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Interview de Vincent Chaillet, Premier danseur du Ballet de l'Opéra de Paris

Vincent Chaillet.  © Julien BenhamouCe qui marque la danse de Vincent Chaillet, c'est sa respiration musicale très personnelle à même d'enrichir les rôles qu'il incarne. Il ne danse pas sur la musique mais il est dans la musique. Tout aussi performant dans les ballets contemporains que dans le répertoire classique qu'on lui confie de plus en plus, il était un prodigieux Mozdock à la présence imposante dans La Source de Jean-Guillaume Bart en décembre dernier… Nous le rencontrons alors qu'il prépare ses débuts dans le rôle du Prince Siegfried dans Le Lac des Cygnes de Rudolf Noureev au côté de Laura Hecquet qui, elle aussi, doit danser pour la première fois le double rôle d'Odette/Odile.



Malheureusement, quelques jours après notre rencontre, Vincent Chaillet s'est blessé en répétition et ne pourra pas faire ses débuts dans le rôle de Siegfried. Nous avons pu le contacter et il a accepté de témoigner face à cette situation particulièrement cruelle. Ce nouvel échange conclut l'interview que lui consacre Tutti-magazine.


Le 1er avril, vous allez danser pour la première fois le rôle du Prince dans le Lac des cygnes de Noureev. Où en êtes-vous de votre préparation ?

Vincent Chaillet : J'ai maintenant mémorisé la chorégraphie et nous abordons l'étape qui consiste à mettre les choses en place dans la continuité. À ce stade, il est possible de prendre le ballet depuis le début pour le dérouler, scène après scène, en ajoutant l'intensité dramatique et en travaillant autant sur les personnages que sur la technique. Nous essayons de ne pas nous focaliser dans un premier temps sur la technique et parler seulement dans un second temps des personnages. Lier les deux est la seule façon d'aboutir à une cohérence entre un rôle et la technique qui l'anime.


Vincent Chaillet photographié par Julien Benhamou.  D.R.À l'Opéra de Paris, Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev fait en quelque sorte partie de l'ADN des danseurs. Le système de progression hiérarchique de la compagnie fait que, chaque année, nous pouvons nous présenter au concours de promotion avec certaines variations. Or, pour le concours qui m'a permis d'accéder au statut de Coryphée, j'avais présenté la variation lente de Siegfried à l'Acte I. C'était un gros morceau et le premier succès de ma carrière, si je peux m'exprimer ainsi. José Martinez m'avait fait travailler et je lui dois beaucoup. Puis, 2 ans après, Brigitte Lefèvre, qui était alors Directrice de la Danse, m'a confié le rôle du Prince dans le Pas de trois du Cygne noir dans le cadre d'une soirée "Jeunes danseurs". Alice Renavand dansait Odile, et Sébastien Bertaud, le rôle de Rothbart… Tout cela date de mes jeunes années. Aussi, il s'agit pour moi de retrouver des sensations. J'espère aussi avoir progressé depuis ces premières expériences du Lac et être en mesure d'apporter à ce rôle des choses nouvelles, davantage de maturité et plus de poids au personnage.

Quelle est votre propre approche du rôle du Prince ?

Cette approche est assez complexe car, selon les différentes personnes qui ont travaillé avec Noureev, les interprétations varient un peu et chacun ne voit pas forcément la même chose. Pour moi, Siegfried est un jeune Prince rêveur et quelque peu énigmatique plongé dans la quête de sa personnalité. Vu de ce personnage, le ballet devient une sorte de quête initiatique. Siegfried est un peu influençable, en particulier face à Rothbart, son précepteur, qui représente une figure connue en laquelle il a confiance. La façon dont Rothbart se joue de lui tient de la manipulation. Siegfried est à la recherche de l'amour mais il est un peu perdu dans ses pensées et son comportement est un peu simpliste par rapport à son idéal de vie, de pureté et de liberté. Conscient de sa position et de l'allure qu'il doit afficher, il ressent le poids de la couronne et de sa charge de Prince. Il sait aussi qu'il est dans l'obligation de devoir se marier et souffre un peu de tout cela.
Le ballet utilise plusieurs symboles qui aident à la compréhension du personnage. Par exemple, on lui remet une arbalète et c'est précisément cette arme qui va lui permettre d'aller à la rencontre du Cygne. L'objet symbolise aussi en quelque sorte sa quête de liberté, et on peut voir ensuite une échappatoire dans le fait qu'il part seul dans la forêt. Selon les scènes, le rapport entre le Prince et Rothbart peut être ambigu. Entièrement vêtu de noir, le précepteur tente d'exercer un pouvoir de domination sur Siegfried, lequel n'a pas envie de se laisser faire. Face au Cygne noir, il est totalement sincère lorsqu'il croit reconnaître la femme à laquelle il a juré fidélité et amour. Or il se fait totalement berner par Rothbart.

Face à vous, Rothbart sera interprété par Stéphane Bullion. Le rapport entre ces deux personnages est capital. Sur le plan psychologique comment allez-vous construire cette relation ?

Vincent Chaillet dans <i>Don Quichotte</i> en 2012.  © Julien BenhamouDe par notre travail, Stéphane Bullion et moi nous connaissons bien. Stéphane est un danseur que j'apprécie énormément. Il a beaucoup de caractère et possède une vision nette de sa trajectoire. De plus, il est très gentil. Pour autant, nous n'avons pas encore pu répéter ensemble pour Le Lac des cygnes car il doit danser le rôle du Prince pour les premières représentations de la série. Moi, je ne danserai que dans trois semaines. Quoi qu'il en soit, si pour Laura Hecquet, ma partenaire, et moi, il s'agit de prises de rôles, Stéphane a déjà beaucoup dansé Rothbart. Nous savons que nous pouvons lui accorder une confiance aveugle et que nous n'aurons aucun problème. Nous sommes d'ailleurs assez impressionnés tout en étant très heureux de pouvoir partager ce moment avec lui car il est vraiment formidable dans ce rôle.

Vous danserez donc vos premiers Lac avec Laura Hecquet. Quelle partenaire est-elle ?

