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Interview de Tassis Christoyannis, baryton

Tassis Christoyannis.  © Chryssa NikoleriC'est entre deux répétitions d'Ali Baba à la Salle Favart que nous rencontrons le baryton Tassis Christoyannis. Il chantera en effet le rôle-titre de l'opéra-comique de Charles Lecocq du 12 au 22 mai 2014. Mais, pour l'heure, il se partage entre l'Opéra Comique et le Palais Garnier où il interprète le rôle de Taddeo dans L'Italienne à Alger de Rossini jusqu'au 23 avril. Parallèlement, le label Aparté sort des mélodies de Félicien David totalement inédites au disque que Tassis Christoyannis interprète superbement, accompagné au piano par Thanassis Apostolopoulos. Remercions le chanteur de s'être rendu aussi disponible à nos questions et pour ses réponses dans un français parfait…

Tassis Christoyannis interprétera le rôle-titre de l'opéra-comique de Charles Lecocq Ali Baba les 12, 14, 16, 18, 20 et 22 mai 2014 à la Salle Favart. Il sera entouré de Sophie Marin-Degor (Morgiane), Christianne Bélanger (Zobéïde), Philippe Talbot (Zizi), François Rougier (Cassim), Mark van Arsdale (Saladin), Vianney Guyonnet (Kandgiar) et Thierry Vu Huu (Maboul, le Cadi). Cette production est mise en scène par Arnaud Meunier, et Jean-Pierre Haek dirigera l'orchestre de l'Opéra de Rouen Haute-Normandie. À noter : le rôle de Morgiane sera interprété le 16 mai par Judith Fa. Plus de renseignements ICI

Tutti-magazine : Vous allez faire vos débuts sur la scène de l'Opéra Comique. Quelles ont été vos impressions lorsque vous avez débuté les répétitions dans ce théâtre ?

Tassis Christoyannis : Mon tout premier contact avec l'Opéra Comique date de 22 ans. Je me présentais alors à une audition organisée ici mais qui n'était pas pour la Salle Favart. C'était mon premier voyage à Paris mais aussi mon premier contact avec le monde de l'opéra en France. La première impression que j'ai ressentie à cette époque était de me trouver dans un lieu particulièrement sombre…
Il y a une semaine, lorsque je suis revenu, non pour auditionner, mais en tant que chanteur engagé pour une production, je me suis d'abord promené autour du théâtre avant même que d'en franchir la porte. J'ai ainsi pu constater la beauté de ce bâtiment et comprendre que ma première impression était liée à mon extrême jeunesse et à l'angoisse que générait pour moi ce premier pas dans l'opéra français. Aujourd'hui, alors que j'ai atteint une sorte d'équilibre et que tout se déroule bien, je suis en mesure d'apprécier cet univers. De plus, en travaillant en ce moment simultanément à l'Opéra Comique et au Palais Garnier pour L'Italienne à Alger, je suis témoin de l'extrême beauté de ces lieux comme de la richesse des vibrations émanant de dizaines d'années de pratique du chant entre leurs murs.

Vous êtes donc sensible aux vibrations des théâtres…

Bien sûr, dans la mesure où il ne s'agit pas d'un effet de ma pensée mais d'une sensation que j'éprouve réellement. Comme si, en quelque sorte, toute l'histoire de l'Art lyrique vécue entre les murs de l'Opéra Garnier ou de l'Opéra Comique se manifestait au travers de sensations éprouvées physiquement. À l'Opéra Bastille ou dans les théâtres modernes, on ne peut sentir de telles vibrations héritées de siècles de spectacles et de chant, de telle sorte que jouer dans des bâtiments anciens ou récents donne lieu à des expériences très différentes. Les théâtres anciens sont en outre beaucoup plus chaleureux. De plus, il faut bien garder à l'esprit que les opéras que nous chantons ont été composés pour les qualités sonores de ce type de théâtres. Lorsque j'ai chanté pour la première fois La Traviata à La Monnaie de Bruxelles, j'ai réalisé que le son de l'orchestre était beaucoup plus juste et, en réalité, bien plus à sa place que dans un théâtre moderne. C'est le lot des théâtres anciens que de proposer une sonorité différente. Je ne parle pas de ce qu'apportent en termes de son le bois, le velours ou le cuir, qui sonnent différemment, mais bien du son de la structure, un son du XIXe siècle.

