Tutti-magazine : Avant-hier, vous dirigiez le Philharmonique de Vienne à l'occasion du grand bal annuel au Musikverein. Quelle impression retirez-vous de cette soirée ?
Semyon Bychkov : Ce moment était extraordinaire, je ne peux trouver d'autre mot. Les femmes et les débutantes étaient vêtues de somptueuses robes de bal et l'ambiance était telle qu'on aurait pu se croire au XIXe siècle. Pour quelqu'un qui, comme moi, a parfois souhaité vivre certaines périodes du XVIIe ou du XIXe siècle, cela m'a rendu témoin du style d'un passé particulièrement beau. Au point que j'ai déjà dit à plusieurs de vos confrères que je souhaiterais que cette beauté et cet esprit joyeux puissent être partagés avec le plus grand nombre car ils offrent une alternative à la vulgarité et la violence quotidiennes qui caractérisent notre monde contemporain…
Je suis arrivé dans la salle du Musikverein dans l'après-midi pour déposer des affaires car je vais partir en tournée avec le Philharmonique de Vienne - dès demain, nous jouerons à Hambourg à la Philharmonie de l'Elbe -, la salle était déserte et je n'ai pu m'empêcher de prendre quelques photos car la vision était assez inouïe : tous les sièges du parterre avaient été retirés pour installer des fleurs et des tables. J'ai aussi bien sûr remarqué le mur couvert de photos de chefs qui ont travaillé avec l'orchestre de longue date, et j'ai pensé: "Voilà donc le mur de gloire des chefs !"… Le soir, après notre concert, tout le matériel installé a été descendu au sous-sol qui forme un grand espace vide sous le plancher de la salle. Ce fameux vide qui entoure la salle de tous côtés et fait partie du mystère de l'acoustique légendaire du Musikverein. Une fois l'espace libéré, les gens ont commencé à danser et l'atmosphère était chargée d'une extrême gaîté. Plusieurs parties du Musikverein diffusaient des styles de musiques différents allant du disco aux valses et aux polkas. Le bal a commencé à 22 h et s'est terminé aux alentours de 6 h du matin. Je ne suis pas resté jusqu'à la fin mais, au moment où je vous parle, je suis toujours sous le charme de cet événement et sous le coup de l'admiration pour ceux qui ont œuvré sans relâche pour transformer ce lieu en seulement quelques jours. Le Concert du Nouvel An, diffusé dans le monde entier, donne une idée de ce qu'est un événement au Musikverein. Mais il ne s'agit que d'un seul événement parmi beaucoup d'autres, en particulier en cette période de l'année. L'unique festivité d'importance qui ne se déroule pas au Musikverein est organisée à Schönbrunn. Nous y étions en mai 2016 et quelque chose comme 150.000 personnes étaient présentes alors que 100.00 autres n’ont pas pu assister au concert. La foule avait envahi les jardins… Tout cela pour dire : voilà ce qu'est Vienne lorsqu'il s'agit de musique !
L'alternance de musiques légères et dramatiques, comme celle de Tchaikovsky, est-elle souhaitable pour votre propre équilibre intérieur ?
Absolument, car une telle alternance est saine. On ne peut pas vivre exclusivement de tragédies et de profondeur de sentiments. La légèreté fait aussi partie de l'existence. L'équilibre entre ces deux pôles est donc très important. Pour autant, j'ai du mal à y parvenir à l'échelle d'une saison, car il s'agit d'un souhait qu'on oublie facilement lorsqu'on est obsédé comme moi par les grands chefs-d'œuvre de la musique, c'est-à-dire le répertoire que je dirige la plupart du temps. Or il est nécessaire de s'identifier à ces œuvres profondes et de les vivre. Il en va de même pour un comédien qui doit pénétrer un rôle pour devenir le personnage qu'il incarne. Sans cette démarche, ça ne marchera pas… Alors je profite d'autant de ces respirations que m'offre la musique légère, bien que ce ne soit en aucun cas de la musique facile. Une simple valse contient tant de détails à régler et à réussir pour que le rendu soit correct. Et cent musiciens doivent respirer de la même façon pour y parvenir. À Vienne, cette musique fait partie des gênes des interprètes. Dès lors, certaines choses n'ont pas besoin d'être expliquées parce qu'ils les sentent. Mais il y a tant d'autres éléments à régler que le travail en répétitions est nécessaire, y compris pour cette petite Ouverture des Joyeuses commères de Windsor d'Otto Nicolaï que les musiciens voulaient absolument jouer. En effet, le Philharmonique de Vienne fêtait avec ce bal son 175e anniversaire et Nicolaï a été un des créateurs de la formation. Cette splendide Ouverture de 8 minutes chargée de si belles idées musicales était donc un hommage qu'il s'agissait de jouer le mieux possible. Or je suis comblé car nous avons pu aboutir à un pur moment de grâce.