Laura est très douce, mais également très franche. Lorsque quelque chose ne va pas, on parle et on règle le problème sans avoir à tourner autour du pot. Nous travaillons ainsi ensemble de façon honnête et sincère, ce qui est très agréable. Laura est une danseuse magnifique que je pense faite pour danser un rôle comme celui d’Odette/Odile. Elle a attendu longtemps avant d'être promue Première danseuse* alors qu'elle le méritait depuis un certain nombre d'années. Nous sommes actuellement dans une période de recherche et de travail. Élisabeth Maurin, notre coach, nous propose certaines pistes afin que, tout en essayant de respecter le plus possible la chorégraphie de Noureev, nous puissions trouver une approche qui nous convienne. Mais Laura a déjà beaucoup réfléchi et son corps se place naturellement en dépit du gros travail de bras et de dos nécessaire pour entrer dans le personnage. J'apprécie en tout cas la facilité de construire avec elle.
* À l'issue de la représentation du Lac des cygnes du 23 mars 2015, où elle remplaçait Ludmira Pagliero dans le rôle d'Odette/Odile, Laura Hecquet a été nommée danseuse Étoile.

Quelle est votre définition d'une bonne ou d'un bon partenaire ?

La chose essentielle est le rapport humain, avant même d'envisager les qualités physiques, la taille, la souplesse ou que sais-je encore. C'est le rapport humain qui, pour moi, va déterminer la façon dont la collaboration va se passer. Si je sens que, en face de moi, se trouve une personne légèrement sur la défensive ou qui exprime une forme d'attente, cela peut me gêner. J'ai besoin de construire petit à petit afin d'installer une confiance dans le partenariat. Or, pour cela, j'ai besoin de prendre mon temps, de ne pas me sentir pressé. J'attends donc une compréhension, de la patience et de la bienveillance en même temps qu'un aspect profondément humain. Globalement, je n'aime pas la démonstration comme finalité immédiate.

 

Vincent Chaillet dans le ballet de Jiri Kylian <i>Kaguyahime</i>.  © Julien Benhamou

Avez-vous eu votre mot à dire par rapport à la constitution de votre couple ?

En ce qui concerne Le Lac des cygnes, je pense que la décision a été prise en fonction des disponibilités de chacun par Benjamin Millepied et Clotilde Vayer, qui est associée à la Direction de la Danse. Il se trouve que Laura est déjà ma partenaire sur Le Chant de la Terre. Par conséquent, pour des raisons de planning, il nous était impossible de faire les premiers spectacles de la série du Lac des cygnes. Cela s'accordait donc parfaitement. De plus, en ce qui concerne le rapport de tailles, nous sommes assez grands tous les deux, ce qui rendait notre association assez logique. Nous devons ensuite nous retrouver tous les deux sur Paquita. En bref, nous sommes partis pour trois ou quatre mois dans un axe de construction. Je trouve cela plutôt positif car, lorsque comme moi, on n'a pas à ce jour de partenaire attitrée, un temps d'adaptation est toujours nécessaire à chaque nouvelle collaboration. Dans le cas présent, il est appréciable de commencer à se connaître et de pouvoir mener un travail sur la continuité. Je n'ai pas eu mon mot à dire sur la constitution de notre couple mais je suis très heureux de ce choix.

 

Vincent Chaillet et Ludmila Pagliero dans <i>Répliques</i>.  © Agathe Poupeney

Vous ne danserez votre Prince dans le Lac qu'à deux reprises. N'est-ce pas frustrant ?

Je suis assez partagé par apport à cette situation. Il est vrai que deux spectacles, cela peut paraître peu lorsque le but est de trouver le confort qui permet ensuite de pouvoir être plus généreux et de procurer ainsi davantage de plaisir aux spectateurs. Il faut compter avec une part d'appréhension, de stress et de nervosité un soir de prise de rôle, et même sur une seconde représentation car tout est encore très frais. Une chose est certaine, on ne se sent pas forcément à l'aise mais, lorsqu'il y a une certaine forme d'urgence et la conscience de ne pas avoir ensuite huit spectacles à défendre, on se sent prêt à tout donner.
Il faut aussi garder à l'esprit que Laura et moi sommes Premiers danseurs et que les Étoiles du Ballet sont en quelque sorte la priorité de cette maison, ce qui a toujours été ainsi. Je trouve ça normal et je comprends tout à fait que l'on continue à concevoir les distributions ainsi. Si j'étais Étoile, j'aurais sans doute à cœur de défendre mes spectacles. Il faut se souvenir qu'il fut un temps, pas si lointain, où les Premiers danseurs devaient se contenter d'une seule date, et encore ! Nous étions remplaçants et les Étoiles assuraient toutes les représentations. Je m'estime donc déjà très chanceux d'avoir accès à ce genre de répertoire, et ce depuis quelques années, grâce notamment à la confiance que m'a portée Brigitte Lefèvre ces derniers temps. Pour le coup, deux spectacles, c'est mieux qu'un seul car une seule possibilité de danser un nouveau rôle s'accompagne d'un stress très important. J'ai fait cette expérience sur La Belle au bois dormant, et je l'ai assez mal vécue. Un mois ou un mois et demi pour aboutir sur une seule date est comparable à une épreuve des Jeux Olympiques : c'est le moment ou jamais ! Passer à côté peut fort bien arriver dans la mesure où, ce jour-là, on est justement dans un état psychologique particulier. Un danseur est un être humain, et il ne peut pas être toujours au top… À l'Opéra, nous n'avons pas de coaching psychologique face à ce genre d'épreuves. Certains danseurs les gèrent très bien, et d'autres sont plus sensibles au stress et à ce qui l'accompagne.

 

Vincent Chaillet en 2012 dans <i>In the middle, somewhat elevated</i> de William Forsythe.  © Julien Benhamou

En 2002 vous avez été admis dans le corps de ballet de l'Opéra. Votre première apparition sur scène était justement dans Le Lac des cygnes. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur ces débuts ?

