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Interview de Stéphanie d'Oustrac, mezzo-soprano

Invitation au voyage, le nouveau disque de Stéphanie d'Oustrac consacré à la mélodie française, est une réussite. Fort bien accompagnée et soutenue par le pianiste Pascal Jourdan, la voix riche et expressive de l'interprète fait vivre avec autant de subtil bonheur un choix de pièces idéalement choisies chez Boulanger, Duparc, de La Presle, Debussy et Hahn… L'occasion s'imposait de rencontrer cette belle interprète qui s’épanouit si bien au fil de ses choix artistiques.

 

Stéphanie d'Oustrac interprète le rôle de Lazuli dans <i>L'Étoile</i> mis en scène par Laurent Pelly à Amsterdam en 2014.  © Marco Boggreve

Tutti-magazine : En octobre dernier, vous chantiez le rôle de Lazuli dans L'Étoile de Chabrier au Nederlandse Opera d'Amsterdam. Comment vous êtes-vous sentie dans ce rôle et dans la mise en scène de Laurent Pelly ?

Stéphanie d'Oustrac : J'avais chanté une première fois le rôle de Lazuli dans L'Étoile à l'Opéra Comique lorsque Jérôme Deschamps avait pris la direction du théâtre, et j'ai été ravie de le reprendre 10 ans plus tard. Lazuli est un rôle extrêmement physique et je voulais ne rien sacrifier de l'intégrité du personnage dans mon jeu tout en bénéficiant de l'assurance technique que j'ai acquise depuis ce premier contact avec l'œuvre. Dans la production de Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps, l'"Air de l'Étoile" était placé au début et j'en ai gardé un souvenir un peu douloureux car Sir John Eliot Gardiner, en dépit de toutes ses qualités, ne m'a pas vraiment aidée. À l'époque, je n'avais pas la même expérience, j'avais le trac et je devais commencer par cet air qui doit être d'une absolue pureté. J'avais besoin qu'on tienne compte de cela dans les tempi, mais malgré mes demandes répétées, je n'ai pas été soutenue en ce sens. La critique, du reste, m'avait à l'époque reproché une respiration que je plaçais à la fin d'un mot. Pourtant, je ne pouvais pas faire autrement.

 

Stéphanie d'Oustrac (Lazuli) et Christophe Gay (Tapioca) dans <i>L'Étoile</i> en 2007 à l'Opéra Comique.  D.R.

 

Stéphanie d'Oustrac (Lazuli) et Jérôme Varnier (Siroco) dans <i>L'Étoile</i> sur la scène du Nederlandse Opera d'Amsterdam.  © Marco Boggreve

Cette année, à Amsterdam le chef français Patrick Fournillier était au pupitre et, bien sûr, j'ai gagné une assurance technique que je n'avais pas alors. Or c'est justement cette assurance qui vient au secours du trac. De plus, dans la production d'Amsterdam, l'ordre de la partition de Chabrier est respecté et je commence par l'air "Je suis Lazuli" qui est plus endiablé et qui a pour effet de permettre d'évacuer aussitôt le trac pour être ensuite bien plus disponible quand vient l'"Air de l'Étoile". Cet ordre prévu par le compositeur n'est pas anodin et il est même très précieux pour un interprète car il permet, une fois la tension dépassée, d'être dans le pur plaisir de chanter et jouer.

Reprendre Lazuli à Amsterdam vous a donc permis d'appréhender le rôle dans une autre ambiance…

J'ai été réellement ravie de reprendre le rôle de Lazuli, mais il n'en reste pas moins extrêmement physique. J'ai 40 ans et je me suis dit : "Ouh la la !". De plus, la mise en scène était très dynamique. Laurent Pelly aime le rythme, aussi je me suis donnée à fond dans cette aventure et c'est aujourd'hui un très bon souvenir.

Vous êtes-vous sentie bien au Nederlandse Opera ?