Le premier disque de votre Projet Tchaikovsky est sorti le 18 novembre 2016 chez Decca. Comment est née l’idée de ce cycle ?
Il arrive, dans le cours d'une vie, que tout concoure au même but, presque au même moment, et sans la moindre concertation. Eh bien c'est ce qui s'est produit pour le Projet Tchaikovsky. La première demande m'est parvenue il y a environ 2 ans, de l'Orchestre Philharmonique de New York qui souhaitait que je crée un festival Tchaikovsky sur trois semaines sur la base de trois programmes repris trois ou quatre fois. J'ai accepté avec joie car il s'agit d'une musique dont je me sens très proche et qui est très importante pour moi… Deux mois plus tard le label Decca et l'Orchestre Philharmonique Tchèque me demandaient d'enregistrer un cycle Tchaikovsky. Là aussi, j'étais tout à fait partant. À vrai dire, je me suis seulement demandé si cet orchestre était vraiment celui avec lequel j'avais envie d'enregistrer ce répertoire. Et il m’a fallu tout au plus trente secondes pour répondre "oui" car j'ai eu la conviction que cette formation allait me donner ce que je voulais entendre dans cette musique. L'histoire et la tradition de cet orchestre, mais aussi son positionnement géographique au carrefour des cultures slave, occidentale et européenne, me paraissaient un mélange très intéressant pour servir la musique de Tchaikovsky… J'ai alors pensé qu'avec, d'un côté, le projet new-yorkais, et de l'autre celui de Decca qui allait m'occuper quelques années, il faudrait au moins programmer quelque chose d'identique à Londres. Et c'est maintenant chose faite avec le BBC Symphony Orchestra que j'ai dirigé dans les 3 programmes sur deux semaines… C'est donc un pur hasard, mais un hasard bienvenu, qui est à l'origine de ce projet Tchaikovsky.
Quelles œuvres constituent exactement votre cycle discographique Tchaikovsky ?
Le projet comprend la totalité des symphonies de Tchaikovsky, c'est-à-dire, les six opus ainsi que Manfred, les trois Concertos pour piano et orchestre - le premier joué par Jean-Yves Thibaudet, et le second, ainsi que le premier mouvement du troisième par Kirill Gerstein -, Roméo et Juliette, Francesca da Rimini, et la Sérénade pour cordes. Je pense que c'est tout. Decca aurait souhaité que je me lance dans une intégrale Tchaikovsky, mais cela n'était pas envisageable sans y consacrer la totalité de ma vie. En effet, seuls les concertos seront enregistrés en public. Les œuvres symphoniques le seront en studio au terme d'une tournée, dans la propre salle de l'orchestre, le Rodolfinum. Vous êtes donc en mesure d'imaginer le temps nécessaire à ce projet. Rien que pour la Pathétique et Roméo et Juliette, entre les répétitions et les sessions d'enregistrement, il a fallu pas moins de 16 jours, ce qui apporte par ailleurs un confort de travail extraordinaire. Il était prévu au départ d'enregistrer également les symphonies en concert, comme l'avaient été celles de Dvorak par le même orchestre. Mais, pour Tchaikovsky, la chose est différente car l'imposante discographie existante compte de vraies légendes parmi les solistes, ce qui nous oblige à viser le plus haut niveau pour justifier nos enregistrements. Dès lors que nous avons quelque chose à dire, nous devons nous donner les moyens de le dire bien. Quant aux sorties discographiques chez Decca, le premier CD consacré à la Symphonie Pathétique et Roméo et Juliette est déjà sorti, et nous avons déjà enregistré la Symphonie No. 3 dite "Polonaise". En avril, nous poursuivrons avec Manfred, puis la Sérénade pour cordes et Francesca da Rimini pour un disque qui devrait sortir au mois d'août. Puis nous continuerons à enregistrer mais aucune autre sortie n'est prévue avant l'aboutissement du projet, en principe courant 2019.
Vous avez dit que les chefs-d'œuvre accompagnent un chef toute sa vie et qu'ils grandissent en lui. Ce Projet Tchaikovsky arrive-t-il au bon moment dans votre trajectoire ?