Le Lac des cygnes est effectivement le ballet dans lequel j'ai débuté lorsque je suis entré dans le corps de ballet. C'était mon premier remplacement et des débuts sur les chapeaux de roues. J'avoue que j'ai un peu oublié ces sensations car ma situation au sein de cette maison a beaucoup évolué depuis. Mais je me souviens très bien que ce moment a été difficile. Je dansais dans la Valse de l'Acte I et dans la Polonaise de l'Acte III. À cette époque, on ne faisait pas du tout travailler les remplaçants. Or la chorégraphie des garçons est très compliquée, tant au niveau des lignes que des pas. Même si l'on connaît les pas par cœur, aucun danseur ne fait la même chose, ce qui n'est pas évident. Mes débuts sur la scène de l'Opéra Bastille en tant que membre du corps de ballet rendaient la situation encore plus impressionnante.
Ce premier spectacle ne s'est pas fondamentalement mal passé mais j'ai fait quelques petites erreurs qu'on m'a assez sèchement fait remarquer. On m'a pris entre quatre yeux pour me dire : "Ça ne va pas du tout. Si tu as vraiment envie de faire tes preuves dans cette compagnie, tu as intérêt à te reprendre parce qu'on ne laissera pas passer ça deux fois !". Sur le coup, je ne l'ai pas très bien vécu mais, heureusement, j'ai eu l'occasion de retourner en scène quelques jours plus tard à la même place, je me suis ressaisi et tout s'est correctement déroulé. Bien que tendue, cette première expérience m'avait aidé à savoir où je mettais les pieds. Dès lors, j'ai repris confiance en me disant que, moi aussi, j'avais le droit de faire partie de cette compagnie et de danser.
De fait, je suis quelqu'un qui prend beaucoup son temps et qui a en permanence le sentiment de ne pas mériter ce qui lui arrive. Cela ne veut pas dire que je n'ai pas d'ambition. Je reconnais aussi que j'ai eu beaucoup de chance dans ma carrière car on m'a fait confiance et j'ai eu énormément d'opportunités. De telle sorte que j'ai parfois du mal à comprendre pourquoi on me les a offertes et non à d'autres que j'estime avoir autant de talent que moi, voire plus. On m'a vraiment donné beaucoup de choses et j'en suis extrêmement reconnaissant mais, systématiquement, je mets un certain temps avant d'intégrer la légitimité de ce que je reçois. Je dois toujours franchir ce moment de flottement avant de me dire que je suis à ma place pour faire ce qu'on me confie et que, finalement, c'est normal.

Avez-vous éprouvé ce sentiment lorsqu'on vous a annoncé que vous alliez danser le rôle de Siegfried ?

Oui, d'autant que je l'ai appris par le biais de l'affichage des distributions. Benjamin Millepied tient à ce que les Étoiles connaissent leurs dates de spectacles assez longtemps à l'avance, ce qui est une très bonne chose. Ensuite, du fait des blessures et autres accidents de parcours, ce planning évolue forcément. Mais, c'est un autre problème. Les rôles d'Étoiles sont donc maintenant affichés plusieurs mois à l'avance. Ce n'était pas le cas sous la précédente direction et cela occasionne davantage de surprises !

 

Vincent Chaillet interprète Tybalt dans <i>Roméo & Juliette</i> de Rudolf Noureev.  © Julien Benhamou

Vous avez progressé au sein du corps de ballet en partie avec les ballets de Rudolf Noureev. Vous sentez-vous en parfaite harmonie avec ce répertoire ?

Cette question est compliquée. J'ai un énorme respect vis-à-vis de l'apport de Noureev à la compagnie et des Étoiles qu'il a nommées. Ces danseurs ont été les exemples avec lesquels j'ai grandi à l'École de danse. Ils m'ont donné le goût de faire ce métier : Manuel Legris et Laurent Hilaire, mais également José Martinez, qui est venu après mais a eu aussi l'occasion de travailler un peu avec Noureev lorsqu'il était jeune.  Les ballets de Noureev sont donc pour moi un peu intouchables.
Ceci étant, je trouve aussi que certaines productions, ou certains passages, certains costumes ou même différentes représentations psychologiques, sont parfois un peu vieillots. Mais j'ai grandi avec ces ballets et ils ont formé mon goût artistique. Je trouve parallèlement dans cet héritage des choses tellement sublimes et des passages si raffinés et subtils que j'ai du mal envisager qu'on puisse tout laisser tomber.

 

Vincent Chaillet (Mozdock) et Karl Paquette (Djémil) dans <i>La Source</i>.  © Julien Benhamou

La complexité de certains passages ou de certaines variations ne se pose-t-elle pas pour vous en termes de difficultés ?

Si, bien sûr, mais je pense pouvoir dire que cette complexité me convient bien et m'arrange presque parfois. Je ne suis pas un danseur démonstratif et flamboyant, pas plus qu'un énorme technicien. La technique demandée dans les ballets de Noureev est particulière. Elle s'apprend, se rabâche presque avant de la maîtriser, et on l'acquiert petit à petit. Mais il ne s'agit pas d'une technique démonstrative. Je sais parfaitement que je ne sauterai jamais à 10 mètres de haut pas plus que je ne ferai 15 pirouettes. Le public ne sera jamais debout du fait de ma performance physique. Cela ne correspond pas à mon physique ni à la personnalité du danseur que je suis.
De fait, ces versions de ballets classiques, peut-être un peu alambiquées ou parfois compliquées, me vont bien. J'y trouve aussi des variations lentes, ainsi que des scènes où il est possible de m'exprimer autrement que dans la limite d'une démonstration technique. De plus, la psychologie des personnages masculins des ballets de Noureev est bien plus développée, comparé à ce qu'on peut trouver ailleurs, à l'étranger, où le danseur est davantage présenté comme le partenaire de la ballerine et un interprète explosif et démonstratif de sa technique.

Parmi les ballets que vous avez créés à l'Opéra se trouve La Source de Jean-Guillaume Bart, en 2011. Vous y dansiez Mozdock. En reprenant ce rôle cette saison, avez-vous senti une évolution dans votre approche ?

Mozdock, pour le coup, est un personnage assez flamboyant, très premier degré. J'ai eu le sentiment d'avoir gagné encore plus de liberté en le reprenant cette saison. Non de prendre des libertés par rapport à ce que voulait Jean-Guillaume Bart, mais je m'y sentais plus à l'aise. Or c'est à ce stade que tout devient plus agréable car on ne se situe plus du tout dans l'exécution de pas appris et effectués le mieux possible, mais on s'approprie totalement le personnage et sa technique. On s'y sent libre et on se sent bien ! J'avais un peu éprouvé ce sentiment à la création, mais une création se fait toujours dans l'urgence et le personnage qu'on incarne n’est pas toujours abouti tel qu'on le voudrait. L'interprétation peut manquer de subtilité ou, simplement, de confiance. De plus, je me suis blessé en dansant ce rôle en 2011, lors de la troisième représentation, une soirée qui était enregistrée. Alors je n'ai pas vraiment eu l'occasion de rôder le rôle de Mozdock. Mais je l'avais si bien travaillé à l'époque que tout est revenu très vite en novembre dernier. Physiquement, la chorégraphie était encore en moi et je crois avoir pu pousser plus loin mon travail, me faire davantage plaisir. Je crois que ça s'est senti.

