Tutti-magazine : Le 7 octobre 2013, vous avez fait vos débuts à l'Opéra Bastille dans Lucia di Lammermoor. Quelle impression vous a laissé cette expérience ?
Vittorio Grigolo : Ces débuts ont été incroyables ! Je nourrissais beaucoup d’attentes quant à ce rendez-vous car Paris est une ville que je porte dans mon cœur tant elle me procure toujours une émotion très grande. J’étais déjà venu chanter au Théâtre des Champs Élysées, mais je me demandais comment j’allais être accueilli à l'Opéra Bastille et si une bonne énergie allait passer entre le plateau et le public. Car c'est ce que je cherche à créer : une relation, une connexion directe entre le public et moi. Et c'est à vrai dire ce que j'ai vécu… J’étais également très enthousiaste à l'idée de chanter dans Lucia di Lammermoor car Edgardo di Ravenswood est un rôle que j’aime beaucoup. C’est un personnage très fort avec lequel j’ai une relation passionnelle, très intime même, en particulier dans la dernière partie de l’opéra. Edgardo se retrouve seul et il peut donc réfléchir et se dévoiler… J'ai éprouvé beaucoup de bonheur sur le plateau de l'Opéra Bastille et je suis ravi d’avoir obtenu un tel succès à l’issue des représentations. Pourtant, Edgardo n’est pas Lucia, le rôle-titre, même si Donizetti a eu un moment l’intention d’appeler son opéra Edgardo de Ravenswood !
La production d'Andrei Serban passe pour être éprouvante pour les chanteurs et la grande salle de l'Opéra Bastille impressionne bon nombre d'interprètes. Quel est votre point de vue ?
Effectivement, la salle est très grande. Elle nécessite des voix bien projetées et bien entraînées qui passent facilement au-dessus de l’orchestre. Il est vrai que cette mise en scène est peut-être quelquefois un peu dure. Elle n’aide pas les chanteurs, avec la balançoire et les cascades à exécuter dans les cordes. En revanche, le décor est favorable aux voix. Aujourd’hui, les metteurs en scène ne respectent pas beaucoup les voix et utilisent des décors totalement ouverts où le son se perd. Pour cette Lucia, nous étions vraiment gâtés car le décor entoure tout le plateau. Le son revient donc aux artistes, la projection est favorisée et nous n'avons pas besoin de pousser la voix. Cela tombait bien car nous chantions tout de même du Donizetti et pas Aida ! Dans le Bel Canto, il est impératif de ne pas trop pousser la voix. Sur scène, j'ai pu faire des pianissimi que le fond de scène me renvoyait. Je me sentais donc à l’aise. Un chanteur à l'aise peut oublier la technique et se concentrer sur le côté artistique.
Vous êtes amené à chanter dans des productions assez traditionnelles ou, au contraire, très modernes des mêmes opéras. Où va votre préférence ?
J’adore les opéras et les mises en scène où l'on respecte le contenu du livret. Si ce sont des mises en scènes modernes, elles doivent avoir une signification, être porteuses d'une idée bien développée et assises sur une conception précise de la dramaturgie et de la chronologie des événements. Une mise en scène peut à la fois être moderne mais toujours respecter le classicisme et l’originalité du livret. Lorsque je choisis d'interpréter une œuvre, c’est que j'ai envie de la chanter et je tiens à connaître le nom du metteur en scène. Je ne signe en aucun cas pour un package mystère ! Avant d’accepter je me renseigne donc et, parfois, je trouve le travail du metteur en scène trop moderne à mon goût… Ceci dit, les budgets des maisons d'opéras font que ce sont souvent d’anciennes productions qui sont reprises. Dans ce cas, je sais à quoi s’attendre. On peut aussi visionner des vidéos avant d’accepter un rôle. Pour les créations, en revanche, je reste vigilant.
Faust, Roméo, Werther, Des Grieux et Hoffmann : vous chantez de nombreux rôles en français. Quel est votre rapport avec la musique et la langue françaises ?