L'œuvre de Tchaikovsky accompagne ma vie depuis toujours. La musique reste ce qu'elle est, c'est nous qui changeons. Lorsque j'ai commencé ma collaboration avec Phlilips en 1985, il s'agissait de Casse-Noisette et de la Symphonie No. 5 de Shostakovich avec la Philharmonie de Berlin, que j'ai enregistrés pratiquement en même temps. Environ 2 ans plus tard, j'ai enregistré la Symphonie No. 6 de Tchaikovsky avec le Concertgebouw Orchestra. J'avais quasiment 35 ans, et aujourd'hui j'en ai 64. Ce que j'ai vécu en 30 ans, et pas seulement avec Tchaikovsky que j'ai continué à diriger, mais avec l'expérience que m'ont apportée tous les autres compositeurs, me laisse à penser que le moment est venu de m'atteler à ce cycle Tchaikovsky.
Vous vous êtes déjà exprimé sur la capacité de la musique de Tchaikovsky à atteindre la sensibilité de l'auditeur avec une force inouïe. Lorsque vous dirigez la "Pathétique", devez-vous résister pour ne pas être emporté par un flot de sentiments ?
Il me serait impossible de diriger sans m'ouvrir également aux émotions. Je compare toujours l'état dans lequel je me trouve à un dédoublement de personnalité. Je ressens très bien cette séparation en deux absolument nécessaire dans la mesure où une partie de mon être doit s'engager totalement dans la musique au moyen de l'émotion. Sans cet investissement profond d'une partie de la personnalité, ni les musiciens ni le public ne peuvent rien ressentir à leur tour. Mais mon autre facette doit demeurer analytique comme le serait un observateur, et j'entends, analyse et anticipe ce qui se produit pour que tout puisse s'enchaîner de façon organique. Bien entendu, si un chef ne mobilise que cet aspect cérébral, il ne touchera personne. À l'inverse, l'omniprésence du côté émotionnel aboutira à ce que le chef reçoive pour ainsi dire égoïstement l'émotion sans la diffuser ensuite. Il s'ensuivra une sorte de chaos particulièrement négatif… Toute ma vie j'ai travaillé à réaliser cette harmonie entre ces deux pôles différents mais si complémentaires. Bien sûr, l'expérience et l'âge apportent énormément car, plus on vit avec une œuvre et plus on devient libre. Il arrive même un moment où le chef intègre l'œuvre autant que l'œuvre le nourrit pour arriver à un équilibre. Mais pour parvenir à cela, beaucoup de temps est nécessaire. Et peu importe le travail fourni lorsqu'on aborde une œuvre pour la première fois car, même si le résultat est particulièrement convaincant, cette première approche constituera une sorte d'esquisse qui aura besoin de temps pour se développer et évoluer…
À ce sujet, jamais vous ne pourrez imaginer ce qui m'est arrivé hier dans l'avion. Mon épouse Marielle et moi-même rentrions de Vienne et je commençais déjà à travailler la Symphonie No. 5 de Tchaikovsky que je dois diriger dans quelques jours à New York dans le cadre du Projet. J'ai commencé il y a un certain moment et, hier, j'ouvre la partition au premier mouvement, au moment où est exposé le deuxième thème Allegro. Et à un moment donné, je prends soudain conscience de mon incompréhension du phrasé à cet endroit précis. J'avais toujours pensé que cette phrase était composée de quatre mesures, plus deux mesures. Or, c'est hier, dans l'avion, que j'ai compris que le phrasé était bien plus logique si l'on considérait trois mesures, plus trois autres mesures. Si l'on regarde bien la partition, tout cela paraît assez clair. Eh bien pensez que j'ai commencé à étudier cette symphonie alors que je devais avoir 14 ans, avant même de me présenter au Conservatoire de Leningrad. Cinquante ans plus tard, je m'aperçois que, toute ma vie, j'ai mal compris le phrasé à ce moment très particulier de cette symphonie que j'ai pourtant si souvent dirigée ! Face à cette révélation je ne peux que constater combien j'ai été aveugle pour ne pas réaliser ce qui me paraît aujourd'hui si évident. Mais c'est ainsi que sont les choses et, si Dieu me prête vie dans 30 ans, j'imagine que je comprendrai que je me suis fourvoyé à d'autres endroits. Cela ne fait que renforcer cette nécessité à toujours revenir vers les œuvres afin de découvrir et apprendre. Par ailleurs mon amour pour la Symphonie No. 5 de Tchaikovsky reste toujours aussi intense qu'il pouvait l'être lorsque j'étais adolescent.