 

Tassis Christoyannis répète <i>Ali Baba</i> de Lecocq à l'Opéra Comique en avril 2014.

Vous aller chanter le rôle-titre d'Ali Baba de Charles Lecocq du 12 au 22 mai. Quelle est votre approche de ce rôle ?

Mon approche du rôle d'Ali Baba ne diffère en rien de la façon dont je travaille les autres rôles. Comme tout le monde, je connaissais l'histoire d'Ali Baba, mais je ne savais pas du tout en quoi consistait l'œuvre de Lecocq, comme la plupart des gens également, exceptés peut-être les musicologues… J'ai donc commencé par relire l'histoire, puis j'ai regardé le film de Jacques Becker avec Fernandel car je voulais voir un Ali Baba français joué en français. Ensuite, lorsque je me suis mis à étudier la musique, je l'ai trouvée extrêmement intéressante. Je trouve Lecocq très riche et profond dans la mesure où la partition de son Ali Baba contient tout : c'est à la fois un opéra sérieux avec des moments particulièrement tristes ou mélancoliques toujours très sincères, et une œuvre avec des passages comiques à la manière d'une comédie-musicale avant la lettre. Musicalement, l'écriture soutient tous les personnages et la totalité des situations avec une subtilité qui se conjugue à une variété d'approches.

Ali Baba contient aussi des dialogues…

Effectivement, et c'est la première fois que je vais devoir parler sur scène en français. J'avoue que je me sentais un peu anxieux à l'idée de me transformer en comédien français. J'ai certes fait du théâtre en Grèce et cela ne me pose pas de problème de jouer la comédie en grec car j'ai acquis une pratique. Mais jouer un texte en français, qui plus est à l'Opéra Comique et dans le cadre de la quasi-recréation d'une œuvre française, c'est une responsabilité tout autre ! La question que l'on peut d'ailleurs légitimement se poser est : pourquoi demande-t-on à un artiste grec d'interpréter le premier rôle d'une œuvre française, laquelle nécessite une relation à la langue plus que naturelle ?
Arnaud Meunier, metteur en scène d'<i>Ali Baba</i> à l'Opéra Comique.En réponse, je dirais que je travaille beaucoup en France, ce qui est d'ailleurs un vrai plaisir, et que le français est la première langue étrangère que j'ai apprise en Grèce lorsque j'étais enfant. Ces productions françaises dans lesquelles je chante et le travail que je mène sur la musique française avec le Palazzetto Bru Zane me servent donc beaucoup aujourd'hui. En outre, la musique française étant toujours basée sur la langue, cela m'a demandé de cultiver tout d'abord l'expression dans votre langue. Le français, de cette façon, m'est devenu particulièrement naturel.

Aussi naturel que lorsque vous chantez en grec ?

La langue maternelle est à part. Pensez qu'un chanteur forme son instrument tout d'abord dans sa langue maternelle, ce qui lui donne plus de facilité pour s'exprimer ensuite en chantant dans cette première langue. Connaître la signification de chaque mot d'un texte étranger qu'on chante est une chose, mais notre corps vibre différemment selon que nous chantons dans notre langue maternelle ou dans une autre langue. C'est la raison pour laquelle, instinctivement, lorsque je débute l'apprentissage d'un rôle, quelle que soit la langue, je le traduis et le récite en grec afin que mon corps puisse trouver de lui-même le lien avec le sentiment à exprimer. Une fois ce lien corporel trouvé, je passe à la langue dans laquelle l'œuvre est écrite et je parle et joue le rôle dans la langue originale comme un acteur de théâtre. Puis, j'élargis cette récitation jusqu’à parvenir à l'expression chantée… J'applique cette approche instrumentale et corporelle à presque tous mes rôles.

