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Interview de Pretty Yende, soprano

Pretty Yende.  © Kim Fox PhotographyPour ses débuts à l'Opéra national de Paris la saison dernière, la jeune soprano Pretty Yende avait conquis le public par sa présence en scène généreuse et dynamique et par sa facilité déconcertante à projeter des suraigus sans discontinuer dans un Barbier de Séville d'anthologie.
Le 14 novembre dernier, elle prenait à nouveau possession de la scène de l'Opéra Bastille pour interpréter Lucia di Lammermoor dans la mise en scène d'Andrei Serban. Le même succès public devait saluer son incarnation sensible de l'héroïne sacrifiée de Donizetti…

 

À ne pas manquer : Pretty Yende sera en concert au Théâtre des Champs-Élysées le mercredi 28 juin 2017 à 20h dans le cadre de la saison des Grandes Voix. Accompagnée par l'Orchestre de Picardie placé sous la direction de Quentin Hindley, elle interprétera des airs d'opéra de Bellini, Donizetti, Gounod et Massenet. Tous renseignements ICI

Tutti-magazine : Quel est votre état d'esprit après deux représentations de "Lucia di Lammermoor" sur la scène de l'Opéra Bastille ?

Pretty Yende : Tout va à merveille, et même bien mieux que ce à quoi je m'attendais de la part du public. Chacune de ces deux représentations m'a apporté cette immense surprise de voir les spectateurs debout pour m'applaudir dès la moitié de l'opéra. Je dois remercier de tout cœur le public français et parisien qui m'a accueilli avec tant de chaleur.
Je n'ai jamais vu la salle se lever pour moi, non seulement après la Scène de la folie, mais également au beau milieu de la représentation ! Lorsque j'ai chanté le rôle de Lucia à Cape Town en version de concert avec le maestro Richard Bonynge, et à deux reprises au Deutsche Oper de Berlin, je n'ai pas reçu pareil accueil. C'est réellement la première fois, et c'est en France que cela se produit. Je ne peux qu'être très reconnaissante envers ce public si bienveillant.

 

Triomphe pour Pretty Yende dans <i>Lucia di Lammermoor</i> à l'Opéra Bastille.  © Sébastien Mathé/OnP

Une standing-ovation, c'est un rapport très fort entre la scène et la salle…

C'est un éblouissement car, si l'on réfléchit bien, ce n'est pas une réaction réfléchie mais une envie irrésistible des spectateurs qui s'exprime avec une telle puissance qu'elle vous envahit lorsque vous êtes sur scène. Cette réaction est à relier au pouvoir de la musique et à celui de l'œuvre que l'on représente. Par ailleurs, je ne sais d'ailleurs pas trop quelle a été ma réaction dans ce moment fort car rien n'était intentionnel. Sur scène, je me contentais d'exprimer mon personnage et la façon personnelle dont je vois la musique, mais je n'attendais rien de quelque sorte que ce soit. Du reste, quand cette puissance venant du public m'a assaillie, j'ai fondu en larmes car je n'étais pas préparée…
L'énergie venant du public est bien réelle. Il y a toujours une magie qui opère entre la scène et le public, de la même façon qu'une représentation ne peut être la même avec un public et sans. Il s'agit d'un partage d'énergies. Une tension émane de la salle, parfois elle devient palpable et, bien sûr, elle a un impact sur la représentation.
Je pense sincèrement que le public compte pour beaucoup dans la façon dont une représentation et une soirée se déroulent. Lorsque l'assistance vous souhaite la bienvenue par des applaudissements très soutenus dès la fin de votre première aria, vous comprenez que vous allez avoir davantage de liberté pour vous exprimer. Pour ma part, cela m'a permis de me situer entièrement dans le moment présent.

Quelle est votre approche du personnage du Lucia ?