Je suis sensible à tout, aux théâtres aussi bien qu'aux villes dans lesquelles je chante. J'adore Amsterdam car j'ai l'impression qu'il y fait bon vivre. La nature est très présente, et lorsque je chantais dans L'Étoile il faisait encore très beau. Les gens qui travaillent au Nederlandse Opera sont extrêmement professionnels, adorables et à l'écoute. Cela permet de travailler dans une ambiance agréable. La moindre demande formulée obtient une réponse, et les gens se mettent en quatre pour trouver des solutions aux problèmes des artistes, du chef ou du metteur en scène. La salle du théâtre est grande, mais tout reste très humain, voire chaleureux. C'est la seconde fois que je viens chanter à Amsterdam, et l'impression que je vous livre est totalement confirmée.

Le même mois est sorti votre disque de mélodies françaises Invitation au voyage sous label Ambronay. Vous avez enregistré ces mélodies du 8 au 10 juillet dernier à la Chapelle de Jujurieux dans l'Ain. Sous quel signe se sont déroulés ces jours d'enregistrements ?

Cliquer pour commander le CD de mélodies françaises de Stéphanie d'Oustrac <i>Invitation au voyage</i>…Il y avait une sorte de jubilation à enregistrer ce répertoire car cela fait 20 ans que je travaille avec Pascal Jourdan et que, tous deux, nous explorons la mélodie française. Par exemple, les Cinq poèmes de Baudelaire mis en musique par Debussy sont des mélodies très difficiles à interpréter. Je les ai étudiées au Conservatoire grâce au pianiste-chef de chant Philippe Grammatico qui me les a fait travailler pour son prix. Grâce à lui, j'ai pu vraiment décortiquer les œuvres, puis je les ai peaufinées avec Pascal. Et voilà 20 ans que nous cherchons à les rendre les plus parfaites possibles ! Aujourd'hui, encore une fois grâce à la technique vocale, je réussis à me sentir beaucoup plus à l'aise dans l'expression, dans les couleurs que j'ai envie de donner et que nécessite ce répertoire. Il faut autant de voix que de retenue et user d'une large palette de couleurs pour le servir. La maturité, je pense, aide à appréhender petit à petit la complication de certaines œuvres. Je pense en particulier aux textes assez nébuleux de Baudelaire. Il faut se laisser porter. Or les conditions offertes par le label Ambronay, qui m'a d'ailleurs permis de réaliser tous mes disques, étaient idéales. Je savais que nous nous retrouverions entre nous dans cette ancienne église transformée pour partager un moment de calme qui allait nous permettre, Pascal et moi, de nous concentrer uniquement sur cet enregistrement. À Ambronay, nous nous sentons vraiment comme dans une bulle. Nous faisons beaucoup de concerts ensemble mais c'est notre premier disque. Ce moment était donc assez particulier.

 

Pascal Jourdan et Stéphanie d'Oustrac.  © Bertrand Pichene

 

Stéphanie d'Oustrac.  © Bertrand Pichene

Comment votre collaboration avec Pascal Jourdan a-t-elle évolué au fil des ans ?

Pascal n'est pas à proprement parler un accompagnateur, mais un pianiste, et notre collaboration a évolué avec nous. Nous avons toujours eu un rapport d'égalité. C'est Pascal qui m'a proposé de faire du récital. J'étais alors au Conservatoire et il m'avait entendu lors d'une audition ou d'un concert entre étudiants. Il devait faire une tournée de récitals et m'a alors proposé de travailler avec lui. C'est ainsi que tout a commencé, alors que nous étions étudiants. Nous avons commencé à chercher ensemble, puis à présenter notre travail à nos profs. Nous avons aussi beaucoup appris avec Ruben Lifschitz, puis nous nous sommes produits à Royaumont, ce qui a constitué une étape… Notre envie de chercher ne nous a jamais quittés. Nous sommes très complémentaires. Pascal me remet dans la rigueur de la partition car lui, joue avec la partition. De mon côté, une fois la musique apprise, je me détache de l'écriture, un peu comme pour un opéra, afin d'intégrer la musique et l'interpréter. Je ne vois alors aucune objection à ce qu'on me recentre sur la partition lorsque c'est nécessaire. Je suis d'ailleurs persuadée qu'il faut trouver sa liberté dans la contrainte. De la même façon, un chef d'orchestre d'opéra peut m'imposer un tempo, que je sois d'accord ou non avec lui, et cela me donne un cadre au sein duquel je m'exprime. C'est ce cadre que me fournit Pascal et sur lequel nous travaillons ensemble suffisamment en amont pour être en harmonie l'un et l'autre.