La mise en scène d'Ali Baba est confiée à Arnaud Meunier. Comment vous sentez-vous dans ce travail de préparation ?

Je dois reconnaître que tout se déroule très bien, ce qui n'est pas souvent dans l'opéra. Arnaud se montre très ouvert aux propositions des chanteurs, et en même temps très critique dans ce qu'il sélectionne et, bien sûr, propose. Cette ouverture à nos propositions a installé une relation basée sur l'échange et une ambiance de travail placée sous le signe de la collaboration : nous construisons le spectacle ensemble, et son expérience du théâtre apporte un point de vue très fort à cet Ali Baba. Il ne met pas en scène des images qui chantent mais construit des personnages de chair qui chantent dans le cadre issu de son imagination.

 

Tassis Christoyannis interprète le rôle de Taddeo dans <i>L'Italienne à Alger</i> mis en scène par Andrei Serban en avril 2014.  © TnOP/Christian Leiber

 

Antonino Siragusa (Lindoro) et Tassis Christoyannis (Taddeo) dans <i>L'Italienne à Alger</i> à l'Opéra de Paris.  © TnOP/Christian Leiber

Parallèlement aux répétitions d'Ali Baba vous interprétez le rôle de Taddeo dans L'Italienne à Alger à l'Opéra Garnier. Ces deux spectacles ont en commun l'énergie demandée aux interprètes et beaucoup d'action. Pensez-vous que ce soit un facteur de cohésion entre les chanteurs ?

L'idéal serait de pouvoir consacrer trois mois de préparation à un opéra comme cela se pratique pour une pièce de théâtre. Ce temps de préparation est directement lié à la qualité des rapports qui se tissent entre les membres d'une troupe. Je remarque cependant que, lorsqu'il s'agit d'un opéra plus léger ou d'un sujet comique, les chanteurs établissent beaucoup plus rapidement une communication entre eux que dans un drame comme Rigoletto. Peut-être parce qu'une musique plus légère est plus facile sur le plan vocal et permet ainsi au chanteur de se sentir beaucoup plus à l'aise et le rend plus libre de jouer avec ses partenaires. Pour La Traviata, par exemple, il faut se concentrer pendant les trois à quatre semaines de préparation de façon intense sur la voix, le phrasé ou la musique. Dans une nouvelle production, le temps n'est pas suffisant pour que la voix et le corps puissent mûrir autant l'un que l'autre.

Entre les répétitions à l'Opéra Comique dans la journée et les représentations de L'Italienne à Alger au Palais Garnier le soir, comment gérez-vous cette double activité ?

Simplement en adoptant une vie monacale ! Il est très important de veiller à conserver l'énergie nécessaire car, en définitive, tout revient à une circulation d'énergie. Pour assurer des répétitions dans la journée et une représentation le soir, je dois me consacrer entièrement à cela, bien dormir, bien me nourrir et me détendre. C'est la seule manière de préserver la force et l'énergie dont j'ai besoin. Quoi qu'il en soit je savais que deux productions se chevaucheraient pendant une dizaine de jours.
Lorsque je faisais partie de la troupe du Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf, tous les spectacles se croisaient constamment et il m'arrivait de devoir chanter dans la même semaine Rigoletto le lundi, un Monteverdi le mercredi et un opéra de Mozart le vendredi. Bien sûr, cela dépasse les limites des possibilités d'un chanteur et, pour y parvenir, nous devions tous limiter ce que nous donnions en scène. Je me souviens parfaitement arriver dans ma loge, voir le costume qui m'attend et réaliser seulement à ce moment précis ce que je vais chanter ! Cette situation était parfois très difficile et c'est une des raisons qui m'ont poussé à quitter la troupe. L'expérience était excellente mais il m'était devenu impératif de pouvoir me concentrer entièrement sur une production et sur un rôle. Je sentais que je ne pouvais plus me contenter de m'investir seulement en partie dans ce que je faisais. Cette question de la façon dont on s'investit sur scène est aussi personnelle que ce qu'on souhaite faire de sa vie.