C'est la première fois que je dois assurer six représentations, aussi, pour construire ma Lucia, j'ai pris le parti de la simplicité. De toute façon, il me paraît toujours plus simple de commencer par li simplicité. Après tout, Lucia n'est qu'une jeune fille heureuse plongée dans un monde où ses choix ne lui appartiennent pas. C'est un monde d'hommes et elle doit obéir à ce qu'on décide pour elle. Lucia n'est qu'une simple jeune fille amoureuse d'Edgardo. Edgardo représente sa lumière et ce que vous prenez pour de la folie n'en est pas pour elle puisqu'elle vit dans son monde intérieur, un monde parfait, riche de tous les possibles. Je devais donc construire mon personnage à partir de sa manière d'envisager le monde.
À partir de ce premier contact avec le personnage, je vais voir comment il se développe car Lucia est composée de multiples strates et il est possible d'envisager une approche selon de multiples angles pour l'incarner. À ce titre, Lucia est bien plus complexe qu'Adina ou Rosina, et même plus que tous les personnages que j'ai joués jusque-là. C'est le premier rôle qui me demande de regarder au-delà de mon propre monde pour tenter de trouver en quoi consiste sa folie. Pour ma part, j'ai toujours eu une vie heureuse et la question que pose cet opéra se résume à tenter de comprendre comment l'expression de la haine la plus extrême que subit Lucia la pousse à fuir dans son monde intérieur qui représente la seule issue possible. C'est ce que j'aimerais trouver…

 

Artur Rucinski (Enrico Ashton) et Pretty Yende (Lucia) dans <i>Lucia di Lammermoor</i> mis en scène par Andrei Serban.  © Sébastien Mathé/OnP

La mise en scène d'Andrei Serban n'est pas considérée comme facile pour les chanteurs. Quelle a été votre première réaction lorsque vous l'avez découverte ?

Pretty Yende dans <i>Lucia di Lammermoor</i> mis en scène par Andrei Serban en octobre 2016.  © Sébastien Mathé/OnPCroyez-moi, c'était déjà une grande décision que de venir chanter Lucia à Paris car le rôle en lui-même représente déjà de multiples challenges. Alors quand j'ai découvert cette mise en scène, et en particulier son décor, j'ai pensé immédiatement : "Pourquoi t'es-tu mise dans cette situation !". Le moment où je découvre le décor est très important car il représente le monde dans lesquels je vais devoir me situer et faire vivre un rôle. Pour cette raison, il est logique de s'attendre à ce qu'il soit le plus confortable possible car, ainsi, il devient en quelque sorte le terreau qui me permettra de construire mon personnage…
Par bonheur, il se trouve que j'aime aussi les défis, et ma deuxième pensée face à l'imposante structure installée sur le plateau a été : "OK, maintenant voyons ce que je peux faire de tout ça !". Eh bien, s'il est évident que cette mise en scène demande un grand investissement physique, paradoxalement, c'est ce qui m'a aidé le plus. Il ne m'était pas possible de miser sur la recherche de perfection vocale attendue pour ce rôle et à laquelle se livrent tous les artistes afin de mettre leur meilleure technique au service de l'œuvre, mais l'actrice en moi se sentait portée par ce monde masculin au sein duquel je ne pouvais qu'être une simple fleur pour incarner Lucia. C'est aussi une raison pour laquelle j'ai décidé de m'en tenir à la simplicité du personnage. Je n'ai pas non plus perdu de vue que de nombreuses chanteuses m'ont précédée dans cette mise en scène, et je devais m'assurer de pouvoir m'approprier Lucia en fonction de ce que mon corps ressentait. Pour cette raison, quelques aménagements ont été faits en fonction de la manière dont j'appréhendais ce décor impressionnant. Je dois d'ailleurs souligner qu'Andrei Serban s'est montré assez accommodant à ce sujet.

Dans cette production, Lucia doit souvent s'exprimer sans avoir de contact avec le sol. Comment appréhendez-vous le vide sous vos pieds lorsque vous chantez ?

Ce qui m'est arrivé est assez incroyable. Lorsqu'on prépare un rôle on adopte habituellement un certain nombre de postures qui permettent au corps de délivrer le meilleur son possible. Le corps se comporte comme un instrument, et le contact avec le sol est primordial car il centre notre structure, à la manière d'un arbre. Or si un arbre parvient à se tenir c'est grâce à ces racines. Sans racines, il ne peut que s'écrouler. Dès lors, j'ai essayé de me convaincre que, dans les moments où mes pieds ne touchent plus le sol, je parvenais tout de même à en avoir la sensation. Au départ, le décor était si intimidant que, psychologiquement, je ne pouvais pas m'en sortir autrement. Ne serait-ce que chanter debout sur une chaise change tout ! Alors, pensez, devoir chanter et sortir des coloratures à 2,5 mètres du sol ! Il me fallait vraiment pouvoir compter sur mon esprit. Lui seul pouvait me faire croire que je chantais dans des conditions les plus normales possible. Penser ainsi m'a permis de me fondre dans cette production et de la servir.