 

Vincent Chaillet interprète Mozdock dans <i>La Source</i> de Jean-Guilaume Bart.  © Julien Benhamou

 

Vincent Chaillet dans le ballet <i>La Source</i>.  © Julien Benhamou

Comment avez-vous trouvé la respiration rythmique de ce rôle auquel vous apportez une très grande précision ?

Cela vient beaucoup de la chorégraphie de Jean-Guillaume Bart, qui est extrêmement musicale, d'une précision presque maladive. Pourtant, c'est cette précision qui a eu pour effet de me libérer. Je comprends vraiment cette exigence de musicalité. La musique a tant d'importance pour moi que j'ai du mal à m'en détacher. Si, par exemple, je ne tombe pas précisément sur la note que je considère la bonne car elle correspond à ma compréhension et à mon ressenti, j'ai l'impression que cela gâche la qualité de mon exécution technique et de mon interprétation. Je sais pourtant que ce n'est pas grave si, parfois, on n'est pas dans une exactitude extrême et qu'on se laisse porter par autre chose. Pour moi, la précision liée à la musicalité prime sur tout. C'est la raison pour laquelle j'ai beaucoup de mal à danser des pièces qui me donnent l'impression de flotter sur la musique, sans avoir trop de repères mais parfois une sensation de flou. J'y parviens pourtant car je n'ai pas le choix, mais c'est très compliqué. La musicalité d'une chorégraphie m'aide vraiment. La musique est une alliée et c'est ce qui me fait vibrer sur scène par l'effet de l'orchestre qui me porte depuis la fosse.

N'avez-vous pas un problème face à la musicalité très spéciale des chorégraphies de Noureev ?

Il s'agit d'une musicalité particulière mais elle existe. Les pas de Noureev ne s'appuient pas sur la mélodie mais sur la rythmique. D'où, parfois, un léger décalage. Par exemple, lorsque des séquences de six pas sont calées sur des phrases de huit temps. On peut même avoir la sensation que la musique et les pas ne sont pas synchronisés. Cela vient du fait que le danseur n'évolue pas sur la mélodie. Mais une certaine musicalité s'exprime tout de même. Noureev, parfois, illustre chaque note par un pas, d'où cette impression d'une sorte de boulimie de pas ou de chorégraphie trop chargée.

Vous avez eu l'occasion de rencontrer de nombreux chorégraphes dans le cadre du Ballet de l'Opéra de Paris. Quelles sont les rencontres qui vous ont marqué ?

J'ai eu la chance incroyable de travailler avec de nombreux chorégraphes, et des très grands. Aussi, je ne voudrais pas en oublier certains en vous répondant. Une chose est sûre, les rencontres les plus riches ne sont pas forcément liées à des créations. Le rapport humain, j'y reviens, est ce qui m'intéresse le plus dans mon métier. Les rencontres qui m'ont le plus marqué peuvent être aussi celles avec les assistants des chorégraphes. Nous passons souvent plus de temps avec eux, et c'est avec eux que nous avons plus de contacts. Je pense par exemple à Sasha Waltz, qui était très présente lors de la création de son Roméo et Juliette, mais qui avait autour d'elle toute une équipe, non d'assistants, mais de danseurs de sa compagnie qui sont aussi des chorégraphes à part entière. Il y avait une vraie dimension de partage avec Juan Kruz Diaz de Garaio Enaola, mais aussi avec Luc Dunberry. C’est aussi avec les gens qui nous font travailler un style qu'il y a le plus d'échanges. Ce n'est donc pas toujours avec le chorégraphe star que le lien est le plus fort, tout simplement parce qu'il n'est pas forcément là, ou parce qu'il arrive seulement une semaine avant la première.


Vincent Chaillet dans <i>Orphée et Eurydice</i> de Pina Bausch.  © Julien BenhamouParmi les grandes rencontres que j'ai faites, il y a Pina Bausch. Un véritable choc, même ! Plus qu'une chorégraphie, c'était même davantage un état d'esprit de travail extrêmement particulier dans lequel nos émotions sont totalement à fleur de peau. Il m'est arrivé de ne pas comprendre où j'allais, de me sentir complètement perdu. J'avais l'impression que rien de ce que je proposais ne convenait, d'être à côté de la plaque et que je n'y parviendrais jamais. Pourtant, au final, en spectacle, il est sorti de tout cela quelque chose de si fort sur le plan émotionnel que l'état d'insatisfaction permanente devient presque compréhensible. Tout était tellement sublime au niveau du mouvement et du rapport à la musique ! Nous avons vécu des choses incroyables avec Pina Bausch, en particulier lors d'une tournée en Grèce qui nous a permis de danser Orphée et Eurydice en plein air dans le théâtre antique d'Épidaure devant 12.000 personnes. Ce spectacle est sans doute un de mes plus grands moments de scène, même si je n'étais pas soliste. Faire partie du groupe dans ce contexte est inoubliable. Du reste, pour moi, être soliste ne garantit pas une place à laquelle on éprouve nécessairement le plus de plaisir en scène. Il est également possible de s'épanouir au sein d'un groupe, surtout dans une pièce de Pina. L'apprentissage, comme je vous l'ai dit, était très laborieux et presque pénible mais, en scène, quel bonheur !

Ce sentiment de pénibilité dans la préparation des ballets de Pina Bausch est-il partagé entre danseurs ?

Ce n'est pas un sentiment personnel. Il est partagé, sans pour autant être unanime. Cela découle de la méthode de travail qui est laborieuse car sous-tendue par une exigence extrême. Mais je la comprends tout à fait. Je suis aussi quelqu'un d'extrêmement exigeant et je me trouve dans un état d'insatisfaction chronique. À la place des collaborateurs de Pina, je pense que j'aurais la même attente. Je serais même peut-être insupportable !

Avez-vous trouvé dans vos rencontres avec les créateurs un langage chorégraphique dans lequel vous vous êtes spontanément identifié ?