Le texte de présentation du disque qualifie les deux mélodies de Reynaldo Hahn "La Chère blessure" et "A Chloris" de bluettes. En les chantant est-ce le mot qui vous vient à l'esprit ?

Je crois que ce que soulève Christophe Deshoulières, qui est l'auteur du texte, ce sont davantage les a priori qui sont attachés à la musique de Reynaldo Hahn et qui le cantonnent à une musique de salon. De la même façon, les artistes se retrouvent enfermés dans des cases. J'entends parfois des gens étonnés de me trouver dans un récital de mélodies françaises alors que je chante ce répertoire depuis toujours ! Je crois que ce texte de présentation prend un peu le contre-pied et même tacle à l'avance les réactions du genre "mettre côte à côte Debussy et Hahn, ça n'a rien à voir !". En interprétant ces deux compositeurs, je crois pourtant que l'un et l'autre sont à défendre. Lorsque je fais écouter mon disque à ma famille ou à mes proches, il n'est pas rare de constater la façon dont les mélodies de Reynaldo Hahn touchent leur sensibilité, et souvent bien plus facilement que l'écriture de Debussy. Pour moi, ces jugements de valeur ne sont pas affaire de musique, mais plutôt de milieux de mélomanes plus ou moins spécialisés… De la même façon lorsque Christophe me dit "Attention, Stéphanie, de ne pas être trop expressive !", je ne peux que répondre que je suis ainsi !

 

Stéphanie d'Oustrac dans <i>Armide</i> au Théâtre des Champs-Élysées.  D.R.

Avez-vous eu des difficultés à trouver un équilibre entre l'expressivité dont vous êtes coutumière sur scène et la retenue possible de ces mélodies ?

Non, car le texte ne doit brider en rien l'expression. Par exemple, dans le splendide "Recueillement" de Debussy, je ressens ce formidable échange qui prend place entre la voix et le piano. À un moment, la douleur est exprimée par le clavier et c'est la voix qui tente de l'apaiser. À l'opposé, "Placet futile" sur un texte de Mallarmé est si drôle qu'on imagine d'emblée des petites saynètes et que, là non plus, il n'y a pas lieu de mettre un frein à l'humour qui en découle. Bien sûr, pour un disque, on multiplie les prises et cela peut jouer en défaveur de la spontanéité. Mais, en récital, je vis pleinement ces mélodies. Entre un enregistrement et des concerts, il y a cependant nécessairement une différence. Pour le disque on se place dans une recherche de perfection, alors qu'en récital, on se situe dans un immédiat, lequel varie en fonction du public. En concert, Pascal et moi nous nous surprenons sans arrêt. Pour nous, c'est très important.

Le livret du disque présente des photos de Bertrand Pichene prises pendant l'enregistrement. On vous voit accompagner la voix par des gestes amples et expressifs que vous ne pourriez pas exécuter en public. Vous aident-ils à chanter ?

Ces gestes ne jouent pas sur la voix mais ils m'aident à pallier le côté statique d'un enregistrement. Lorsqu'on enregistre, on se situe plus sur l'auto-écoute et je pense qu'il s’agit alors de se redonner un mouvement. Devant un public, on ne cherche aucunement à s'écouter, on se lance et on s'inscrit dans l'interprétation du moment. Les gestes permettent de garder la machine en éveil, de se remotiver à chercher des choses et, sans doute, de retrouver l'émotion ressentie en concert. La multiplication des prises peut devenir fastidieuse. Il faut parfois refaire pour le preneur de son qui a besoin d'une constance de rythme, et les gestes permettent de renouveler l'impulsion et de retrouver un élan, une espèce de fraîcheur dans l'interprétation. Toutes ces choses qui viennent naturellement en concert.