 

Pretty Yende pendant une répétition de <i>Lucia di Lammermoor</i> sur la scène de l'Opéra Bastille.  © Sébastien Mathé/OnP

Une expérience comme celle-ci fait-elle évoluer ?

Alessio Arduini (Figaro) et Pretty Yende (Rosina) dans <i>Le Barbier de Séville</i> mis en scène par Damiano Michieletto.  © Julien Benhamou/OnP

J'en suis persuadée car un chanteur cherche toujours le moyen de chanter avec le plus de facilités possible, à trouver des couleurs et du sens, en espérant que le public chérira ce qu'il propose. Alors, quand le défi que constitue une production comme celle de Lucia, un défi qui porte non seulement sur la voix mais également sur l'aspect physique, accroît encore tout cela, il vous pousse à faire d'une pierre plusieurs coups. Une telle expérience fait avancer.

Le hasard fait que l'Opéra de Paris vous a proposé successivement "Le Barbier de Séville" et "Lucia di Lammermoor", soit deux productions très physiques. Appréciez-vous les mises en scène sportives ?

Il n'y a pas longtemps, je plaisantais justement à ce propos en disant : "Dorénavant, il faut vraiment que je sois prudente avant d'accepter de chanter à Paris, car à chaque fois que je viens ici, je suis obligée de faire du sport !". Je m'entraîne déjà en salle, mais là, il faut aussi que je fasse du sport sur scène… Mais, trêve de plaisanterie, tout est affaire d'état d'esprit. Le tout est de parvenir à admettre que rien n'est plus normal et que ce que je dois réaliser est ni plus ni moins ce que j'avais prévu de faire. Bien sûr, restent des défis. Mais le mental peut faire que ça marche. C'est en cela que réside la beauté de la chose.

Pendant la représentation de "Lucia", dès que commence la scène avec Alix censée se dérouler dans le parc, votre chant devient plus délicat et nuancé. Comment expliquez-vous cette transition ?

Cette transition que vous avez notée correspond au moment où le personnage de Lucia se transforme en entrant dans son monde intérieur. Un monde dont la perfection va être ternie par les fantômes qu'elle voit. C'est un peu comme si Lucia racontait une histoire. Elle s'en détache comme si elle était extérieure. Le livret nous donne ici quelques pistes pour comprendre comment l'esprit de Lucia a été atteint, et ce que je ressens dans cette scène se répercute ensuite sur la totalité du spectacle. Pour moi, davantage que la Scène de la folie, le point crucial de l'opéra concernant Lucia se situe lorsqu'elle chante "Regnava nel silenzio…", dans la scène que vous évoquez, avant l'arrivée d'Edgardo. La façon dont Donizetti a écrit la Scène de la folie fait que cela fonctionne naturellement. Mais "Regnava nel silenzio…" demande une approche autrement plus réfléchie. Si je parviens à trouver la bonne connexion, quand bien même je ne peux pas vraiment l'exprimer par des mots, je crois que cela donne une idée assez juste du personnage, à la fois psychologiquement et émotionnellement.

 

Pretty Yende chante le rôle de Norina dans <i>Don Pasquale</i> sur la scène de La Scala.  D.R.

La ville de Milan semble compter beaucoup dans votre trajectoire de chanteuse. Vous avez été formée à l'Académie de La Scala, puis vous avez fait vos débuts sur la grande scène milanaise…