Vincent Chaillet dans <i>Kaguyahime</i> de Jiri Kylian.  © Julien BenhamouJe vais sans doute là encore en oublier certains…
Nacho Duato a été une belle rencontre et, même si nous n'avons pas beaucoup échangé, j'ai beaucoup aimé son ballet White Darkness car je me suis bien retrouvé dans sa chorégraphie. William Forsythe est un génie et lorsqu'il arrive et qu'on travaille avec lui, même si c'est pour 2 ou 3 heures dans un studio, on est totalement subjugué par le personnage et le talent. Je ne peux pas non plus ne pas parler d'un autre génie, Jiri Kylian. J'ai eu la chance de faire une prise de rôle dans Doux mensonges, qui a été créé pour le Ballet de l'Opéra avec des solistes fabuleux. Il y a 10 ans, lorsque je suis rentré dans la compagnie, jamais je n'aurais pu penser avoir un jour accès à ce genre de répertoire. Cela fait 5 ans que je suis premier danseur mais je suis encore impressionné par ce qui m'arrive. J'ai toujours du mal à le réaliser. Dans cette maison, j'ai parfois encore la sensation d'être un enfant à l'École de Danse qui regarde les spectacles. Il y a tellement de talents ici que cela demeure impressionnant…
Mais, pour revenir à votre question, c'est sans doute avec le vocabulaire de Mats Ek que j'ai trouvé le plus cette affinité immédiate. Mats crée une folie en scène, une théâtralité surpuissante qui nécessite de sortir tout ce que nous avons en nous. Dans son travail, c'est le côté le plus trivial de l'être humain qui est mis en scène. Je pense par exemple au ballet Appartement et au solo de La Télévision, que je trouve exceptionnel sous cet angle. Pouvoir parler, crier et même hurler pour exprimer la névrose humaine dans son aspect le plus cru est quelque chose de fabuleux. Son langage dans le sol, lourd, à base de lignes et de jambes tendues, me plaît beaucoup et je m'y sens assez à l'aise. Je ne veux pas dire pour autant que c'est facile car, là encore, un travail énorme est nécessaire. Mais je m'y suis glissé de façon plus aisée que dans d'autres formes d'écritures chorégraphiques. J'ai adoré son ballet A Sort of qu'il avait créé au Nederlands Dans Theater et qui a été repris deux fois à l'Opéra de Paris. La première fois, je dansais plutôt dans le groupe, et la seconde, j'ai eu la chance d'alterner avec Nicolas Le Riche sur le premier pas de deux qui se déroule au niveau de la fosse d'orchestre recouverte. Assis à 50 cm du premier rang, au tout début, la proximité avec le public est énorme. C'était là aussi une expérience assez forte.

 

Vincent Chaillet dans le ballet <i>In the middle, somewhat elevated</i> de W. Forsythe.  © Julien Benhamou

N'est-ce pas perturbant de voir un public que, généralement, vous ne distinguez pas ou très peu ?

Vincent Chaillet interprète Lacenaire dans <i>Les Enfants du Paradis</i> de José Martinez.  © Julien BenhamouJe préfère voir le public, être proche de ce public. J'aime quand le rapport entre la scène et la salle est cassé. Je reste toujours impressionné par ces spectateurs qui sont plongés dans le noir et nous regardent. Il y a là un côté mystérieux, critique, qui se traduit pour moi par une certaine appréhension. À la fin d'un ballet, lorsque la salle est à nouveau éclairée, on voit les visages et les expressions montrent qu'il s'est passé quelque chose. On a face à soi des êtres humains. Mais dans le noir, on ne sait pas trop. Quelque part, le public fait peur.

Vous êtes donc plus à l'aise sur la scène de l'Opéra Garnier que de l'Opéra Bastille ?

Curieusement, non ! Je trouve Bastille plus confortable parce qu'on est plus loin du public, et même considérablement plus loin, de telle manière qu'on sent moins sa présence. L'Opéra Bastille est aussi plus froid et, pour des raisons techniques, le sol de la scène est plat. Cela change énormément la donne, et c'est tout de même plus confortable lorsqu'on a des chorégraphies difficiles à danser. Pour une démonstration de grosse technique classique, je me sens définitivement mieux sur le plateau de l'Opéra Bastille. Il est également plus grand que celui de Garnier. Les danseurs ont donc plus d'espace.
À Garnier, on ressent le côté historique de ce bâtiment mythique. On voit bien que certains spectateurs fréquentent ce lieu parce que, pour eux, c'est important. La manière dont on vient à l'Opéra a bien changé mais certains spectateurs s'habillent toujours. Voir un spectacle à Garnier relève encore de quelque chose de magique. Certaines personnes se retrouvent toujours dans les loges de côté - les danseurs les connaissent ! - et ils sont presque sur scène avec nous. Le public est très proche. On entend les gens parler et tousser. Tout est plus palpable.

Allez-vous voir danser vos collègues ?

Avant d'être promu soliste, j'allais voir toutes les distributions de tous les spectacles, y compris ceux auxquels je ne participais pas. Je sortais aussi beaucoup, au Théâtre de la Ville, au Palais de Chaillot… J'allais voir tout ce qui se faisait. Mais depuis deux ou trois saisons, j'ai accès à un important répertoire d'Étoiles, et j'avoue que, si je vais encore voir les autres distributions, c'est un peu par nécessité. En effet, en tant que Premier danseur, je suis plutôt programmé en fin de séries et cela me permet de voir les premières distributions dans leur travail abouti. Dans le cas fréquent où j'arrive en retard sur un ballet parce que j'étais distribué sur un autre programme, j'ai besoin de rattraper et de trouver des repères. Assister aux représentations constitue une aide. Mais, au fond, je n'aime pas trop ça, car voir les autres danser alors que, moi-même, je suis encore en pleine préparation du spectacle que je dois interpréter trois semaines plus tard, rajoute de la pression. De même, je trouve difficile de me projeter dans un ballet en 4 Actes, comme Le Lac des cygnes, car il est nécessaire de procéder étape par étape. Être confronté au spectacle fini quand j'ai encore beaucoup à travailler fait aussi que je me pose beaucoup de questions.
De plus, je n'ai plus le temps d'aller voir les autres. En trois ans, mon rythme de travail est devenu absolument effréné. Les productions s'enchaînent les unes après les autres et, en rentrant chez moi, j'ai parfois besoin de couper et de faire le vide en passant à autre chose, ne serait-ce que le temps d'une soirée.

Vous dansez régulièrement votre propre chorégraphie d'une chanson de Charles Aznavour - "For me, Formidable" - dans le cadre des spectacles de Gala d'Étoiles. Que retirez-vous de cette expérience ?