Je voyage beaucoup et je perds quelque peu la pratique du français. Mais il suffit que je revienne à Paris pour dix jours, et je retrouve le français. Disons que, lorsqu'il me faut passer du français à l’allemand, et de l’anglais à l’espagnol, c’est un peu délicat. Mais je dois dire que je n'ai jamais vraiment perdu votre langue car j’étais dans une école française quand j’étais petit. Pour mes parents, le français était même plus important que l’anglais. Si ma relation à la langue française date de ma onzième année, mon affinité avec les opéras français vient du fait que je me sens à l’aise lorsque je chante en français, et même davantage que quand je chante l’opéra italien. Pour moi, chanter en français est plus facile. Je pense que cela vient de la construction des mots, des consonnes et des voyelles différentes de l’italien, plus douces, qui apportent davantage de fluidité. Par exemple, dans Manon, "En fermant les yeux, je vois là-bas une humble retraite…", ou dans Faust, "Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage…", le français permet de rendre la douceur des phrases de façon vraiment incroyable. L'italien serait plus abrupt et perdrait cette durée des mots qui aide beaucoup le chant. Je me sens à l'aise lorsque je chante en français et je pense ajouter de plus en plus d’opéras français à mon répertoire.
Vous êtes à la fois présent sur les scènes des plus grands opéras du monde, mais aussi chez les disquaires au rayon cross-over. Est-il facile de trouver un équilibre entre ces deux formes d’expression ?
Pour moi, opéra et cross-over suivent le même chemin. Seule existe une différence d’âge et d’écriture. L’opéra était la pop des années 1900. Quand Verdi a écrit "La Donna e mobile", c’était le hit de l’époque, comme les tubes de Britney Spears ou Rihanna aujourd’hui ! Le message a changé, comme la façon d’écrire et les instruments utilisés, mais Le rythme est toujours présent et la musique exprime autant, communique et partage au-delà des mots. Je pense que Beethoven, Mozart ou Verdi s'intéressaient au traitement dramatique de leurs opéras, mais utilisaient aussi la musique pour communiquer avec les autres. C’est en tout cas ce que je cherche à faire : communiquer par l'opéra ce besoin d'expression qui est en moi. C'est quand j’ai compris cela que j’ai pris le contrôle de mon instrument. Mais le public de l’opéra est un public d’âge mûr. Or j’avais 26 ou 27 ans et j’ai voulu rejoindre d’autres mondes musicaux afin de communiquer avec des gens de mon âge. On me dit parfois que, sur scène, j’utilise le "body language", qu'il m'arrive de bouger trop. Mais je cherche à réveiller les gens, à capter l’attention d’un public plus jeune que les spectateurs habituels de l’opera. Par le cross-over, je cherche à toucher un jeune public. Quand je fais un duo avec The Pussycat Dolls, on dit : "Ah ! Nicole Scherzinger a fait un duo avec Vittorio. J'aime cette chanson, mais qui chante avec elle ? Ah ! C’est un chanteur d’opéra !". Avec les informations qui fourmillent sur Internet, il y a peut-être une chance de retrouver demain les amateurs des Pussycat Dolls à l'opéra ! Faire sortir l'opéra des théâtres n'est pas simple mais, si on y parvient, cela produit un très grand effet. Un chanteur d’opéra qui chante dans un endroit inhabituel fascine les jeunes par la voix, cet instrument brut et pourtant si raffiné qui se passe des artifices du traitement sonore et de micro !
Utilisez-vous différemment votre voix en fonction de ces deux axes musicaux ?
Bien sûr, car ce sont deux manières très différentes de chanter. C’est comme chanter un opéra sur scène et faire un film d'opéra. Quand j’ai interprété le Duc, sous la direction de Zubin Mehta, pour le film de Vittorio Storaro Rigoletto from Mantua, on m’a dit que je faisais des mouvements trop amples. Je suis habitué à la scène où il faut amplifier les gestes pour que les spectateurs puissent tout voir, même ceux qui sont loin de la scène. Le réalisateur me disait : "Regarde la caméra, elle est là, juste devant toi !". C’est la même chose lorsqu'on chante avec un micro. On entend tout, y compris la respiration. Il faut donc trouver un équilibre et en faire moins que sur une scène d'opéra. Apprendre à chanter avec un micro a été très important pour moi. M'exprimer ainsi m'a poussé à chercher des sonorités, une façon de projeter la voix plus doucement, trouver une émission différente…
Le 14 juillet dernier, vous avez chanté sous la Tour Eiffel sous la direction de Daniele Gatti. La diffusion de ce concert à la télé a été particulièrement suivie. Sentez-vous les retombées d'une telle exposition ?