"Si, Milano, la mia seconda casa !". Mon histoire avec Milan a commencé par un contrat avec une maison d'opéra auquel je n'étais pas préparée. En arrivant à Milan, je ne savais pas un mot d'italien et je n'avais plus aucun repère. Tout ce que je voyais et entendais n'avait plus aucun rapport avec ce que je connaissais. Le changement était radical mais, bien sûr, je l'ai accepté dans la mesure où mon rêve devenait réalité. Puis les choses ont commencé à évoluer, j'ai appris la langue, à parler fort comme les Italiens et à faire la cuisine. C'est à Milan que je me suis familiarisée avec la culture de l'opéra, et ces années ont constitué une formidable expérience dont les répercussions sur ma carrière s'expriment encore aujourd'hui. En particulier, lorsque je pose mes yeux sur une partition de musique italienne.
L'Académie de La Scala compte parmi les plus importantes du monde. Les professeurs et coaches avec lesquels on travaille là-bas sont formidables. Lorsque j'étais à l'Académie, Renato Bruson était là, ainsi que Mirella Freni. C'est elle qui a fait que je me suis intéressée au répertoire belcantiste. Luciana Serra était une incroyable enseignante pour Rossini, et Rossini est devenu un de mes compositeurs préférés. Par la suite, j'ai adoré chanter L'Occasione fa il ladro à La Scala, puis Le Comte Ory au Metropolitan Opera, ainsi que Le Barbier de Séville, ici à l'Opéra de Paris.
Faire partie de l'Académie de La Scala, c'était avoir la possibilité d'être proche de légendes du chant, et elles m'ont véritablement inspirée. Arrivant d'Afrique du Sud, le rythme était bien sûr très dur, d'autant que je ne savais pas grand-chose du monde de l'opéra. L'apprentissage de la langue était donc une priorité absolue… Le bénéfice qui me paraissait être le plus extraordinaire pour les chanteurs de l'Académie était de pouvoir assister aux spectacles donnés à La Scala avec de grands artistes. Il était également possible d'assister aux répétitions. J'ai pu ainsi voir travailler Jonas Kaufmann, Juan Diego Florez et Joyce di Donato, et comment ils parvenaient à trouver des solutions aux difficultés techniques ou à trouver des alternatives à ce qui ne leur correspondait pas physiquement. Assister à cela était terriblement enrichissant. Par ailleurs, j'étais très étonnée par la différence entre les artistes que je côtoyais et l'image que j'avais d'eux lorsque j'écoutais leurs enregistrements.

 

Pretty Yende et Juan Diego Florez dans <i>Le Comte Ory</i> mis en scène par Bartlett Sher.  © Marty Sohl/METOpera

En 2013, vous faites vos débuts au Met dans "Le Comte Ory" dans la production de Bartlett Sher. Quel souvenir gardez-vous de vos premiers pas sur la scène new-yorkaise ?

Je n'irai pas par quatre chemins : ma chute sur scène ! J'ai vécu ce moment comme lorsque le réveil sonne le matin. Je venais de terminer mon apprentissage à l'Académie de La Scala et cette chute a signifié pour moi bien plus que de me retrouver par terre. C'était le signal d'un changement profond. J'entrais dans une arène où personne ne me considérerait plus jamais comme une étudiante. Je devais comprendre au plus profond de moi ce qu'est devenir un artiste, avec toutes les responsabilités qui lui incombent. Naturellement, chanter au Metropolitan Opera était un rêve qui se réalisait, mais de façon anticipée par rapport à ce que j'avais planifié. J'avais bien conscience que c'était aussi l'étape la plus importante à laquelle je me préparais. Mais, plus que tout, cela m'a permis de comprendre une quantité de choses, à commencer par réaliser que j'étais capable d'apprendre un opéra français en une semaine pour le chanter sur la scène du Met ! Je ne savais ni que j'allais trouver en moi ce courage ni que j'allais chuter devant les yeux de milliers de spectateurs, et encore moins que je parviendrais à me relever et chanter. Les êtres humains ont un tel pouvoir en eux que c'est toujours pour moi une source d'inspiration. Cela me pousse à avancer. L'humanité n'a jamais cessé de livrer bataille après bataille. Il y a du pouvoir dans l'âme humaine, et j'ignorais que j'avais aussi cela en moi. Ce que m'apporte la musique est incroyable car, plus je découvre de choses au sujet de la voix et du monde de l'opéra, plus je prends conscience d'aspects insoupçonnés en moi. Je crois que si j'avais suivi un autre parcours, je ne serais pas celle que je suis devenue aujourd'hui.

 

Pretty Yende (Pamina), Toby Spence (Tamino) et Ana Durlovski (la Reine de la Nuit) dans <i>La Flûte enchantée</i> mis en scène par Julie Taymor.  © Marty Sohl/METOpera

 

Pretty Yende interprète Pamina dans <i>La Flûte enchantée</i> mis en scène par Julie Taymor.  © Marty Sohl/METOpera

Toujours au Met, l'année suivante, vous avez chanté Pamina dans "La Flûte enchantée" mis en scène par Julie Taymor. Avez-vous pénétré facilement dans son univers ?