 

Pascal Jourdan et Stéphanie d'Oustrac enregistrent leur disque de mélodies françaises <i>Invitation au voyage</i> à Ambronay.  © Bertrand Pichene

L'opéra et le récital vous apportent-ils autant de satisfaction sur le plan de l'expression dramatique ?

Totalement. J'ai maintenant la chance de me voir confier des premiers rôles et j'aime être responsable. Nous parlions d'ambiance dans un théâtre, eh bien je crois que le soliste se doit aussi de mettre en place une certaine ambiance. En revanche, dans le récital, nous sommes deux à nous exprimer, et ce que nous produisons ne tient qu'à nous. J'aime cette responsabilité et je m'efforce dans le même temps de défendre un répertoire qui, malheureusement, n'est jamais assez joué, chanté et interprété. Il permet pourtant, en récital, d'installer cette atmosphère si particulière, nécessaire à la mélodie et au lied, et de communiquer avec le public. En récital, j'aime tisser ce lien avec les spectateurs, mais aussi m'adresser à eux pour présenter les pièces que je vais chanter…

 

Khatouna Gadelia (l'Enfant), Elliot Madore (le Chat) et Stéphanie d'Oustrac (la Chatte) dans <i>L'Enfant et les sortilèges</i> à Glyndebourne en 2012.  © Simon Annand

 

Stéphanie d'Oustrac chante le rôle de Concepcion dans <i>L'Heure espagnole</i> à Glyndebourne en 2012.  © Simon Annand

Parlant d'opéra, en 2012, vous étiez à Glyndebourne pour L'Heure espagnole et L'Enfant et les sortilèges et vous y serez l'été prochain pour Carmen. Dans quelle ambiance travaille-t-on là-bas ?

On trouve à Glyndebourne une ambiance typiquement anglaise, "Old Fashioned" ! La première fois que je me suis rendue à Glyndebourne, c'était pour chanter le rôle de Sesto dans Jules César, une production de David McVicar qui a eu beaucoup de succès. Les répétitions commencent à Glyndebourne au début du printemps. Or il se trouve que j'aime la nature, et elle est alors splendide. Ce coin de campagne anglaise l'est tout particulièrement. De même, les conditions de travail sont extraordinaires et on sent que chacun aime son métier. Les metteurs en scène qui viennent à Glyndebourne aiment travailler et apprécient d'avoir du temps pour monter une production. La Direction fait en sorte de leur fournir des conditions idéales de répétition. Cela est du reste bien tombé car L'Heure espagnole, comme La Voix humaine, est une partition parmi les plus dures que j'ai eues à intégrer. Bien sûr, une fois ce cap difficile dépassé, il peut maintenant se produire n'importe quoi, ces œuvres sont en moi !
C'est donc avec grand plaisir que je retournerai bientôt à Glyndebourne pour cette Carmen mise en scène également par David McVicar. Je retrouverai d'ailleurs à cette occasion Loïc Felix qui jouera le rôle du Remendado, et avec qui j'ai chanté ma première Carmen à l'Opéra de Lille.

Comme plusieurs autres productions auxquelles vous participez, le réalisateur François Roussillon vous a filmée à Glyndebourne. Quel rapport avez-vous avec l'image véhiculée par les captations ?