Alice Renavand et Vincent Chaillet répètent <i>Sous apparence</i>.  © Julien BenhamouVoilà 5 ans que je participe aux spectacles du groupe Gala d'Étoiles, orchestré par Alexandra Cardinale. Alexandra était ma petite mère. À Metz, nous avons fréquenté tous les deux la même école de danse, mais à plusieurs années d'intervalle. Lorsque je suis arrivé à l'École de Danse de l'Opéra, j'ai retrouvé Alexandra et une filiation naturelle s'est mise en place. Elle a ainsi parrainé mes premières années de ballet et, quand elle a créé son groupe, elle m'a très gentiment proposé de l'intégrer. Je réponds présent dès que je peux mais certaines représentations à l'Opéra ne me permettent pas toujours de le faire.
Le solo que je danse n'est pas ma première chorégraphie. J'avais auparavant créé un pas de deux pour des amis, également pour un gala. J'avais aussi chorégraphié un solo pour moi, sur une autre chanson d'Aznavour. C'était en quelque sorte une première ébauche, et ce solo, petit à petit, a évolué pour devenir "For me, Formidable". Le solo actuel est également l'aboutissement de plusieurs versions avec lesquelles je tourne depuis 5 ou 6 ans. Aujourd'hui encore, je ne le considère pas figé et même en perpétuelle évolution.
À la base, ce solo était destiné à être dansé dans un petit gala, devant des spectateurs que je savais non-sensibilisés à la danse classique. Je suis un grand fan de chanson française et, même si ce choix peut paraître un peu kitch voire facile, je me suis lancé en me disant que cela pourrait être sympa de danser sur une chanson que j'aime. Or il se trouve que ça a très bien marché. À l'époque, je dansais pas mal d'autres chorégraphies au cours du spectacle et ce solo terminait la soirée de façon légère. Puis, en 2010, on m'a demandé de le retravailler pour un gala international à Prague. Là je me retrouvais sur la même affiche que Mathieu Ganio et Isabelle Ciaravola de l'Opéra, mais aussi Ivan Vasiliev et Nina Kaptsova, soit d'énormes têtes d'affiche internationales. Ma chorégraphie était un peu légère pour ce genre de soirée et j'ai donc retravaillé mon solo en lui ajoutant un peu de technique et un peu d'humour pour arriver approximativement à la version actuelle. Danser ce solo est une grande partie de plaisir et j'ai la chance de recevoir en retour un formidable accueil de la part du public.

Ce solo pourrait-il représenter une première étape vers la chorégraphie ?

Je ne me considère pas du tout comme un chorégraphe. Il s'agit d'une expérience dans un cadre défini. Si je dois un jour m'atteler à la chorégraphie, je n'irai pas du tout dans cette direction. De fait, je suis un peu gêné de revendiquer la création de ce solo. Non que je ne l'assume pas, mais c'était pour moi un amusement conçu pour s'insérer dans un programme dont le but est de faire découvrir la danse à un public le plus large possible. Il s'agit de montrer qu'un danseur classique peut échapper à la rigueur et au sérieux dans lesquels on l'enferme la plupart du temps. Par exemple, je ne me verrais pas proposer ce solo à un autre danseur pour une soirée Jeunes Chorégraphes ou Jeunes Danseurs à l'Opéra de Paris. Ce serait totalement déplacé.

 

Vincent Chaillet photographié en 2010 par Gregory Derkenne pour la campagne Repetto.  D.R.

Vous avez été choisi par Repetto pour associer votre image à la marque. Cela a-t-il changé la perception du public envers vous ?

Cette campagne date de janvier 2010, alors que je venais d'être nommé Premier danseur, et elle est restée assez confidentielle. À cette époque, je crois que Repetto cherchait un nouveau souffle. Avec Dorothée Gilbert, la marque est aujourd'hui bien plus visible en diffusant un spot visible au cinéma et à la télé, des affiches sur les abribus et un parfum. Une vraie communication tente d'imposer une identité plus grand public. Repetto doit faire face à un double défi : c'est historiquement une marque liée à la danse, mais son grand succès, c'est la chaussure. Cela place la marque dans un paradoxe à la fois commercial et identitaire.
Lorsqu'on m'a proposé de faire cette campagne, je crois que les communicants avaient déjà envie d'imposer une nouvelle image. La réalisation artistique a été confiée à Kappauf, qui est un personnage du milieu de la mode un peu outrancier et décalé. Sa référence était les photos de nu de Noureev. Et il faut dire qu'il est allé un peu loin dans le concept… Ceci étant, cette campagne n'a pas eu de véritable incidence tant sur mon rapport au public qu'en interne, et je n'ai jamais reçu de quelconque retour suite à la diffusion de ces photos. Encore une fois, la diffusion est restée assez confidentielle, même si les photos disponibles sur Internet tendent à faire croire le contraire !

 

Vincent Chaillet photographié par Christian Lartilot pour <i>Totem</i> et le magazine <i>Prêt</i>, et par Axl Jansen pour le magazine <i>Metal</i>.  D.R.

Sur Internet, justement, votre image est souvent associée à la mode, et en particulier à Totem Fashion…

J'ai effectivement collaboré pendant 2 ans avec Totem, et plus précisément avec Kuki de Salvertes, le patron de cette enseigne de mode assez pointue. Aujourd'hui, non que je n'ai plus envie, mais je suis tellement occupé à l'Opéra que je n'ai plus vraiment l'occasion de penser à autre chose. Durant mes premières années en tant que Premier danseur, on me confiait essentiellement des seconds rôles dans les ballets classiques et des pièces contemporaines. Cela me laissait un peu plus de temps. C'était aussi une opportunité à saisir que de découvrir un autre milieu que je ne connaissais pas bien. Cette incursion dans la mode a été très enrichissante de par le nombre de personnes que j'ai eu l'occasion de rencontrer, mais aussi parce que j'ai beaucoup appris en faisant de nombreuses séances photos. Le but n'était pas de jouer à la pseudo-star et à booster mon image mais d'appréhender l'aspect technique de cet univers. J'aime les gens passionnés par ce qu'ils font et j'ai pu rencontrer les meilleurs coiffeurs, les meilleurs photographes, des gens qui maîtrisent la lumière à un point inouï… Tous possédaient une telle maîtrise de leur métier que cela avait un rapport avec l'Art. Travailler avec des personnes, qui font preuve d'une telle exigence dans ce qu'ils entreprennent me renvoyait à l'exigence assez similaire des danseurs. Toutefois, dans le milieu de la mode, tout se fait à la dernière minute. Là je ne m'y retrouvais pas du tout parce qu'à l'Opéra, on essaye tout de même de prévoir.
Un autre aspect de la danse que j'ai retrouvé dans le monde de la mode est la mise en scène, le côté spectacle, qui va de pair avec les séances photos. De fait, tout cela restait cohérent avec ce que je pouvais vivre à l'Opéra. De plus, pour les créations de ballets, il n'est pas rare que nous ayons à travailler avec des couturiers. Je pense bien sûr à Christian Lacroix, mais aussi à des gens comme Walter von Beirendonck qui était représenté à l'époque par Totem, et qui a créé les costume de la création de Marie-Agnès Gillot Sous apparence il y a 2 ans. C'était totalement loufoque et ça partait dans tous les sens mais j'étais heureux de l'avoir rencontré en amont. De même, Aline André, qui avait créé les costumes très sobres de Répliques de Nicolas Paul, dirige une maison de haute couture… Il existe en définitive de nombreuses passerelles entre le milieu de la mode et celui de la danse. Ce monde, en tout cas, m'intéressait beaucoup.