 

Varduhi Abrahamyan (Isabella) et Tassis Christoyannis (Taddeo) dans <i>L'Italienne à Alger</i> au Palais Garnier.  © TnOP/Christian Leiber

Dans l'opéra de Rossini mis en scène par Andrei Serban, Taddeo bouge beaucoup dans tous les sens. Cette performance physique vous convient-elle ?

Oui, et j'aime ça ! Enfant, je voulais devenir chanteur, puis j'ai pensé devenir athlète, puis prêtre. En définitive, je suis chanteur et ce métier combine tous les autres. J'adore quand les mouvements sont parfaitement mis en place sur la musique et qu'ils sont cohérents avec le personnage. J'aime aussi beaucoup cet aspect physique du métier de chanteur.

Dans L'Italienne à Alger, de nombreux mouvements sont chorégraphiés sur les paroles et la rythmique de Rossini. A-t-il été facile d'apprendre ces mouvements ?

Cela ne m'a pas posé de problème particulier. Si une chorégraphie est bien reliée à la musique, j'ai beaucoup de facilité à la retenir. Si les mouvements sont simplement décoratifs et non organiques, s'ils ne sont pas bien placés sur la musique et en désaccord avec le personnage, cela devient plus compliqué. Aujourd'hui même, pendant la répétition d'Ali Baba, nous avons eu une discussion à ce sujet. Dans la chorégraphie qui intervient dans une scène de duo avec Morgiane, on me proposait de faire une sorte de mouvement de balance plutôt féminin. J'étais d'accord mais il fallait trouver la bonne manière pour Ali Baba d'exécuter ce mouvement. Dans un cas comme celui-ci, soit on parvient à adapter la chorégraphie, soit je sens de façon très sensible que mon corps rejette ce que je lui fais faire.

 

Maria Alejandres et Tassis Christoyannis dans <i>La Traviata</i> sur la scène du Grand Théâtre de Genève.  © Yunus Durukan

 

Tassis Christoyannis dans <i>La Traviata</i>.  © Matilde Fasso

Vous chanterez cet été le rôle de Giorgio Germont dans La Traviata à Glyndebourne. Comment gérez-vous l'alternance de rôles légers et graves de votre répertoire.

Il n'y a pas tant de différences entre ce qui paraît être opposé, et tout est question de dosage. Dans les rôles plus sérieux ou plus dramatiques, le chant porte l'essentiel du personnage. À l'inverse, si Taddeo s'exprime également en chantant, le chant ne constitue pas son centre comme pour les rôles d'Isabella et de Lindoro. Dans ce genre de "dramma giocoso" et au début du XIXe siècle, le baryton n'a pas le même emploi que la soprano ou le ténor. C'est avec Verdi ou l'opéra romantique que le baryton incarne un personnage pour lequel toute l'énergie, y compris tout ce qui est physique, se concentre sur le chant. Pour moi, c'est un peu comme des vases communicants : l'énergie investie dans le chant s'adapte à la gestuelle qui l'accompagne. Mais, dans les deux cas, il s'agit bien de la même énergie.

Lorsque vous chantez Taddeo, il semblerait pourtant que vous parveniez à conserver une même ligne de chant malgré la gesticulation de votre personnage…

La musique de Rossini est composée ainsi. Je ne suis pas certain de pouvoir chanter les phrases musicales de Giorgio Germont en bougeant de cette manière. Rossini n'utilise pas beaucoup de legato lorsqu'il écrit pour la voix de baryton ou de basse. Il joue surtout sur les paroles, sur les mots, et ses phrases sont presque toujours courtes. À l'inverse, dans Verdi, il y a une ligne, et un legato extrême… Le rôle d'Ali Baba a ceci d'intéressant qu'il présente ces deux aspects : lorsque le personnage chante en dansant, les mélodies sont plus légères et les phrases sont si courtes que les interpréter ainsi ne pose pas de problème. Mais lorsqu'il chante une romance pour exprimer son sentiment, il ne bouge pas.