Je crois pouvoir dire que les chanteurs sont leurs pires juges. Cependant je reconnais que je perçois dans les captations la sincérité que je mets toujours en jeu. Je dis cela sans rapport avec mes capacités vocales mais parce que je me connais de l'intérieur. Ce pour quoi je suis la plus fière est de ne jamais avoir fait passer la voix avant tout. Ni en moins ni en plus. J'ai toujours voulu préserver cette adéquation entre la technique et l'intégrité d'un personnage, et je pense qu'on ne pourra jamais me retirer cela.
Concernant la voix, la critique écrit ce qu'elle veut. Je voudrais seulement préciser qu'elle oublie trop souvent que, dans une production, tout n'est pas du ressort des chanteurs. La qualité du chant est le résultat d'une conjonction d'éléments qui dépassent les interprètes. Or les critiques peuvent être assassines. Tous les artistes sont sensibles à cela. Personnellement, j'essaye maintenant de m'en tenir loin sans quoi je finirais par ne plus rien tenter, ou alors à moins jouer pour ne privilégier que le chant. Or pour moi, l'opéra ce n'est pas ça ! Les personnages ne peuvent vivre que parce qu'un chanteur, qui est aussi un acteur, les investit totalement. C'est seulement ainsi que l'on peut croire en ce personnage. Quel intérêt à se montrer et à essayer de prouver qu'on chante bien avant tout ? Pour moi, le plus important est de jouer.

Cette exigence peut-elle vous conduire à refuser des propositions ?

Bien sûr, mais il n'est jamais facile de dire "non". Par exemple, on m'a proposé le rôle de Poppée. J'adore la musique de l'opéra de Monteverdi mais je n'aime pas cette femme et je sais que ne parviendrais pas à la défendre. Bien sûr, je pourrais lui donner vie vocalement, mais sur le plan dramatique je ne me vois pas incarner Poppée, qui est à la fois intéressée, veule et toujours affairiste. Dans la même œuvre, je préfère de beaucoup Ottavia, un rôle que je vais d'ailleurs reprendre. Ottavia est pourtant bafouée, mais j'aime ce qu'elle défend, elle me parle. J'ai dit "non" à Poppée car je savais que j'allais être malheureuse d'être enfermée pendant 2 mois dans un cadre qui n'est pas du tout le mien. C'est un exemple.

 

Stéphanie d'Oustrac (Sesto) face à Tamar Iveri (Vitellia), et à Saimir Pirgu (Tito Vespasiano) dans <i>La Clémence de Titus</i> mis en scène par Willy Decker au Palais Garnier.  © E. Bauer

Fin 2013, vous repreniez le rôle de Sesto dans La Clémence de Titus de Mozart à l'Opéra Garnier, et vous chanterez à nouveau prochainement ce rôle à Strasbourg et Mulhouse. Comment gérez-vous l'énergie que demande un rôle aussi dense ?

Concernant les rôles lourds, la chance vient du fait d'avoir l'occasion de les reprendre. Avant les représentations de 2013, j'avais déjà chanté dans cette production de La Clémence de Titus en 2011. En 2011, c'était d'ailleurs ma prise de rôle, et directement à l'Opéra Garnier ! Habituellement, il est logique de rôder un nouveau rôle sur de plus petites scènes. Cela permet non seulement de savoir s'il vous convient mais aussi de faire entrer le personnage dans votre corps. L'endurance que demande un rôle comme celui de Sesto tient à l'habitude, comme pour les sportifs. C'est à cela que servent les répétitions. À l'Opéra Garnier, j'ai eu la chance que tout se passe très bien en 2011 dans cette sublime mise en scène de Willy Decker. Mais en le reprenant en 2013, je me suis sentie mieux, tellement mieux, car il était inscrit dans mon corps et tout devenait beaucoup plus facile. La maturité apporte aussi davantage d'endurance. J'ai la chance de travailler beaucoup et cela doit aussi jouer… Et puis quel bonheur de chanter Sesto dans cette production ! Je sais que tout le monde attend le brillant aria accompagné de vocalises "Parto, parto", mais je préfère de beaucoup son second aria, à l'Acte II, "Deh per questo istante solo", car le récit qui le précède, face à Tito, est à chavirer de beauté, de sincérité et d'engagement. Lorsque je me vois le jouer sur scène, cela me donne encore la chair de poule. J'adore les sentiments intenses que l'on partage vraiment sur scène à ce moment… Alors, vous comprendrez combien je suis heureuse de chanter à nouveau Sesto en février et mars, d'abord à Strasbourg, puis à Mulhouse.