La musique de Tchaikovsky vous renvoie-t-elle à un ou des maîtres qui auraient compté dans votre relation à ce compositeur ?
L'expérience qui consiste à écouter et observer d'autres interprètes m'influence forcément. J'ai grandi à Saint-Pétersbourg alors que Mravinsky dirigeait la Philharmonie. Or les 5e et 6e Symphonies de Tchaikovsky avaient une telle importance à ses yeux qu'il les dirigeait quasiment en permanence. Il a été à la tête de l'orchestre pendant 50 ans et il n'y a pas eu une seule saison où ces deux symphonies n'ont pas été programmées plusieurs fois. Pourtant, avant chaque reprise, il répétait avec les musiciens. Et il ne s'agissait pas d'une petite mise en place avant le concert : il y consacrait la semaine entière ! J'assistais aux répétitions en me cachant sous une chaise pour ne pas être remarqué car c'était interdit. Mravinsky était une personnalité dévouée corps et âme à la musique et à sa profession. Parfois sévère mais toujours correct dans sa façon de s'adresser aux musiciens, aristocratique même, il s'est battu toute sa vie pour une petite virgule que lui seul avait la capacité de remarquer. Mais il n'était pas le seul car Musyn, avec lequel j'ai étudié au Conservatoire de Leningrad, avait une personnalité différente mais faisait preuve du même dévouement et avait une façon semblable d'aborder les choses… Karajan est un autre chef qui s'est montré extraordinaire avec Tchaikovsky, et d'autres. Alors il est normal pour un chef d'être impressionné, puis influencé par ces modèles. Mais ensuite vient la différence par le fait même qu'on s'approprie les influences en fonction de ce que nous sommes pour aboutir à quelque chose d'autre. Pour ma part, je considère ces influences comme mes racines. Après tout, aucun chef ne peut prétendre à ne pas avoir de prédécesseur derrière les notes qu'il dirige lorsqu'il s'agit d'un musicien comme Tchaikovsky. C'est cela la tradition, la bonne tradition, que je peux comparer à ce qui nous relie génétiquement à nos parents lesquels, étaient eux-mêmes reliés aux leurs. C'est à partir de ce bagage que l'on construit son propre chemin.
Quelle est votre conception du son ?
Le son est un élément complexe basé sur différents critères. Il y a tout d'abord la sonorité des cordes. Celle qu'on associe traditionnellement à l'époque de Tchaikovsky, mais qui s'applique aussi aux autres compositeurs, est à la fois très chaude, très colorée, ronde et envoûtante. Autant de qualités qu'on prête aux cordes slaves, russes ou tchèques. Ensuite, on s'est rendu compte qu'à l'époque de Tchaikovsky, le niveau des instruments à vent était faible, tout simplement car ils n'appartenaient pas de longue date à la tradition musicale. En France ou en Allemagne, en revanche, on recherchait les couleurs et l'expression lorsqu'on jouait des instruments de la famille des bois. Par ailleurs, les cuivres russes étaient différents des autres car ils n'étaient pas conçus de la même façon. Cela avait pour effet de donner aux gens une idée du son également différente dans la mesure où ils étaient nés avec. Jusqu'à une époque assez récente les trompettistes ou les cornistes russes jouaient également avec beaucoup de vibrato. Tel était le cas aussi en France dans le passé, mais ce type de jeu a presque totalement disparu…
Ensuite, j'imagine toujours le son comme une matière faite pour exprimer quelque chose. Un peintre ou un sculpteur choisit le type de matière avec laquelle il souhaite travailler, et le lendemain, son choix peut être différent. De la même façon le son se doit d'être modifiable. Enfin, il doit répondre à ce qu'exige le langage musical en termes d'articulation et de phrasé. En effet, s'il est possible de jouer avec des sonorités très diverses, il est important de faire parler la musique avec éloquence car il y a une histoire à raconter. Or cela est aussi très lié à la mentalité des gens, et chaque musicien, en fonction de ses origines, ne réagit pas de la même manière. Le Russe ne pense pas du tout comme un Français qui ne pense pas comme un Allemand. Cela est ainsi pour tout le monde et la diversité est très belle. De cela découle parfois que, si l'on veut entendre une musique de la façon la plus authentique possible dans l'esprit, il faut se référer au pays où elle est née. Si un orchestre de musiciens français joue de la musique française, elle parlera d'une manière différente qu'interprétée par une formation allemande. Pour autant, il est toujours fascinant d'entendre, par exemple, des Français jouer de la musique russe ou germanique car il y aura toujours quelque chose de surprenant. L'articulation musicale, par ailleurs, est aussi liée à la langue dans laquelle on s'exprime dans un pays donné. Les Allemands parlent beaucoup plus lentement que les Français ou les Italiens. De fait, ils articulent bien plus les consonnes lorsqu'ils chantent. À l'inverse, les Italiens ou les Russes accentuent davantage les voyelles. Je m'amuse beaucoup lorsque j'écoute La Damnation de Faust dirigée par Furtwängler avec le Philharmonique de Berlin dans les années 1930, et que je compare cette version avec ce que les Français font naturellement de la musique de Berlioz. La différence ne réside pas seulement dans les tempi choisis, mais il s'agit de la façon de parler le langage de cette musique. Mais, après tout, cela est totalement compréhensible car à l'époque de Furtwängler, il n'y avait pour ainsi dire pas de disques et les gens voyageaient peu. Lui-même ne parlait pas la langue française de façon courante.