Julie Taymor n'était pas présente pour ma prise de rôle mais j'ai beaucoup été aidée par son assistant. René Pape chantait Sarastro et à côté de lui, je me disais : "Oui, c'est bien moi, à côté de René Pape !". J'aime chanter Pamina et j'aime chanter Mozart qui, comme chacun sait, est un bon remède pour la voix. Il était donc excellent pour moi de passer du Bel Canto à Mozart. Quant à l'univers de Julie Taymor, il n'était pas si compliqué à appréhender car la cohérence était parfaite entre l'esthétique des décors, les costumes et les maquillages. Tout cela faisait que chaque chose trouvait aisément sa place. De la même façon, j'ai trouvé la mienne.

Votre premier disque vient de sortir chez Sony Classical et porte le titre "Pretty Yende - A Journey". Le terme "Journey" n'est certainement pas dû au hasard…

Non, effectivement, le mot "voyage" recouvre la notion d'une progression pas à pas animée par le pouvoir de la foi avec, comme point de départ, le Duo de Lakmé car cette musique a été la clé qui m'a ouvert les portes sur un univers dont je ne soupçonnais pas même l'existence, celui de l'opéra. Ce programme représente une sorte d'évidence… Si j'ai attendu si longtemps avant d'enregistrer ce premier album, c'est parce que j'ai compris qu'être un interprète qui s'exprime sur scène et un artiste qui enregistre des disques correspond souvent à des profils très différents. Il me fallait attendre d'être suffisamment armée et avoir suffisamment de ressources pour enregistrer de façon à ce qu'un spectateur qui me voit sur scène puisse me retrouver telle quelle sur un disque. Je ne voulais pas que mon disque soit trop différent de la chanteuse que je suis devant un public. J'avais donc besoin de temps, et ce temps m'a permis d'acquérir une vision du point à partir duquel j'allais entreprendre un voyage qui mettrait en exergue les moments importants de mes quinze dernières années. Ce n'était pas une mince affaire, car tant d'événements se sont produits durant cette période, et je n'avais que sept pistes pour les exprimer. Mais je suis heureuse que nous soyons parvenus à trouver à illustrer les principales étapes de cette trajectoire, du point où elle est partie jusqu'au stade où je me trouve aujourd'hui, avec une ouverture sur des possibles.
Par exemple, Le Barbier de Séville illustre le succès que j'ai eu la chance de rencontrer avec la musique de Rossini dans le monde entier, alors que l'aria de Beatrice di Tenda donne une idée de l'axe dans lequel ma voix devrait se développer. Je n'ai jamais chanté cet opéra sur scène mais seulement l'aria avec laquelle je me suis présentée à Operalia en 2011. Lorsque je porte mon regard sur le programme du disque, je me dis aussi qu'il incarne tout le difficile travail accompli derrière chaque moment important représenté par une aria. Pour Roméo et Juliette, si j'ai choisi l'Air du poison plutôt que "Je veux vivre", c'est que le premier air me paraissait mieux définir vocalement l'âme de Juliette, un personnage que je me réjouis beaucoup de chanter pour la première fois très bientôt. Ce sera au Metropolitan Opera de New York en mars prochain.

 

Juan Diego Florez, Karine Deshayes et Pretty Yende dans <i>Le Comte Ory</i> mis en scène par Bartlett Sher au Met.  © Marty Sohl

Aimez-vous chanter en français ?

Non seulement j'aime chanter en français, mais ma voix adore ! C'est un élément qui a beaucoup compté avant que je me décide à saisir la chance que constituait Le Conte Ory au Met. Lorsque j'ouvre la partition d'un opéra écrit en français, et celle d'un autre en italien, je fais immédiatement la différence entre les deux vocalités. En français, la vocalité est plus rapide par rapport aux voyelles italiennes très particulières. De telle sorte que j'ai besoin de davantage de temps pour préparer un rôle belcantiste qui me demande de veiller à placer des voyelles de teneur égale. Je trouve au contraire une certaine spontanéité lorsque je chante en français. Il y a aussi de l'élégance dans cette langue. C'est pour cette raison que je suis en train de l'apprendre. Je suis impatiente de voir ce que sera mon évolution de chanteuse dans la langue française.