Vous chantez aussi bien des premiers rôles que des personnages secondaires. Accordez-vous de l'importance au statut des rôles que vous choisissez ?

Lorsque j'ai commencé, il m'est arrivé de chanter des rôles qui duraient moins d'une minute comme le rôle d'un perruquier dans Ariane à Naxos. Je restais sur scène très exactement quarante-sept secondes ! Mais jamais je ne regretterai cette apparition éclair car c'était avec Agnes Baltsa ! Aujourd'hui, je choisis chaque rôle pour son intérêt musical ou théâtral. Par exemple, chez Rameau ou Grétry, certains rôles sont courts mais intéressants sur le plan musical, vocal et dramatique. Leur identité est puissante malgré la brièveté de la prestation et ils méritent d'être incarnés au mieux. Ce genre de considération me guide dans mes choix.
Je me souviens très bien d'une leçon de théâtre à Athènes au cours de laquelle quelqu'un portait une lettre. Le professeur nous a dit : "N'oubliez pas, chacun de vous, que notre propre vie est la chose la plus importante et que nous en sommes les protagonistes. Même si vous vous contentez de porter la lettre et si, pour le spectateur, vous n'êtes que celui qui porte cette lettre et aide ainsi l'histoire à avancer, ce que vous faites à ce moment précis doit être la chose la plus importante pour vous". Travailler avec cette idée fait qu'aucun rôle n'est périphérique. Certains emplois peuvent être perçus comme secondaires par les spectateurs, mais pas pour celui qui est sur scène. Si un chanteur se sent à côté de son rôle, il est perdu et, avec lui, le spectacle est perdu. C'est aussi une satisfaction personnelle que d'être concerné par ce que l'on fait. Mais cela est directement lié au comportement du metteur en scène : s'il n'accorde pas l'importance nécessaire à un personnage secondaire, le spectacle devient bancal car le chanteur doit faire face à des vides, faute de savoir où se situe son personnage. Incarner un rôle implique que le comportement de son personnage soit parfaitement clair et que l'on comprenne parfaitement les liens qui le relient aux autres personnages de l'œuvre.

Portrait de jeunesse de Félicien Davis.  Collection Gunther Braam

Avec l'apprentissage du rôle d'Ali Baba, vous vous investissez dans un nouveau rôle. Or vous avez enregistré en première mondiale en été 2013 des mélodies de Félicien David quasiment inconnues. Vous sentez-vous attiré par les découvertes ?

Absolument. Comme, je l'espère, la plupart des chanteurs, je suis amoureux fou du chant. Dès lors que je trouve un espace qui me permet de chanter, je l'investis. Heureusement, nous n'avons pas encore totalement redécouvert la musique du XIXe siècle. Le Centre de musique romantique française installé à Venise au Palazzetto Bru Zane ou le Centre de musique baroque de Versailles ont permis de découvrir qu'il existait un océan de musique oubliée… Ce que nous redécouvrons n'est peut-être pas toujours génial mais certaines pièces ont un véritable intérêt. Certains airs, chez Félicien David ou Charles Lecocq, s'ils ne sont pas des chefs-d'œuvre, sont écrits avec sincérité. Or si la musique est belle et qu'elle est bien écrite, elle me permet de faire ce que j'aime le plus : m'exprimer et communiquer avec les gens en chantant. Chanter ainsi c'est aussi communiquer avec moi-même, avec Dieu et la nature. Si une musique ou un texte me permettent cette expression, ils m'intéressent. De même, si ce que je chante permet au public un premier contact avec une œuvre qu'il ne connaît pas, cela me rend plus qu'heureux. C'est ce qui a motivé mes choix de chanter dans Ali Baba, mais aussi dans la récente résurrection des Fêtes de l'hymen et de l'amour de Rameau, aussi bien que dans Les Mystères d'Isis avec le Concert Spirituel. Pour la même raison, je me suis intéressé aux mélodies de Félicien David ou de Benjamin Godard, pour un futur projet.