 

Stéphanie d'Oustrac dans <i>La Voix humaine</i> au Théâtre de l'Athénée.  D.R.

Vous avez déjà chanté La Voix humaine quand certaines chanteuses attendent la maturité pour se lancer.
Pour quelle raison ?

Stéphanie d'Oustrac dans <i>Pelléas et Mélisande</i> à Nantes.  © Jef Rabillon

Poulenc a écrit La Voix humaine pour une jeune femme, mais il est vrai qu'il s'agit d'un rôle lourd sous de nombreux aspects. Je pense qu'il faut vraiment se sentir à l'aise scéniquement pour l'aborder. C'est une œuvre qui m'est très chère, mais je suis souvent tombée malade pendant les représentations de La Voix humaine. Le plus incroyable, c'est que lorsque j'étais en pleine possession de mes facultés vocales, j'étais quasiment frustrée de ne pas ressentir de douleur. Peut-être est-ce particulier chez moi, mais je finis par être tellement habitée par ce personnage que je souffre avec lui. Il m'est très souvent arrivé de pleurer à des endroits différents de l'œuvre qui me cueillaient comme par surprise en faisant sans doute remonter en moi certains sentiments ou situations. Heureusement, je n'ai pas vécu la même chose que ce personnage douloureux mais, comme chaque être humain, j'ai souffert de nombreuses façons différentes, et cette partition me relie toujours à cela. Il m'est arrivé d'entendre une petite voix me dire "Stéphanie, continue !" à un moment où j'étais proche de lâcher prise. En répétitions, je cherchais à aller le plus loin possible et il m'arrivait de pleurer tellement que j'ai parfois été incapable d'aller jusqu'au bout de l'œuvre. Il faut dire aussi que j'avais une totale confiance en Vincent Vittoz qui faisait la mise en scène, et que Pascal Jourdan était au piano. La structure était si intime que cette exploration profonde était possible. Pour le plus grand bonheur et malheur des chanteuses, La Voix humaine est une œuvre qui laisse des cicatrices.

Allez-vous reprendre La Voix humaine dans les années qui viennent, peut-être avec orchestre ?

J'aimerais. J'ai déjà chanté La Voix humaine avec orchestre. C'était à Toulouse et Alain Altinoglu dirigeait. Mais le dispositif scénique était un peu particulier. Le chef se tenait à 3 mètres de hauteur, derrière… Alors oui, j'espère chanter à nouveau cette œuvre, mais elle demande énormément de temps pour parvenir à ce que l'orchestre s'apparente à un vrai personnage. C'est ce que j'ai eu la chance d'obtenir avec Pascal Jourdan au piano. Avec Alain Altinoglu, nous n'avons eu que trois ou quatre services pour répéter, ce qui ne représente rien ! Quand on conçoit un minimum d'exigences liées à ce que peut être cette œuvre, le temps est nécessaire. Mais cela coûte très cher. Bien entendu, si on me propose une version avec orchestre, j'accepterai volontiers tout en sachant qu'il est extrêmement difficile à une formation de musiciens d'atteindre ce que parvient à produire un piano en termes de cohésion dramatique avec l'interprète qui joue sur scène.

On vous retrouvera à la Philharmonie de Paris le 24 mars 2015 pour le Requiem de Duruflé avec l'Orchestre national d'Île-de-France…