 

Pretty Yende applaudie dans le rôle de Barbarina dans <i>Les Noces de Figaro</i> à La Scala.  D.R.

Vous avez enregistré le "Duo des fleurs" avec la mezzo-soprano Kate Aldrich. Seriez-vous intéressée à chanter l'opéra Lakmé dans les années qui viennent ?

Je ne saurais dire. Seule la voix pourra répondre. Le rôle de Lakmé est un rôle très particulier. Ceci dit, vous auriez très bien pu me poser la même question pour Lucia et, avant de chanter cet opéra sur scène, je vous aurais également répondu qu'il s'agissait d'un rôle très particulier ! Bref, je ne sais pas. Nous verrons…

Toujours à propos de "Lakmé", vous avez enregistré il y a deux ans une version pop du duo arrangé par le compositeur grec Yanni. Était-ce votre première incursion dans le cross-over ?

Oui, c'était ma première expérience en la matière, et cette rencontre avec un musicien de ce calibre était une expérience superbe. Participer à son album Inspirato était un épisode très spécial pour moi car, non seulement, je rencontrais le personnage qui est une vraie légende vivante, mais j'enregistrais aussi son arrangement du Duo de Lakmé qui avait été rendu célèbre par le clip commercial de British Airways. C'est par ce clip, à 16 ans, que le monde de l'opéra s'est ouvert à moi. Enregistrer cette musique dans la version de mon adolescence n'était vraiment pas anodin.

En 2010, vous avez remporté le Concours Belvedere de Vienne dans deux catégories : opéra et opérette. Êtes-vous toujours intéressée par l'opérette ?

Oui, bien sûr. Je suis toujours ouverte à tout ce que ma voix me permet de chanter dans le but de partager avec le plus grand nombre possible de personnes et apporter un peu de joie. Mais, bien sûr, je souhaite aussi pouvoir partager ainsi la musique par le biais de l'opéra.
Pour le moment, je n'ai pas encore de projets d'opérette. Pourquoi pas un jour Adele dans La Chauve-souris ?

Vous vous exprimez fréquemment sur Facebook et, il y a quelque temps, vous avez posté le message suivant : "Mes parents, ma chair et mon sang…". La famille semble jouer un rôle très important dans votre vie…

Pretty Yende et ses parents venus à Milan pour ses débuts dans le rôle de Norina à La Scala.  D.R.

Extrêmement important… Je ne serais pas là sans l'amour de mes parents, sans leur rencontre dans un lieu particulier et à un moment précis. Sans leur envie de me faire naître, je ne serais pas aujourd'hui en face de vous ! Cela tombe sous le sens mais je ne peux m'empêcher d'être sensible à cette chronologie dont je suis le fruit.

En dépit des temps si durs de l'apartheid qu'ils ont connu à leur naissance, mes parents ont su me protéger et créer un monde parfait dans lequel j'ai pu grandir. Enfant, mes repères étaient cet amour de la famille et la joie de vivre dans notre petite ville de Piet Retief. J'ai été élevée avec la musique que j'entendais chaque soir après le souper. Je m'identifiais totalement à ce moment qui était comparable à une plongée au sein de mon univers. Durant toutes ces années, personne n'a jamais fait allusion aux événements qui se produisaient à l'extérieur. C'est seulement à la libération de Mandela que j'ai compris tout cela et la première phrase qui est sortie de ma bouche a été : "Mais qu'ont les gens pour agir ainsi ? Nous sommes tous semblables…". C'est dans cet esprit que j'avais été élevée. Mes parents ont également joué un rôle très important sur la façon dont je perçois le monde et celle dont je me situe en ce monde en tant que personne. Une carrière de chanteuse peut très facilement faire perdre la tête lorsqu'elle vous apporte des moments de gloire comme lorsqu'une salle se tient debout devant vous pour vous ovationner. Une telle situation peut monter à la tête. Mais j'ai appris que, si une telle situation est un cadeau, elle ne me définit pas en tant qu'être humain et encore moins ne me pousse à rechercher à la reproduire dès que les spectateurs me voient sur scène. Ma seule motivation est d'exprimer la musique…
Mes parents sont des gens simples et ils m'ont inculqué les valeurs justes en lesquelles ils croyaient. Ils me disent encore aujourd'hui : "Le plus important c'est la vie et ton bien-être. Le chant est juste un cadeau !". Ils m'ont tant appris. Je ne suis pas encore mère, mais j'ai compris grâce à eux combien l'éducation d'un enfant est importante. De même que tout ce avec quoi vous le nourrissez pour l'aider à construire sa propre personnalité.

