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Interview de Simon Eadon, ingénieur du "Son Decca"

 

Après avoir travaillé durant des années en tant qu'ingénieur du son chez Decca, Simon Eadon poursuit son activité à la tête de la société Abbas Records qui réalise de nombreux enregistrements pour Teldec, EMI Classics, Hypérion, Classic FM et bien d'autres labels dont… Decca.
La renommée de ses enregistrements est mondiale.
Nous avons pu l'interroger en février 2010 sur le fameux "son Decca" alors qu'il enregistrait à Zürich la fin du cycle des Symphonies de Mahler dirigé par David Zinman.

 

Vous avez travaillé chez Decca de 1970 à 1997, date à laquelle le label s'est séparé de ses départements techniques. Vous étiez un des artisans du "son Decca". Comment pouvez-vous le définir ; quelle était ou quelle est sa spécificité ?

Simon Eadon, ingénieur du son.  © Abbas RecordsSimon Eadon : Le succès du son Decca reposait sur la manière de transmettre la musique dans les foyers, cette façon convaincante de traduire l'essence du direct et la présence des musiciens tout en renforçant et en améliorant les sons.
Lorsque les premiers appareils de reproduction sonore sont entrés dans les foyers, il est évident que la qualité de reproduction se voulait la plus naturelle possible même si, pour y parvenir, on se livrait à des manipulations qui ne l'étaient pas.
Le choix du lieu de captation était capital.
Prenons l'exemple de la Symphonie No. 8 de Gustav Mahler : le nombre de musiciens requis pour cette œuvre ne pourrait jamais entrer dans une salle d'écoute de dimensions courantes.
Cependant l'ingénieur du son devait trouver les moyens grâce auxquels l'effectif, l'équilibre interne et l'ampleur seraient enregistrés et reproduits naturellement sans que l'auditeur ait la sensation d'un son comprimé.
Il fallait donner de l'impact au son même si, à l'époque des 33T, un signal trop complexe dans le sillon faisait sauter les cellules de lecture des platines.
Cela demandait bien plus d'efforts qu'avec les CD.


Malgré l'évolution technologique, ces principes sont encore vrais aujourd’hui. Lorsqu'on écoute un enregistrement de l'ingénieur du son de Decca Kenneth (Wilkie) Wilkinson réalisé il y a 50 ans, il réussit l'exploit de connecter la musique et les musiciens à l'auditeur d'une manière si dynamique qu'on peut en apprendre beaucoup. Les interprètes sont presque devant vous. Cette forme de communication est au cœur du son Decca.

Le son Decca était-il le résultat d'une volonté du label ou une création des artisans du son ?

Le son Decca n'a pas été créé par des gens de marketing - de tels postes n'existaient pas dans le contexte relativement "innocent" des années 1950.
Il a été développé par des ingénieurs enthousiastes totalement impliqués comme Arthur Haddy et Roy Wallace, qui partageaient un amour pour le son et l'effet qu'il induit sur une personne.
Ce sont des ingénieurs comme Kenneth Wilkinson qui ont réellement fait passer le son mono dans l'ère de la stéréo au milieu des années 1950.

On a souvent dit que l'on pouvait faire un enregistrement sans producteur. J'ajouterai qu'il ne peut pas se faire sans ingénieur du son…

Notre collaborateur Gilles Delatronchette a coopéré avec Simon Eadon durant ses années Decca à plusieurs enregistrements dont Thaïs de Jules Massenet, ainsi que Zeus et Elida et Schöne Geschichten de Stefan Wolpe.

Lorsque Decca s'est séparé de son département prise de son, vous avez créé votre propre entreprise. Peut-on dire que ce fameux "son Decca" est aujourd'hui aux mains d'ingénieurs du son indépendants comme vous ?

J'aime à penser que le son Decca et ses remarquables principes sont encore bien vivants aujourd'hui dans mon approche de la prise de son.
Mes collègues, anciens ingénieurs du son chez Decca, comme John Dunkerley, ou la jeune génération représentée par Jonathan Stokes et Neil Hutchinson de la société Classic Sound Ltd, brandissent toujours l'étendard Decca dans la manière dont sont réalisés les enregistrements avec succès.
Comme bien souvent aujourd'hui, tous ces gens sont free lance.

Où peut-on trouver ce fameux "son Decca" aujourd'hui ?