Vincent Chaillet. Photo extraite de la série inspirée de Jacques Chazot.  © Tomo BrejcL'autre aspect de cette expérience était que Kuki de Salvertes me permettait de vivre une folie que je ne me permets pas à l'Opéra. Je me suis retrouvé ainsi dans des tenues complètement extravagantes, à porter des vêtements que jamais je ne porterais à la ville. Je me suis amusé ainsi pendant 2 ou 3 ans. Au quotidien, je pense plutôt être un garçon sobre et discret, mais parfois j'arrivais à une soirée dans une tenue rocambolesque. Je jouais un rôle, celui d'un autre moi, et tout cela restait du spectacle… Ces expériences m'ont aussi permis de danser dans des cadres incroyables. Par exemple, avec Marie-Agnès Gillot, nous nous sommes retrouvés à l'hôtel Shangri-la pour le lancement d'un livre de Carine Roitfeld au milieu de VIP que je n'aurais pas même pu compter tant ils étaient nombreux. C'était assez fabuleux de danser dans ce contexte. À la même époque j'ai aussi tourné pas mal de vidéos. Si vous les regardez, vous chercherez sans doute à comprendre ce que je fais et en quoi cela m'apporte quelque chose. Je peux juste vous dire que je me suis bien amusé.

Le manque de temps vous a éloigné de cet univers…

Effectivement, on me confiait de plus en plus de rôles de solistes à l'Opéra et mon emploi du temps avait perdu cette souplesse qui me permettait de varier les activités. Ceci étant, je sentais parallèlement que j'allais presque trop loin avec ce personnage de dandy mondain que j'incarnais. À cette époque, on m'associait à Jacques Chazot car j'avais fait une série de photos de mode et une vidéo qui me présentait dans la peau de ce personnage. Il y a eu des articles sur ce sujet et des comparaisons Chaillet/Chazot ont été publiées. Avec les créateurs, nous avons joué sur cette double image, puis est arrivé un moment où j'ai pris conscience que je m'y perdais un peu. La mode n'est pas mon milieu. C'est très sympa d'y faire des incursions, de rencontrer des gens et de travailler avec eux de façon ponctuelle, mais le milieu de la mode a sa propre folie, et celui de la danse a la sienne. Parfois, les deux ne peuvent pas totalement cohabiter. Aujourd'hui je vois cette période comme une belle expérience. Je serais ravi d'y revenir dans le futur, mais de façon plus ponctuelle et moins… Excentrique !

 

Vincent Chaillet revêt le costume créé par Walter von Beirendonck pour le ballet de Marie-Agnès Gillot <i>Sous apparence</i>.  © Julien Benhamou

Si vous aviez la possibilité de choisir un rôle dans le répertoire du Ballet de l'Opéra pour le danser, lequel serait-ce ?

Je n'ai jamais rêvé à des rôles, mais plutôt souhaité des rencontres. Or ces rencontres se sont produites et j'ai eu la chance de pouvoir travailler avec les gens que je rêvais de rencontrer. Sur le plan humain, j'ai vraiment été comblé. En termes de rôle, je me méfie aussi un peu. Se projeter en rêvant d'un rôle peut se révéler un peu traître si l'on se retrouve finalement assez déçu au moment où on l'aborde. J'en ai fait une fois l'expérience. Je m'étais dit que c'était le rôle de la saison, celui que je voulais danser. Puis les distributions sont sorties et j'ai eu la chance de voir mon nom attaché à ce rôle. Les répétitions ont commencé et là, je me suis senti bizarrement très mal dans ce rôle que je croyais taillé pour moi… De fait, je ne suis pas parvenu à trouver le personnage. Or je ne l'ai pas dansé car je me suis blessé. À ce moment, j'étais sur deux ballets en même temps. Mais cette blessure est-elle intervenue parce que j'étais fatigué, pas prêt, ou que, psychologiquement, n'étant pas à l'aise, mon corps a parlé pour moi ?
Comme je vous l'ai dit, j'ai encore du mal à réaliser parfois que j'aborde des premiers rôles. Dès lors il est logique que je ne me projette pas dans des rôles qui me semblent hors de portée.

 

Vincent Chaillet dans <i>Sous apparence</i>, chorégraphié par Marie-Agnès Gillot.  © Julien Benhamou

Vous écrivez également…

C'est vrai mais, depuis 2 ou 3 ans, le problème de temps se pose pour l'écriture comme pour le reste. J'ai traversé une période intense d'écriture et, pour tout vous avouer, l'écriture me manque un peu aujourd'hui. Je suis très occupé à l'Opéra et, lorsque je tente de m'y remettre, le temps finit toujours par me manquer. Écrire demande réellement du temps. Il faut pouvoir s'isoler et trouver le calme nécessaire. Je m'étais lancé dans un gros projet d'écriture, une sorte de journal romancé entre réalisme et fiction. Ce projet avait des liens avec l'Opéra mais pas spécialement avec moi en tant que danseur dans ce contexte… Il faut aussi avoir l'esprit disponible pour écrire, or avec les grands rôles qui s'enchaînent, je le suis moins dans ma tête. J'aime lire et, là aussi, j'aimerais tant pouvoir lire davantage. Souvent, les phases d'écriture sont intervenues dans ma vie à l'occasion de blessures. Tout à coup, le rythme s'arrête et je me retrouve devant un ou deux mois consacré à la rééducation et la remise en forme. Mais cet objectif est purement physique car il n'y a plus alors ni recherche sur le plan artistique ni construction humaine liée à un ballet. Dans ces moments-là, la créativité peut refaire surface.
J'espère cependant que l'écriture fera partie de ma vie dans le futur. J'ignore si cette expression fera de moi un professionnel et si je serai suffisamment bon pour prétendre à une reconnaissance, mais je pense que le jour où je serai moins en scène et plus en retrait par rapport à mon rythme actuel à l'Opéra, l'écriture sera présente pour m'accompagner.