De multiples facteurs s'additionnent donc pour former le son et, au bout du compte, le résultat est convaincant ou ne l'est pas. Mais une chose est sûre, aujourd'hui bien plus qu'hier, on cherche à retrouver les racines culturelles de la musique. Nous nous déplaçons rapidement et les liens de communication sont tellement rapides et performants qu'il est facile de nous connecter à une culture qui n'est pas la nôtre. Ceci dit, le défi posé n'est pas simplement de comprendre les notes, mais de faire l'effort de pénétrer cette culture et de saisir la mentalité d'une nation. Il faut se garder d'oublier que la musique fait partie de la vie et n'a pas à en être détachée. Toutefois il faut se donner la peine de trouver les liaisons. Or ces liaisons sont très difficiles à verbaliser dans la mesure où la musique, en particulier si elle est instrumentale, est une expérience orale.
Existe-t-il encore aujourd'hui des différences importantes entre les grands orchestres internationaux ?
Il est vrai qu'on entend souvent parler d'uniformisation et des voix s’élèvent pour dénoncer la ressemblance sonore entre les formations. Ce n'est pas faux, mais certains orchestres conservent toujours une individualité qui les distingue des autres. C'est le cas du Philharmonique de Vienne : prenez un vieil enregistrement, même s'il n'est pas très bon, vous saurez tout de suite sans aucune hésitation de quel orchestre il s'agit car vous retrouvez ce son aujourd'hui. De la même façon, on reconnaîtra un orchestre français, une formation de Saint Petersbourg ou tchèque. Dieu merci, la personnalité des formations n'a pas complètement disparu, mais il nous appartient de faire en sorte de ne pas favoriser l'uniformisation.
Le 15 décembre 2016, vous avez dirigé l’Orchestre National de France dans "Manfred", une œuvre structurée sur des épisodes du héros de Lord Byron. Ce lien au texte compte-t-il dans votre approche ?
Il s'agit là d'un sujet extrêmement important. Au XIXe siècle, l'idée de programme, parlant de musique, était tout à fait normale. On attendait de la musique instrumentale qu'elle raconte une histoire et induise des images en fonction du thème inspirateur, qu'il s'agisse d'une histoire d'amour ou de batailles. Au XXe siècle, la musique à programme n'était plus considérée car on la jugeait descriptive. De la même façon qu'aujourd'hui lorsqu'on souhaite porter un jugement négatif sur une musique on dira : "On dirait de la musique de films !" en oubliant alors que certaines musiques de films sont d'un niveau colossal. Bref, un mauvais procès a été intenté à la musique classique à programme. Au point que Mahler a supprimé le programme qu'il avait en tête alors qu'il composait sa Symphonie No. 1 afin de pas imposer de détails trop précis quant au contenu de sa musique. Une telle chose était pourtant normale par le passé… Quant à Manfred, il s'agit d'un cas assez intéressant car je considère cette œuvre comme une sorte d'opéra sans paroles qui a la capacité de raconter une histoire sans toutefois utiliser de moyens descriptifs, ce qui en fait sa grande valeur. Je pense toujours à propos de Manfred qu'une personne sensible qui ne connaîtrait pas le sujet, qui n'aurait jamais lu Lord Byron et ignorerait même qu'une trame dramatique est sous-jacente, peut sentir en écoutant la musique qu'il s'en dégage une histoire d'une grande force que le compositeur lui raconte. Quant à mon approche de chef, dès lors que l'œuvre est basée sur un thème littéraire, il me semble tout à fait naturel d'avoir envie d'en savoir le maximum possible. Et c'est parce que je trouve important de connaître ce qui se trouve derrière les notes que j'ai partagé l'histoire de Manfred avec les musiciens de l'Orchestre National de France, comme avec ceux de la BBC ou les interprètes tchèques.