De nos jours, s'il est vrai que plus aucun label important ne possède de signature sonore emblématique, le son Decca reste toujours en vie. Vous le trouvez par exemple dans le cycle Beethoven du Tonhalle-Orchester Zürich dirigé par David Zinman pour le label Arte Nova, aussi bien que dans le cycle Mahler enregistré par les mêmes musiciens pour RCA Victor, ou dans les nombreux concertos et musique de chambre édités par le label Hypérion.
J'ai eu la chance de participer à plusieurs enregistrements récents du légendaire Hallé Orchestra de Manchester dirigé par Sir Mark Elder.
Mon collègue John Dunkerley a été responsable de nombreux beaux enregistrements pour EMI depuis son départ de Decca. Il en est de même pour Jonathan Stokes et Neil Hutchinson avec le London Symphony Orchestra et le label LSO Live.
Le son Decca est bien vivant, et de belle façon.

Selon vous, quels sont les enregistrements les plus emblématiques d'une bonne prise de son, que vous en soyez l'artisan ou pas ?

Il est difficile de répondre à cette question car je n'ai pas toujours le temps d'écouter et d'évaluer autant d'enregistrements que je le souhaiterais.
J'ai pu de même entendre bon nombre d'enregistrements de qualité qui n'avaient pas été faits par d'anciens ingénieurs de chez Decca.

 

Simon Eadon en 2006 pendant l'enregistrement des <i>Concertos pour piano</i> de Goetz et Wieniawski avec Hamish Milne et le BBC Scottish Symphony Orchestra pour le label Hyperion.  © Abbas Records

En tant qu'ingénieur du son, mixez-vous toujours vos prises de son ?
Avez-vous parfois le sentiment d'être trahi par d'autres oreilles que les vôtres ?

J'assure toujours le mixage de mes enregistrements ; c'est pourquoi, j'enregistre toujours directement en stéréo ou en surround.
C'était d’ailleurs un principe fondamental chez Decca.

 

Simon Eadon a enregistré l'intégrale des <i>Symphonies</i> de Beethoven pour le label Arte Nova.Si l'on détecte un problème de balance, il est important de pouvoir trouver d'où il provient.
Le plus souvent, cela peut et doit être réglé par le placement des musiciens. Le changement de position d'un instrumentiste ou d'un micro peut suffire pour améliorer les choses.
Mais les grands chefs d'orchestre ont la volonté et la capacité d'équilibrer leur formation.
Les meilleurs ensembles de chambre sont les plus honnêtes et les plus souples pour régler leur problème d'équilibre sans se reposer sur l'adjonction de micros supplémentaires inutiles.
De toute manière, si un instrument ou un groupe d'instruments est trop fort, il y a de grandes chances que le volume excédentaire passe dans le micro d'un autre, et de manière plus dommageable, dans les micros principaux.

 

C'est pourquoi toute idée de modifier l'équilibre entre micros après les séances d'enregistrement est totalement vaine. Nous avons toujours pensé que la pratique qui consistait à installer quantité de micros et à enregistrer séparément leurs signaux en croisant les doigts pour espérer les remixer plus tard était une véritable plaisanterie. L'équilibre parfait doit être réalisé lors de l'enregistrement. Ceci dit, l'expérience m'a appris que, même pour un enregistrement sans histoire, un réglage de micros qui a bien fonctionné une centaine de fois dans le même lieu peut soudainement devenir très mauvais pour la suivante. Le son est imprévisible, il résulte de tant de variables…

 

Le mixage est une technique très délicate.
Certains instruments ont besoin qu'on leur prête plus d'attention que d'autres.
C'est le cas du piano et de l'orgue qui se trouvent parmi les instruments les plus difficiles à capter.
La musique rapide est généralement plus simple à mixer que la musique lente avec des notes soutenues.
Je suis tout à fait conscient qu'il est possible d'apporter des changements, à travers le mixage, aux nuances d'une interprétation, surtout en ce qui concerne le tempo.
Mais entre des mains inexpertes et sans oreilles avisées, le mixage peut détruire une interprétation musicale. Entre de bonnes mains, l'intégrité de l'interprétation sera non seulement conservée mais également sublimée.
De la même manière que de bons enregistrements ne doivent pas mettre en avant l'utilisation des micros, un bon mixage doit devenir transparent afin que l'auditeur l'oublie.