 

Tassis Christoyannis photographié par Chryssa Nikoleri.  D.R.

De quelle façon avez-vous rencontré la musique de Félicien David ?

Cette rencontre avec la musique de Félicien David est liée à une période assez spéciale de ma carrière. Il y a huit ans, j'avais décidé d'arrêter de chanter. J'étais alors dans la troupe de Düsseldorf et j'avais acquis l'intime conviction d'avoir totalement accompli un cycle et que ce chapitre était terminé. Ma carrière avait débuté à Athènes, puis j'avais évolué à Düsseldorf et, à cette époque, je ne voyais pas de perspective d'avenir. Je traversais même une crise vocale qui résultait de la pression psychologique additionnée à la masse de travail à accomplir sans espoir d'évolution. Je passais des auditions partout, je contactais des agents, mais rien ne marchait. J'avais donc décidé d'arrêter le chant après avoir été jusqu'au bout de l'engagement qui me liait à la compagnie. Puis est arrivée la date de mon dernier spectacle…
Dans la salle se trouvait René Massis, que je connaissais alors comme chanteur français sans savoir qu'il avait ouvert une agence. Il vient vers moi et me demande : "Vous voulez travailler avec moi ?". Je lui réponds "non" dans la mesure où j'avais décidé d'arrêter le chant… Je laisse passer l'été et, après mûre réflexion, je décide pourtant de faire un ultime essai qui décidera de mon avenir. Heureusement ce rendez-vous décisif était le bon et, avec l'appui de René Massis, j'ai commencé à travailler hors de Düsseldorf. René m'a permis d'entrer dans le circuit lyrique français, de telle façon que je me suis retrouvé à Montpellier pour chanter La Favorite. René Köring était alors Directeur de l'Opéra de Montpellier et envisageait de monter Andromaque de Grétry avec Hervé Niquet. Le Palazetto Bru Zane m'a alors proposé pour faire partie de ce projet et, malgré quelques appréhensions quant à mes origines grecques, nous avons très bien travaillé ensemble. De cette époque est née une relation qui s'est construite au fil des projets. Puis, j'ai chanté à Venise le 28 février 2012 dans le cadre du festival Le Salon romantique. Pour ce récital, nous avions choisi des mélodies connues et d'autres inconnues de Reber, Reyer, Lalo, Fauré Duparc et Hahn. Il y avait aussi au programme de véritables perles inconnues composées par Massenet. De ce concert s'est dessinée une nouvelle direction dont les mélodies de Félicien David constituent le premier élément. Je n'aurais sans doute jamais été sensibilisé à cette musique sans mes rencontres successives avec mon agent français, puis avec Benoît et Alexandre Dratwicki.Cliquer pour commander le CD de mélodies de Félicien David par Tassis Christoyannis…

Ce projet de disque consacré aux mélodies de Félicien David a donc été monté rapidement ?

Benoît Dratwicki m'a confié qu'il était lui-même impressionné par cette rapidité. Nous avons débuté le projet Félicien David en octobre ou novembre 2012, j'ai reçu les partitions en décembre, ce qui m'a permis de choisir les mélodies, et nous avons enregistré en été 2013. Quasiment un an après avoir discuté de ce projet, la musique pouvait être entendue ! Cette rapidité dans la succession des actions témoigne sans doute de notre véritable envie de réaliser de telles choses.

Comment situez-vous la musique de Félicien David par rapport à votre répertoire de récital ?

Sinon à la première place, car je suis obligé de considérer des compositeurs comme Fauré, Massenet, Schubert ou Schumann, mais en tout cas à la seconde place. David a écrit de très belles mélodies qui, de plus, sont parfaites pour la voix. Je n'ai rencontré aucune difficulté à exprimer les intentions de Félicien David, que je suis quasiment certain d'avoir comprises. Son écriture est riche. Par exemple, dans "L'Océan", le piano est sollicité comme dans une pièce de concert. Dans le cadre d'un récital de mélodies françaises je n'hésiterais pas à proposer Félicien David.