"Manfred" est souvent boudé par les chefs d’orchestre. Comment expliquer cette situation ?
L'histoire de cette symphonie est assez torturée, à l'image de la trajectoire du héros dont elle raconte l'histoire. Tout a d'ailleurs commencé à l'époque de la création car Tchaikovsky a lui-même écrit qu'il voulait brûler sa symphonie et n'en conserver que le 1er mouvement. Dès lors, il était simple de penser que si le compositeur s'exprimait ainsi, son travail ne pouvait qu'être minable… Quant à moi, je ne partage pas du tout ce point de vue mais j'y vois plutôt un certain nombre de défis posés au chef donc celui de trouver une solution pour le mouvement final. Très complexe, il pose en effet le problème de parvenir à soutenir l'attention jusqu'à la fin de l'œuvre sans se perdre avec la fugue. Une fugue qui survient à un moment où pratiquement tout a été dit et dans laquelle on voit trop souvent un exercice technique, ce qui a accentué la mauvaise image accolée à l'œuvre. On oublie alors que Bach a écrit tant de fugues qui sont aussi d'immenses chefs-d'œuvre ! Le problème de Manfred, en soi, ne vient pas de la symphonie, mais de ce qu'on fait. À partir de là, on comprend mieux que cette œuvre soit peu donnée, voire souvent négligée. D'autant que, souvent, l'harmonium prévu dans la nomenclature de l'œuvre est remplacé par un orgue énorme qui renvoie plutôt à la Symphonie No. 3 de Saint-Saëns et met mal à l'aise. Pourtant, là encore, rien ne s'oppose à ce que l'on veille à maîtriser la dynamique de l'orgue pour qu'il s'intègre dans l'ensemble et apporte cette couleur de religiosité et de spiritualité qui attend Manfred à la fin de sa vie.
Un autre problème que l'on rencontre chez Tchaikovsky à l'époque de Manfred, mais aussi dans ce qu'il a composé avant, est que lorsqu'il trouve un passage, il le répète, et cela peut donner une impression de répétition gratuite. Or il s'agit là de leitmotivs, tantôt exposés dans une tonalité, tantôt dans une autre. Et chaque tonalité apporte un visage neuf au thème qui est repris. Ainsi, dès lors que l'on parvient à différencier l'approche de chaque exposition, le problème de répétition n'existe plus.
Enfin, on a parfois reproché à la musique de Tchaikovsky son côté très mélodique qui touche le cœur du public et l'émeut par les sentiments qu'il exprime. Mais cette émotion est noble, non "sentimentale" mais remplie de sentiments, et c'est son aspect dramatique assumé qui rend la musique de Tchaikovsky aussi populaire. Par ailleurs, l'aspect mélodique ne représente que la partie apparente de l'iceberg, car il suffit de tourner son regard vers l'intérieur pour prendre conscience de l'aspect extrêmement polyphonique de cette musique qui est aussi rythmiquement complexe et imprévisible au niveau de ses petites structures. J'ajouterai aussi que certaines considérations viennent polluer cette approche car l'on sait très bien que le compositeur était homosexuel et que sa vie privée était assez tumultueuse. Or quelqu'un qui ne saurait rien de Tchaikovsky serait dans l'incapacité de déduire quoi que ce soit de ses penchants sexuels en écoutant sa musique.
Cet ensemble de défis posés par l'œuvre fait que chaque chef doit s'en sortir comme il peut. Toscanini, lui, a pratiqué de nombreuses coupes, comme d'autres chefs après lui. Mais, sans minimiser leur talent, je pense que cette symphonie ne gagne rien à être coupée. Par exemple, terminer la pièce sur la coda du 1er mouvement, ce qui provoque une excitation du public car ce moment est à la fois puissant et dramatique, crée une sorte de distorsion… Manfred n'est pas une œuvre simple, mais cette symphonie ne mérite en aucun cas le traitement injuste qu'on lui a réservé depuis de nombreuses années.
À la fin du concert avec l’Orchestre National de France l’Auditorium de Radio France, les musiciens vous ont beaucoup applaudi. Comment avez-vous reçu ce témoignage ?