Oui, bien sûr ! De toute façon, pour être connu, il faut faire de la télé, de la télé et encore de la télé. Aujourd'hui, j'entends dans la rue : "Mais je vous connais…". Les gens ne savent pas forcément mon nom mais se souviennent de mon visage. Mon passage à la télé le 14 juillet a été une expérience incroyable. L’amour de la patrie est un sentiment que l’on a un peu perdu, alors réunir autant de monde autour de cela ! J’ai vraiment vécu cette soirée comme un moment d’amour. J’ai d'ailleurs davantage senti la communion avec le public lorsque j'ai chanté "La Vie en rose" qu'avec un air de La Traviata ou de La Bohème. Ce concert m'a permis de me donner totalement. Je n'étais plus un ténor mais je faisais corps avec le public. Pour moi, le chant touche au divin, et j'étais devenu un trait d’union entre cette dimension spirituelle et ce public. Ce passage à la télé le 14 juillet a été un moment très fort, et je ne suis pas prêt de l'oublier.
Le 21 octobre est sorti chez Sony Classical votre dernier disque : Ave Maria, que vous avez enregistré en 2012 avec les Petits Chanteurs de la Chapelle Sixtine…
Je pense que cet album de Noël dispense une saveur particulière. On n’y trouve pas les morceaux habituels de ce genre de disque, et certains n'ont même jamais été enregistrés. Je voulais dévoiler un peu de mon histoire et de celle du Vatican en faisant connaître la vie des Petits Chanteurs de la Chapelle Sixtine. Lorsque j'étais très jeune, j’ai travaillé là-bas sous la direction du Cardinal Domenico Bartolucci qui est décédé il y a peu. Il était le Maître perpétuel du Chœur de la chapelle Sixtine. Je lui apportais le café dans son bureau où il vivait entièrement pour la musique, entouré d'un piano et de partitions. Il y en avait partout ! Il me disait : "Pose-le là !". Mais, où ? Il n’y avait pas de place car la musique envahissait tout, sans doute comme chez Beethoven ! Toute cette musique, ces crayons et l’encre sur ses doigts ! Aujourd'hui, on n’écrit plus à la main… J’ai tenu à inclure sur mon disque l’Ave Maria de Bartolucci comme un profond hommage. J'ai eu l’honneur de l'enregistrer avant sa mort…
Je ne voulais pas que le souvenir de cette tranche de ma vie se perde et j'avais la voix pour faire cet album, raconter mon histoire. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi beaucoup de mélodies qui ont de l’importance pour moi, qui me relient à l’histoire que j’ai vécue et à ma vie de tous les jours : l'Ingemisco du Requiem de Verdi ou l’Ave Maria de Schubert, et des pièces un peu plus particulières.
Vous avez participé aux arrangements des airs qui composent le programme de ce nouveau disque. En quoi a consisté votre travail ?
Pour certaines œuvres il a fallu retrouver la musique et nous avons dû chercher dans les archives. Pour certaines mélodies, il me restait seulement un souvenir, mais je tenais à les enregistrer pour cet album. Alors cela n’a pas été facile car j’ai dû recréer de mémoire. J'ai même complété quelques mélodies populaires et fait les arrangements avec mon ami compositeur et arrangeur Richard Whilds. Certaines mélodies ont été réécrites d'après la tradition. Je les ai retranscrites d'après tout ce dont je me souviens.
Le livret du disque vous cite en tant que producteur exécutif. Était-il important pour vous de contrôler le plus possible ce projet ?
Être producteur exécutif c’est avoir un projet dans la tête et le porter pour qu’il se réalise. C’est avoir une vision concrète et globale de ce que l’on veut faire et que l’on veut partager. Pour Ave Maria, je savais exactement qui engager pour obtenir le résultat que je visais. En tant que producteur exécutif, j'avais le moyen de garantir la qualité de mon propre travail. Dans un cas comme celui-ci, je tiens à tout contrôler et tout gérer par moi-même. Ce disque suit le parcours que j’ai fait tout seul depuis que je suis petit, et je n’aurais pas pu être accompagné dans ce voyage très personnel. J’ai eu la chance d’avoir le soutien de mon éditeur, Sony Classical, qui a accepté de publier ce que j'appelle "mon histoire musicale". Cet album peut être considéré comme un disque de Noël ou un album sacré intemporel…
Pour l'enregistrement de ce répertoire particulier, souhaitiez-vous obtenir un son spécifique ?