Les textes de ces mélodies vous apportent-ils la richesse d'expression que vous recherchez ?

Il y a dans les textes mis en musique par David une sorte de "gentillesse" typique de l'expression du XIXe siècle. Étant Grec, il m'est difficile de savoir comment ces mots sonnent aux oreilles d'un Français d'aujourd'hui, mais je trouve là une noblesse et une vraie finesse. Il y a même parfois une certaine ambiguïté comme dans "Formosa" ou "J'ai peur de l'aimer". À ce titre nous avons fait le choix d'enregistrer aussi des mélodies dont le texte les destine à une voix féminine, car l'expression du sentiment en est si directe que le contenu paraît très rapidement asexué. La sincérité de ce qui est exprimé prime : peu importe qu'il s'agisse d'une femme ou d'un homme. Une personne exprime ses sentiments, ses peurs ou ses rêves.

Comment, de par vos origines grecques, percevez-vous le côté oriental de certaines mélodies ?

Dans le côté orientalisant qui était très à la mode à cette époque en France, je me sens à vrai dire "chez moi". C'est le cas, par exemple, dans "Le Tchibouk", à commencer par le titre ! Les motifs musicaux qu'utilise Félicien David, comme du reste ses contemporains, coulent déjà quasiment dans mes veines. En interprétant ces mélodies, je me sentais d'ailleurs comme un peu plus privilégié par rapport à un chanteur de l'Europe de l'Ouest. Le qualificatif "exotique" ne correspond pas à cette musique car je la trouve très naturelle. Certaines phrases me plongent instantanément dans mes racines musicales méditerranéennes. Je vois cela comme un argument supplémentaire en faveur de la reconnaissance de la qualité d'écriture de Félicien David car il a su parfaitement relever et utiliser ces motifs. Parmi les pièces que nous n'avons pas enregistrées, une mélodie est consacrée à une Égyptienne qui parle de ses rêves, de chameaux, du Nil et des palmiers. Son introduction au piano me permet de visualiser le Nil tel qu'il est…

Le pianiste Thanassis Apostolopoulos.  © Stefanos

Vous n'avez donc pas enregistré l'intégralité des mélodies de Félicien David ?

Il faudrait un second disque pour parvenir à l'intégralité de ces mélodies.

Thanassis Apostolopoulos vous accompagne. Est-il votre pianiste de récital attitré ?

Je chante très souvent avec lui. Thanassis est un très bon pianiste ; j'entends par là que non seulement il comprend bien la musique mais il sait l'exprimer et la véhiculer. Lorsque nous travaillons ensemble les idées nous viennent naturellement. Notre travail consiste dès lors à répéter plus qu'à nous lancer dans une recherche forcenée. Nous n'avons pas besoin d'analyser ce que nous interprétons car c'est justement en jouant que nous trouvons nos marques. Nous partageons la même envie par rapport à la musique. Avec lui, les répétitions sont faciles. Il y a un mois, nous avons présenté un programme de lieder de Mahler à Athènes…

Dans quel cadre avez-vous enregistré les mélodies de Félicien David ?

Tassis Christoyannis et Thanassis Apostolopoulos enregistrent des mélodies de Félicien David au Megaron d'Athènes en juillet 2013.  D.R.Nous avons enregistré les 31 juillet et 1er août dans une salle du Megaron d'Athènes qui nous a servi de studio. Mais j'avoue que la façon dont les choses se sont déroulées aurait pu être bien meilleure. J'aurais, par exemple, préféré faire deux ou trois concerts avec ces mélodies avant de les enregistrer. Mais nous manquions de temps pour les organiser. Qui plus est, ce genre de musique n'est pas facile à programmer. Benoît Dratwicki est venu en Grèce pour l'enregistrement et, au fur et à mesure, j'envoyais par e-mail toutes les prises que nous faisions à René Massis. De fait, toute une équipe travaillait simultanément sur ce même projet…

Travailler ainsi aboutit souvent à devoir gérer des points de vue contradictoires…