Débuts de Stéphanie d'Oustrac dans <i>Carmen</i> à l'Opéra de Lille.  © Frédéric LovinoPour ce Requiem de Duruflé à la Philharmonie, j'aurai le plaisir de retrouver Enrique Mazzola à la direction, avec qui j'ai déjà fait plusieurs concerts. Nous partageons maintenant une certaine complicité. Ce sera la première fois que je chante cette pièce. Avec la même formation et le même chef, j'ai été invitée à chanter La Mort de Cléopâtre, que je considère comme un chef-d'œuvre. Les couleurs que Berlioz a créées sont extraordinaires. Mon nom est associé aux tragédiennes baroques que j'ai interprétées et j'aimerais beaucoup, maintenant, me tourner vers d'autres héroïnes, entre autres berlioziennes. Je pense en outre que la musique de Berlioz reste à redécouvrir dans son essence car elle a parfois été travestie. J'ai chanté à Moscou Les Nuits d'été et La Mort de Cléopâtre, et je me suis retrouvée avec un orchestre de dimension chambriste qui jouait avec lourdeur à la première lecture. Pourtant, s'il est vrai que l'écriture orchestrale est assez dense, la musique française demande qu’on tende à laisser s'exprimer chaque pupitre et à préserver constamment cette clarté indispensable au rendu de cette musique. C'est la même chose si l'on envisage la langue, et c'est justement grâce à ce texte que j'ai pu amener les musiciens moscovites à considérer la musique de Berlioz autrement. Ils ont tout à fait compris ce que j'ai essayé de leur dire et, au final, ils ont été fabuleux !

Évoluer des héroïnes baroques à un autre répertoire, est-ce une chose facile dans le monde de l'opéra tel qu'il est ?

Il faut du temps. Voyez, j'ai chanté ma première Carmen à Lille et je m'apprête à chanter la seconde bientôt à Glyndebourne. Il m’aura fallu attendre 4 ans entre les deux. J'ai entendu : "Quoi ? Carmen, toi ? Ah bon !". On nous enferme toujours dans des cases. Aurais-je dû pour autant demeurer tragédienne baroque ? En tant qu'artiste, il est nécessaire d'évoluer. Du reste la voix évolue. J'ai participé à tant de belles aventures baroques qu'il est normal que je souhaite maintenant me renouveler en abordant d'autres styles. Faire toujours la même chose ne présente aucun intérêt. J'espère avoir aujourd’hui ma place dans la tragédie française plus tardive.

Que prévoyez-vous pour le futur ?

Le Quatuor Debussy m'a invitée à participer avec Julien Behr à son week-end Mozart. Ce sera le 10 janvier 2015 au Radiant-Bellevue à Caluire-et-Cuire, à côté de Lyon. L'Opéra de Strasbourg me libère 2 jours et me permet d'avoir la joie de chanter Mozart… Puis, pour la saison prochaine, je vais retrouver William Christie dans Theodora de Handel au Théâtre des Champs-Élysées. Mais, pour le moment je suis heureuse de me situer dans une période de ma carrière où je n'ai pas à me plonger dans l'urgence dans une nouvelle partition ! Je suis consciente que c'est un luxe énorme et j'en profite.

Votre biographie dit que c'est en écoutant Teresa Berganza en récital que vous avez découvert l'art lyrique. Teresa Berganza a dit que pour bien chanter, un chanteur devait être heureux. Qu'en pensez-vous ?

Dans mes rencontres, je côtoie des artistes dont je me demande comment ils parviennent à vivre en éprouvant autant le trac. Plus on monte, plus il me semble important de pouvoir supporter la pression. Une pression que, le plus souvent, on s'inflige à soi-même. Comment ne pas être d'accord avec ce que dit Teresa Berganza ? Quoi qu'il en soit j'essaye de cultiver le bonheur.

 

Stéphanie d'Oustrac.  © Perla Marek

 

Que pouvons-nous vous souhaiter ?

Tout simplement que ça continue ! J'ai la chance, aujourd'hui, de rencontrer des jeunes chanteurs qui viennent vers la baroqueuse que je représente, et cela me fait très plaisir de pouvoir avoir une influence sur leur parcours. J'aime tellement ce métier que j'espère aussi donner envie aux jeunes de le pratiquer, même si cela est devenu de plus en plus difficile et que les chanteurs sont de plus en plus nombreux. Nous nous dirigeons vers des jours peu reluisants, mais je crois qu'il est important de nous battre pour la musique qui sera toujours la plus belle ambassadrice de la joie, du bonheur et d'une forme de paix.

 



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 27 novembre 2014

 




 

Pour en savoir plus sur Stéphanie d'Oustrac :
www.stephaniedoustrac.com

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