C'est un sentiment très fort que j'éprouve lorsque des musiciens, des collègues ou des confrères se manifestent ainsi après un moment aussi intense et périlleux qu'est le concert, car il est impossible de savoir comment il va se dérouler. J'ai reçu cette reconnaissance des musiciens comme une réponse humaine au fait que je sois parvenu à les guider sur le chemin de quelque chose de puissant. Cette démonstration n'est pas plus vraie qu'un compliment venant d'un spectateur enthousiaste mais elle est le signe d'avoir réussi à toucher mes confrères et cela est incomparable à mes yeux… Je sais aussi que c'est là le fruit de ce qui s'est passé durant les 3 jours de répétitions qui ont précédé le concert car, finalement, c'est aux musiciens qu'il convient de révéler la musique. Les musiciens de l'Orchestre National de France ne connaissaient pas Manfred. Peut-être l'avaient-ils joué une fois dans le passé, mais c'est sans doute tout. Or, cette symphonie est si peu programmée qu'ils en avaient une image atroce. Et voilà qu'ils découvrent un univers complexe, particulièrement beau, aussi difficile qu'enrichissant, et qui vaut la peine qu'on traverse l'enfer de la découverte. Car une découverte peut parfois s'apparenter à la traversée des Enfers…
Vous avez dirigé "Parsifal" à Madrid en 2016 et, au printemps prochain, vous le dirigerez à Vienne. À propos des opéras de Wagner, on parle souvent de l’endurance dont les chanteurs doivent faire preuve, mais peu de celle des musiciens et encore moins de celle du chef d’orchestre. Comment gérez-vous la longueur d'une telle œuvre ?
C'est là ce qui appartient au génie et au mystère de la musique de Wagner car sa musique ne s'exprime pas dans la dimension de temps qui est la nôtre. Les êtres humains savent pertinemment qu'il y a 60 secondes dans une minute, 60 minutes dans une heure, etc. Mais le temps ne s'écoule pas ainsi avec Wagner. Alors comment y parvient-il ? Tout d'abord, il utilise les leitmotivs qui représentent soit un personnage, soit son état psychologique, son rapport avec un autre personnage ou encore une situation. Ensuite il fait vivre ces leitmotivs et les fait évoluer au travers d'un développement tonal. Le principe est le même que pour Tchaikovsky et ses répétitions thématiques : on croise les mêmes personnes, mais elles sont habillées différemment, de telle sorte qu'on a l'impression de faire de nouvelles rencontres. Par ailleurs, le principe de composition de Wagner est tel qu'il peut s'épanouir à l'infini. Cette dimension est en réalité très liée au Bouddhisme par l'idée de naissance et de re-naissance. Le développement wagnérien permet de comprendre que rien ne commence et que rien ne finit. Il n'y a donc ni début ni fin et, lorsque Wagner nous raconte son Parsifal, il pourrait très bien lui ajouter 3 heures sans aucune difficulté…
C'est à nous de trouver la respiration qui convient à cette musique et la notion de temps s'évanouit pour laisser place, à un moment donné, à un état de grâce similaire à un océan qui nous emporte. Bien sûr, il faut aussi guider ce processus, et avant même la première note de la partition.
À ce titre, Parsifal est extraordinaire car c'est le seul opéra que Wagner ait écrit entièrement pour Bayreuth. Lorsque je me suis rendu à Bayreuth pour la première fois, c'est justement Parsifal que j'ai entendu. J'étais assis au deuxième rang du parterre et j'entends tout à coup cette première note de l'opéra jouée par les cordes. Elle provenait de sous mes pieds, et plus précisément de la fosse qui est couverte. À Bayreuth, ce son était difficilement définissable et s'apparentait à quelque chose en train de naître. Bien sûr, la configuration de Bayreuth est unique et il n'est pas possible d'obtenir le même effet dans une autre maison d'opéra. Mais ce que je veux dire par là, c'est que si le chef a cette idée en tête, il peut essayer d'approcher cette sensation en tirant de l'orchestre un son qui donnera l'impression de ne pas être encore matérialisé, comme s'il venait de l'infini pour s'incarner.
Vous avez évoqué le "Casse-Noisette" que vous avez enregistré en 1986 pour Philips. Lorsqu'un chef accompagne des danseurs, le tempo est adapté à la faisabilité des pas. Au disque, le plus souvent, les tempi sont bien plus rapides qu'en représentation. Mais quel est le tempo juste d'une musique de ballet comme celle de "Casse-Noisette" ?