Inévitablement. Il est arrivé que Benoît me dise une chose, et René une autre. De mon côté j'avais en tête les conseils que m'avaient donnés Hervé Niquet et d'autres musiciens sur le français chanté… Puis, à un moment, il a fallu que je rappelle que j'étais Grec et que je faisais ce que je pouvais ! Il faut dire aussi que c'était notre première collaboration de cette sorte et que cela vaut comme un apprentissage qui permet ensuite de perfectionner la méthode de travail. Toujours est-il que cette expérience a mis en évidence le temps nécessaire à la musique pour mûrir chez les interprètes…
En réalité, nous avons été confrontés à des problèmes de dates car nous devions initialement enregistrer les mélodies de David début juillet. Mais la salle n'était pas libre et nous avons avancé les sessions de dix jours. Cette dizaine de jours de répétitions perdus a donné lieu à un enregistrement que je n'ai pas trouvé très abouti. Nous avons alors décidé de retourner en studio les 31 juillet et 1er août pour des corrections… Mais le temps entre les deux enregistrements avait fait son œuvre. Nous avions pu travailler un peu, mais surtout mûrir l'interprétation. Nous sommes donc retournés en studio et là, nous avons eu le temps d'enregistrer à nouveau deux fois chaque mélodie durant ces deux jours. Ce sont ces sessions que nous avons utilisées ensuite pour le disque, et aucune prise du premier enregistrement. Cela nous a appris que le facteur temps doit être considéré comme un paramètre incontournable si l'on veut obtenir, non quelque chose de seulement satisfaisant, mais le meilleur de ce que nous pouvons apporter à la musique.

 

Tassis Christoyannis dans <i>Macbeth</i> à Athènes.  © Chryssa Nikoleri

 

Tassis Christoyannis.  © Chryssa Nikoleri

Quels sont vos rendez-vous importants des saisons qui viennent ?

Dans ce qui m'attend, je suis heureux de dire qu'aucun projet n'est moins important qu'un autre. Après Ali Baba, je serai à Glyndebourne du 17 juillet au 23 août pour La Traviata. C'est un lieu où j'adore travailler. Se retrouver à la pause, entouré d'agneaux ! Je me réjouis d'autant plus que je vais retrouver Mark Elder qui est un chef d'orchestre génial. Cette production sera filmée pour être diffusée dans les cinémas… Ensuite je me consacrerai au projet de l'enregistrement des mélodies de Benjamin Godard, ainsi qu'à un autre disque à venir autour d'un programme de mélodies connues de Massenet et Fauré, mais arrangées pour quatuor à cordes et harpe.
Je partirai ensuite en tournée avec Ivan Fischer - un autre génie de la direction - et le Budapest Festival Orchestra pour les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler. Puis je reviendrai à Paris pour La Bohème, du 2 au 30 décembre à l'Opéra Bastille. Reconnaissez que chanter cet opéra à Paris pendant les Fêtes de Noël est encore une sacrée expérience ! Suivra un concert-enregistrement de Cinq-Mars de Gounod le 29 janvier 2015 à l'Opéra Royal de Versailles et, en février, je ferai mes débuts à Tours dans Il Tabarro et Gianni Schicchi de Puccini. Je serai ensuite de retour à l'Opéra Comique pour la reprise de Ciboulette de Renaldo Hahn du 27 avril au 7 mai 2015…
La saison prochaine me permettra également de débuter dans le rôle du Prince Yeletski de La Dame de pique à Strasbourg, et il y aura aussi un Don Carlo à l'Opéra de Bordeaux où je débuterai également dans Simon Boccanegra… Voyez, j'ai de quoi m'enthousiasmer !

Pas de récital dans ce beau panorama ?

Ils ne sont pas encore prévus, à l'exception un récital que je donnerai à Athènes et qui se présente comme une carte blanche. Je programmerai donc la musique qui me représente et il y a de fortes chances que Félicien David nous honore de sa présence…

 

 

Propos recueillis par Philippe Banel
Le 14 avril 2014

 

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