L'écriture envisagée en tant que création complète-t-elle la dimension interprétative du danseur ?

Peut-être suis-je en définitive plus doué pour créer que pour interpréter. Il se trouve que mon métier de danseur à l'Opéra est d'interpréter et que cela fonctionne à un certain niveau qui me donne la possibilité énorme d'aborder un véritable répertoire d'interprète. Pourtant, sans avoir la certitude de pouvoir concrétiser cette dimension créative que j'ai en moi, je pense qu'elle serait davantage en accord avec qui je suis. Cela pourrait passer par l'écriture, mais aussi par la préparation d'énormes spectacles grand public, une expression qui m'intéresse. Je pourrais aussi m'orienter vers la comédie musicale. Il y a peu de temps, j'ai passé des auditions pour danser dans un Musical. Je suis arrivé dans la dernière sélection mais ça n'a pas marché.
Par ailleurs, à 30 ans, je me situe à la moitié de ma carrière et je n'ai pas envie de passer à côté de certaines opportunités que l'Opéra de Paris est susceptible de me proposer. Les challenges me motivent aussi à dépasser les éventuelles baisses de confiance. Par exemple, parvenir au bout d'un ballet en 4 Actes est un pari, et la satisfaction d'arriver au bout est énorme. Au terme d'un grand ballet, je ne pense ni à comment j'ai accompli ce challenge ni à chercher à savoir si j'ai bien dansé ou pas. Arriver au bout est déjà en soi une victoire.

 

Vincent Chaillet dans <i>Boléro</i> de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet.  © Agathe Poupeney

Vous chantez ?

Je chante toute la journée, mais pour moi. Je chante juste, mais ce n'est pas pour autant que j'ai les capacités à être chanteur, et ça, c'est un grand drame. Je me demande, en effet, si la chanson en scène, quand on sait chanter, n'est pas un mode d'expression encore plus fort que la danse. Je ne vivrai jamais cette situation et je n'aurai donc pas la réponse. Mais cela fait partie des questions que je me pose, car l'expression personnelle par la voix est une dimension qui me manque dans mon métier.
La musique et la chanson sont très présentes dans ma vie. J'ai reçu une formation musicale complète lorsque j'étais enfant, du CP à la 6e, au Conservatoire de Metz. Je bénéficiais d'horaires aménagés. Durant cette période j'ai étudié le solfège, le chant, le piano et la clarinette pour, finalement, tout arrêter lorsque je suis rentré à l'École de danse. Par la suite, cette formation musicale m'a énormément servi, ne serait-ce que pour les UV de solfège que l'on doit obtenir pour passer de l'École de danse au Ballet. Du coup, cette étape était assez facile à franchir, en tout cas bien plus que pour certains collègues danseurs qui n'avaient jamais entendu parler de rythmique ou de solfège. C'est sans doute aussi de cette éducation que vient mon souci de grande précision sur la musique.

Quels sont les rendez-vous qui vous attendent sur scène après cet important Lac des cygnes ?

Après Le Lac des cygnes, il y aura Paquita. J'ai beaucoup dansé le second rôle masculin Inigo, mais pas celui du rôle principal classique, Lucien d'Hervilly. Ce sera donc une autre prise de rôle prévue également avec Laura Hecquet qui, elle, a déjà dansé le rôle de Paquita. Nous travaillerons avec Pierre Lacotte. Il se montre très investi et présent dans les reprises de ses ballets. C'est toujours très enrichissant de travailler avec lui… Ces deux ballets sont mes deux grands rendez-vous. L'Opéra reprend le ballet Les Enfants du Paradis, dans lequel j'ai beaucoup dansé Lacenaire, mais je ne sais pas si, en raison des dates qui chevauchent avec Paquita, j'aurai l'occasion de reprendre ce rôle. Pour la fin de la saison, je ne peux rien dire car je ne sais pas encore moi-même ce qui m'attend.



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 10 mars 2015
(Merci au photographe Julien Benhamou pour son aide précieuse à l'illustration de cet article)

 

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Vincent Chaillet protège ses pieds avant de danser sur pointes dans <i>Sous apparence</i> de Marie-Agnès Gillot.  © Julien Benhamou

Le service de presse de presse de l'Opéra de Paris vient de nous prévenir que, suite à une blessure, vous n'étiez plus en mesure de danser Le Lac des cygnes. Que s'est-il passé ?

Pendant une répétition du Lac des cygnes, au cours d'une variation, je me suis fait un claquage du mollet au niveau d'une insertion intramusculaire. Cela s'est produit lors de l'appel d'un saut. Ce n'est pas la première fois que je rencontre ce problème et ce même mollet a déjà eu un traumatisme il y a quelques années. C'était le soir de la première captation de La Source, pendant le 2e Acte. Je retrouve aujourd'hui les mêmes sensations.
La répétition se déroulait avec Benjamin Millepied et Élisabeth Maurin, et Laura Hecquet et moi avions envie de bien faire. La série de représentations du Chant de la Terre de Neumeier était terminée et l'objectif suivant était Le Lac. L'adrénaline commençait déjà à monter, cette adrénaline qui nous accompagne jusqu'au spectacle sur scène. Puis, en un instant, je suis passé du sentiment d'avoir presque atteint le but, d'avancer et de progresser, au couperet qui tombe pour tout stopper en plein élan.

Que ressentez-vous ?

C'est un sentiment un peu étrange mais ce n'est pas la première fois que je le rencontre. Je sais aussi que ma blessure n'est pas grave et que, normalement, je ne devrais pas avoir à supporter de séquelles. D'ici à 2 mois, je serai à nouveau totalement opérationnel. Alors, je ne m'inquiète pas plus que ça. Mais, évidemment, je suis déçu car, avec Laura Hecquet et Élisabeth Maurin, nous avions déjà accompli un joli travail. Pour le moment, il m'est impossible de dire si je pourrai même danser dans Paquita qui doit suivre Le Lac, et je me trouve dans l'incertitude quant à la suite de la saison… Par ailleurs, je ne connais pas de danseur qui, à 30 ans, ne s'est pas encore blessé. Je crois qu'il est important de considérer ce genre d'accident comme faisant partie intégrante de la carrière d'un danseur.



Propos recueillis le 19 mars 2015



Mots-clés

Ballet de l'Opéra national de Paris
Benjamin Millepied
Julien Benhamou
La Source
Laura Hecquet
Le Lac des Cygnes
Vincent Chaillet

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