Dans Casse-Noisette, en particulier dans l'Acte II, il y a plusieurs danses dont chacune représente un certain style qui va de pair avec des conventions. Mais, pour le reste, accompagner des danseurs avec l'orchestre est assez proche de l'accompagnement des danseurs. Comme les chanteurs, il faut regarder les danseurs pour comprendre ce dont ils ont besoin et ce qu'ils sont capables de faire. Tout dépend des exigences de la chorégraphie, mais aussi du danseur qui peut avoir besoin d'une pulsation plus ou moins rapide par rapport à un autre danseur. Tchaikovsky était un amoureux de la danse, et il est le premier compositeur à avoir composé pour le ballet des musiques qui tiennent du génie. Avant lui, la musique de ballet était décorative et elle n'était conçue que pour accompagner la danse. Avec Tchaikovsky, la musique inspire la danse, comme le compositeur a été lui-même inspiré par l'idée de la danse. Dès lors, il donne souvent une indication métronomique. En outre, il savait parfaitement ce qu'il pouvait demander au corps humain. Cela, bien sûr, le chef peut s'en servir comme d'une carte d'orientation mais il doit aussi composer avec les chorégraphes qui, souvent, n'ont pas une vraie connaissance de la musique. Ils tentent alors d'ajuster la musique à leur chorégraphie et exigent que tel ou tel morceau soit joué plus lentement ou plus rapidement que le tempo imaginé par le compositeur. Moi-même, je me suis fermement opposé à un très célèbre chorégraphe français puisqu'il s'agit de Roland Petit. C'était à Lyon et j'ai gagné la bataille, ce qui l'a rendu fou de rage ! Puis, le bien-fondé de ma démarche l'a finalement convaincu, ce qu'il a exprimé avec noblesse et dignité. Je dois dire aussi que, avant d'enregistrer Casse-Noisette pour Philips, j'ai eu l'occasion de diriger ce ballet aux États-Unis depuis la fosse et que cela m'a ensuite beaucoup aidé même si, en enregistrement, je me suis trouvé délivré des contingences de la scène. Plus aucun tempo n'était imposé, tout se passait entre le chef et la partition, mais le souvenir des représentations restait en moi.
Que pouvez-vous nous annoncer pour un proche futur ?
Dans l'immédiat, après le Projet Tchaikovsky à New York, je dirigerai une nouvelle production de Parsifal à Vienne. Cette ville entretient une tradition wagnérienne très spéciale, et particulièrement avec Parsifal. À cette occasion, j'aurai le bonheur de retrouver des amis qui partagent avec moi la même passion et le même respect pour cette musique et pour les traditions.
Ensuite, de nombreux projets m'attendent à plus ou moins long terme, comme le retour à Daphné de Strauss à Madrid, un retour à Parsifal à Londres et, bien sûr, je resterai concentré sur Tchaikovsky pour les deux ans et demi à venir.
Par ailleurs, la musique contemporaine me passionne aussi. Je pense en particulier à la création d'une œuvre à laquelle j'ai assisté à Amsterdam il y a environ 2 mois : le Requiem for Hieronymus Bosch de Detlev Glanert. Il s'agit d'une pièce de 83' sans pause pour 4 solistes, 2 chœurs et orchestre que jouait le Concertgebouw. La musique de Glanert est très importante pour moi car c'est un des compositeurs contemporains que j'estime énormément et dont je dirige la musique. L'émotion qui m'a assaillie lors de cette création était totalement spontanée dans la mesure où je n'avais aucun point de repère. C'était un moment extraordinaire et, croyez-moi, je ressens aujourd'hui le besoin absolu de diriger ce Requiem. Les dates et lieux ne sont pas encore définis, mais tout est déjà prêt dans ma tête… Il y a moins d'un an, j'ai dirigé le Philharmonique de Vienne pour la création de la Symphonie No. 2 "Kenotaph" du compositeur autrichien Thomas Larcher, et c'était là aussi une expérience extraordinaire car nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs mois avant la création de l'œuvre, après quoi je l'ai reprise aux Proms de Londres avec le BBC Symphony Orchestra. À Vienne, le compositeur est vu comme le fils prodigue et sa symphonie a remporté un triomphe. Alors j'étais curieux de voir comment l'œuvre serait accueillie à Londres. Eh bien, là aussi, un triomphe attendait cette pièce ! Voyez, cette autre musique fait aussi partie de ma vie. Non en quantité, mais en qualité. Dès que je peux identifier une musique actuelle en laquelle je distingue une valeur que je qualifierai de "permanente", j'ai envie de la diriger. Mais le temps me manque pour tout faire…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 21 janvier 2017
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