Dans les années soixante ou soixante-dix, dans certains enregistrements Decca, des instruments semblent pourtant venir à l'avant et obéir à une mise en scène sonore…

Il est difficile de répondre à la place des ingénieurs du son concernés.

Je peux seulement imaginer que producteur et chef d'orchestre souhaitaient alors privilégier ainsi des instruments.
Mais ce type de balance devait être réglé de façon à obtenir ce genre de résultat lors de l'enregistrement et non en postproduction.
À l'époque, Decca n'enregistrait que sur 8 pistes !

Personnellement j'affectionne peu cette approche de la musique, en particulier si l'on identifie clairement l'artifice.

Quels sont vos rapports avec les musiciens et les chanteurs ? Est-il toujours évident de faire cohabiter l'idée qu'ont les artistes de leur propre son et ce que vous désirez obtenir d'un enregistrement ?

Une bonne entente est essentielle entre l'ingénieur du son, l'artiste et le producteur. Certains artistes ont besoin de plus de TLC*, de plus d'attention que d'autres. Il arrive parfois qu'il y ait des conflits entre la manière dont un musicien veut s'entendre une fois enregistré, et la manière dont il sonne réellement. Tact et diplomatie deviennent alors aussi importants que les qualités d'ingénieur du son. Vous devez faire comprendre aux musiciens que leur intérêt vous tient véritablement à cœur.
* Tender - Loving - Care (Tendresse - Amour - Attention).

Vous arrive-t-il de travailler sur des mixages multicanaux pour le SACD, le DVD ou le Blu-ray ? Quelle est votre approche du son multicanal ?

Je ne travaille pas fréquemment en surround. Mais le cycle Mahler du Tonhalle-Orchester Zürich dirigé par David Zinman a été édité en surround et j'espère que nous nous montrons créatifs en cela, dans le respect des meilleures traditions Decca.


En SACD, un point épineux réside dans l'utilisation de l'enceinte centrale. Je n'utilise pas ce haut-parleur pour deux raisons : de nombreux SACD sont lus sur des systèmes Home Cinéma où la centrale est optimisée pour la parole et non pour un spectre sonore intégral.
De plus, l'utilisation du haut-parleur central peut être responsable de la destruction de l'image stéréo avant.
Quelques ingénieurs du son ajoutent toutefois une ambiance légère pour le canal central de manière à rassurer certains auditeurs sur le bon fonctionnement de leur installation…

Le son surround ne fonctionne en fait de manière convaincante que si l'enregistrement a lieu dans un local approprié.
Le Tonhalle de Zürich en est un exemple, et ses qualités acoustiques font qu'il s'y prête avec propreté et générosité. Il constitue même un cadre parfait pour une production en son surround.

Très souvent, les mixages de musique classique ignorent le canal de basses, le ".1". En connaissez-vous la raison ?
Un éditeur de DVD et de Blu-ray classiques peut proposer certains programmes en 5.1 et d'autres en 5.0.
On a l'impression qu'il n'y a pas de règle précise…

Le canal de graves est un sous-produit de l'industrie cinématographique qui se sert des effets de basses fréquences.
Avec un système surround de bonne qualité, les haut-parleurs principaux doivent être plus que capables de reproduire fidèlement les sons les plus graves générés par un orchestre ou un orgue sans l’appoint d’un caisson de graves.

5.1 Dolby TrueHD, 7.1 DTS HD Master Audio : quelle approche avez-vous de ces formats sonores qui investissent les foyers en même temps que l'image Haute Définition vidéo ?

Les mérites respectifs des différents formats sonores seront toujours un vaste sujet de débats. Toutefois, si le lieu d'enregistrement a une mauvaise acoustique et que les musiciens sont incapables de s'équilibrer et de produire un son de qualité, le format sonore utilisé ne changera rien. L'enregistrement sera sans relief et décevant. Il est capital de commencer avec les bons ingrédients.
Je me souviens que lorsque le CD a été lancé, on lui accolait le slogan "un son pur et parfait pour toujours". On voulait dire par là que l'enregistrement sur CD garantissait de reproduire un grand son.
Erreur profonde ! Un mauvais enregistrement sera tout aussi mauvais sur un cylindre de cire que sur un SACD. En revanche, une interprétation musicale enthousiasmante, si elle est bien enregistrée, sera excitante… même sur un transistor bon marché.