Tout à fait. Je voulais faire revivre le son que je gardais en mémoire, la manière "messa di voce" dont je chantais quand j'étais très jeune. Je voulais retrouver la magie de cette voix retenue sans verser dans une voix d’opéra. Cette douceur du son, je la vois comme une quête de spiritualité, une expression qui permet de donner tout ce qu'on a, comme dans une véritable prière. Pour entrer chez les Petits Chanteurs de la Chapelle Sixtine, on passe un examen. Chaque petit choriste occupe une fonction à Santa Cecilia et écrit son nom dans un registre où sont consignés tous les noms depuis des années. À ce moment, on fait un vœu. Moi j’ai dit : "Je veux chanter pour la Vierge". Mon album Ave Maria est donc consacré à la Vierge, cette incroyable figure maternelle de la Foi…
Le chef d'orchestre et organiste Fabio Cerroni dirige le Sinfonietta de Rome. Quel travail avez-vous fait ensemble ?
Fabio Cerroni a été lui-même Petit Chanteur de la Chapelle Sixtine. Voilà un autre lien magique de ce disque. Fabio est entré deux ans avant moi dans le chœur, et nous sommes toujours restés en contact. Il travaille maintenant à Munich comme assistant d’un autre chef tout en dirigeant lui-même. Il était donc normal de penser à lui pour diriger l’orchestre durant l'enregistrement. Il connaît parfaitement ce répertoire et c’est également un très grand organiste qui a recueilli toute la tradition. Il devait absolument faire partie de ce projet, comme Francesca Rosetti, qui m’a aidé à trouver la musique. Fabio possède une très grande sensibilité musicale et je pense qu’il va faire beaucoup de chemin. Pour l'enregistrement, il a réussi à obtenir en très peu de temps de l’orchestre qu’il joue parfaitement dans le respect de la tradition ces morceaux pourtant en dehors de tout répertoire. Aujourd'hui, les budgets alloués aux disques comme Ave Maria ne nous autorisent pas beaucoup de sessions pour travailler et enregistrer. Grâce à sa très grande culture, nous avons réussi ce tour de force.
Le 9 mars 2014, vous chanterez en récital au Metropolitan Opera de New York avant de commencer une série de représentations de La Bohème. Quelle est votre approche du récital en général ?
Le récital est très difficile car c’est un challenge. C'est une forme d'expression très intime, très différente de l’opéra, qui rapproche l’artiste de son public. Proposer mon propre récital est une chance inouïe, surtout au Metropolitan Opera de New York. La salle me fait un peu peur. 4.500 spectateurs, tout de même ! Par ailleurs, je ne peux m'empêcher de me souvenir qu'un autre ténor italien a eu l’honneur d'un récital sur la scène du Met, c’était Luciano Pavarotti, avec James Levine au piano ! Il existe même un DVD de cette soirée historique. New York m’attend et je suis prêt à croquer la pomme. Je verrai si elle est sucrée ou amère !
Vous serez accompagné au piano par Vincenzo Scalera. Pouvez-vous nous parler du programme que vous chanterez ?
C’est un des plus grands pianistes accompagnateur pour la voix. Il possède un toucher et une sensibilité incroyables. Il respire avec le chanteur. Avoir Vincenzo à mes côtés est une assurance. Il m’a d’ailleurs aidé à construire le programme de ce récital. Ce sera en partie une reprise de ce que nous avons déjà donné à La Scala. Je ne chanterai pas seulement de l'opéra. Il y aura aussi des airs de Tosti, et un répertoire plus léger. Nous débuterons par les airs d'opéras et, graduellement, nous terminerons par les chansons napolitaines qui m’ont valu 45 minutes de bis à La Scala !
Aujourd'hui, on vous associe à une image de jeune premier. Comment voyez-vous l'évolution de votre carrière et de vos rôles dans les années qui viennent ?
La chose la plus importante, c’est le choix du répertoire. Aujourd’hui, je me sens à l’aise dans mon répertoire et ce serait une erreur de me lancer dans des rôles que je ne saurais pas gérer ensuite. Pour le moment, il est sage de demeurer dans ces œuvres que j’ai mis des années à travailler et à posséder. Cependant, comme les saisons des maisons d'opéra se programment très à l’avance, il me faut anticiper. Mes engagements vont jusqu’à 2019 ! C’est de la folie ! Qui peut dire comment sa voix va évoluer ? La perception du chanteur varie de jour en jour car son instrument se modifie continuellement… Ceci dit, je vais débuter dans Werther et le chanter à Berlin en juin 2014 en concert. En 2018, je pense m'engager dans de nouvelles œuvres comme Tosca. Je voudrais aussi chanter Un Bal masqué où je pense pouvoir apporter quelque chose de différent…
Propos recueillis par Jean-Claude Lanot
Le 13 novembre 2013
Pour en savoir plus sur Vittorio Grigolo :