratif, tout ce qui entoure la musique sans en être. Elle fait pour eux ce dont elle s'est toujours chargée à mes côtés.


L'enseignement fait donc aussi partie de votre vie…

Contre toute attente, oui. Jamais je n'aurais pu imaginer m'investir dans cet axe qui était bien loin de mes préoccupations il y a quelques années. Mais Je suis heureux de continuer à m'exprimer par la musique.
Du reste, en vous quittant je vais retourner travailler. J'ai des concerts à préparer, de nombreux festivals m'attendent.
Vous l'avez compris, je suis un "piano addict"…

 

 

 

 

Propos recueillis par Jean-Claude Lanot
Remerciements au directeur de l'Institut Cervantes, Enrique Camacho,
qui nous a si aimablement prêté son bureau pour cette rencontre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 





Nous avons retrouvé Joaquín Achúcarro l'année suivante alors que l'un de ses souhaits venait d'être réalisé : enregistrer avec Simon Rattle… Cliquer ICI pour lire cette nouvelle interview

 

Vidéo

Joaquín Achúcarro au Prado, salle du Tres de Mayo

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