Votre métier vous place face à des musiciens hors pair, des stars de la musique.
Quelles sont les rencontres marquantes et les anecdotes que vous pourriez nous confier comme étant représentatives de gens et de l'atmosphère dans laquelle vous travaillez ?

J'ai eu l'immense plaisir de travailler avec quelques-uns des plus grands musiciens du monde. Certains ne sont que de grands musiciens et posent des problèmes en tant que personnes. Quelques musiciens parmi les plus charismatiques peuvent être les personnes les plus désagréables jamais rencontrées. Il ne semble pas qu'il y ait une corrélation entre des qualités musicales exceptionnelles et un comportement humain.


Mais il est rassurant de constater que bon nombre d'entre eux sont aussi doués de générosité. Je me souviendrai toujours d'une session d'enregistrement d'Esclarmonde au Kingsway Hall de Londres avec Joan Sutherland. Il y avait en elle une merveilleuse combinaison de musicienne absolue et de personnalité chaleureuse. Un soir, il ne nous restait que très peu de temps en fin de session pour enregistrer la partie où Esclarmonde invoque les esprits de l'air et des profondeurs. Ce court passage exigeait qu'elle chante un contre-ut soutenu à la fin de la phrase. Pour compliquer les choses, il fallait l'émettre depuis le balcon du Kingsway Hall, de manière à ce que sa voix paraisse flotter, comme si elle provenait des cieux. Sans se plaindre, elle s'est précipitée pour gravir les marches du balcon et dans les deux dernières minutes de la session, a enregistré ce passage en prenant à peine le temps de retrouver son souffle. La perfection en une seule prise ! Lorsque la lumière rouge s'est éteinte, l'horloge marquait 22 heures. La session était terminée mais elle avait chanté tout ce qui était nécessaire, avec justesse et sens dramatique. il n'est pas possible d'être plus professionnel que cela.


Il est très facile de s'étendre sur les mérites des musiciens du passé. Il y en a du reste plusieurs avec lesquels j'aurais aimé travailler sans en avoir jamais l'occasion. Karajan par exemple. Toutefois il y a beaucoup de jeunes musiciens prodigieux avec lesquels je travaille aujourd'hui : chefs, pianistes, organistes, chanteurs et chambristes. Tous jouent avec une autorité qui impressionne et incitent l'auditeur à se laisser emporter. Alors que vous pensez tout connaître d'une œuvre, ils vous font entendre des choses dont vous n'étiez pas conscient auparavant.

 

De gauche à droite : Simon Eadon, Chris Hazell (producteur) et Will Brown (ingénieur du son), durant une session d'enregistrement à Zürich.  © Abbas Records

En tant qu'ingénieur du son, de quelle évolution, même utopiste, voudriez-vous profiter ?

Mes 40 années d'ingénieur du son ont constitué pour moi le métier idéal. Chaque jour est différent et apporte de nouvelles découvertes.
Oui, même après 40 ans…
Quant à rêver sur le long terme ? Je vais peut-être vous sembler peu audacieux si je vous dis que les outils actuels nous donnent une assez grande marge de flexibilité pour être musicalement créatifs. Bien plus qu'à l'époque de l'analogique. C'est pourquoi je n'attends pas d'innovation spécifique.
Je souhaiterais seulement que l'on puisse concevoir des salles de concerts et des studios d'enregistrements mieux étudiés sur le plan acoustique, alors qu'on construit une belle quantité d'horreurs. L'acoustique est une discipline bien particulière.

Quelques mots sur votre travail à Abbas Records ?

Abbas Records continue à faire bénéficier musiciens et éditeurs de disques de dizaines d'années d'expérience de l'enregistrement sonore. Je travaille aussi beaucoup avec le producteur Chris Hazell, lui-même compositeur et arrangeur. Toutefois, la majorité de mes enregistrements se font aujourd'hui avec le producteur Andrew Keener. Bien qu'il ne soit pas issu de chez Decca, il respecte énormément les valeurs Decca et nos sessions d'enregistrement se déroulent comme par le passé. Je travaille aussi avec de jeunes ingénieurs du son, Will Brown et Dave Hinitt par exemple, à qui j'ai confié mes secrets professionnels. Ils assureront sans doute la continuité de cet art de l'enregistrement pour le XXIe siècle, bien après que j'ai raccroché mon casque.

 

 

Interview réalisée par Philippe Banel

 


 

À noter : Tous les CD et SACD présentés dans cet article sont disponibles dans la boutique de Tutti-magazine



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