Vous souvenez-vous de la première fois où vos parents vous ont vue sur une scène d'opéra ?

La toute première fois, c'était à l'occasion de mon diplôme à l'Université du Cap. Mon père et ma mère étaient venus assister à la cérémonie. Mais la première fois qu'ils m'ont vue dans un opéra complet, c'était sur la scène de La Scala où je chantais Don Pasquale. C'était leur premier voyage en Europe, et je tenais à les persuader que tout allait très bien pour moi car je savais leur inquiétude à ce sujet, eux qui vivaient si loin. Je m'étais donc demandé comment leur apporter la preuve qu'ils attendaient. Et cette preuve s'est manifestée d'une façon très inattendue. Mon père avait remarqué que des spectateurs m'attendaient à la sortie des artistes et m'applaudissaient. Il est ensuite venu vers moi avec un sourire que je revois parfaitement et m'a dit : "Tous ces gens t'aiment donc vraiment !". Il avait compris que tout allait bien.

Sur scène, il émane de vous une telle générosité et une telle joie que vous semblez connectée. Est-ce à quelque chose, à quelqu'un ?

Pretty Yende interprète la Comtesse Adèle dans <i>Le Comte Ory</i> au Metropolitan Opera en 2013.  © Marty Sohl/MET

À Dieu. Ma foi a joué un grand rôle dans la manière dont je perçois le monde de l'opéra. Je devrais même dire Mon monde de l'opéra. Il y a des moments qu'il est impossible de contrôler : nous entendons un son mais nous ne pouvons pas le toucher, nous pouvons imaginer mais pas avec nos yeux. Au-delà des notes noires et blanches, au-delà du décor et des artistes sur scène, et au-delà de votre connaissance et de votre compréhension du sujet de l'opéra, vous êtes capté par quelque chose qui n'a rien à voir avec ce qui se déroule sur le plateau. Cette communication peut parfois même s'exprimer à un niveau plus élevé. J'ai grandi dans la religion chrétienne et cela m'aide à appréhender ces états subtils. Par-delà les circonstances qui perturbent nos cœurs, j'espère qu'il existe un lieu qui permet d'exprimer la joie, et que cette joie nourrit les hommes d'une dimension qu'ils peuvent ensuite emporter avec eux. Ce lieu, c'est le théâtre, et c'est ainsi que je vois l'opéra.

L'idée même de carrière est-elle importante pour vous ?

J'adore voyager. Les voyages m'apportent beaucoup de joie et j'adore me familiariser avec de nouvelles langues, d'autres cultures, l'Histoire du monde et celle des maisons d'opéras. Mais au début, cela a constitué un grand choc lorsque j'ai réalisé la dimension du rêve que j'avais porté. Je ne devais pas me laisser submerger par ce rêve mais, au contraire, en prendre les rênes. J'ai donc dû mûrir rapidement et j’ai acquis une idée de la carrière que je souhaitais. Je peux heureusement compter sur un grand nombre de gens à l'extérieur du monde de l'opéra - la "Pretty Army" - qui me guident et m'aident à faire des choix pour diriger ma barque.

Que pouvez-vous nous annoncer pour le futur ?

Je suis vraiment très attentive à la façon dont ma voix va évoluer et je suis impatiente de voir si elle me permet de chanter un jour les rôles dont je rêve, comme les trois Reines de Donizetti. Mais ce ne sera pas avant dix ou quinze ans… Quant aux mois qui viennent, après L'Élixir d'amour à Munich en novembre et décembre 2016, je retournerai au Metropolitan Opera, tout d'abord pour Roméo et Juliette dès le début 2017, puis pour Le Barbier de Séville. Ensuite, je ferai enfin mes débuts au Royal Opera House de Londres, toujours dans L'Élixir. J'attends beaucoup de ces rendez-vous…


Propos recueillis par Philippe Banel
Le 20 octobre 2016

 


Pour en savoir plus sur Pretty Yende :
prettyyende.com

 

 

 

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Pretty Yende - Lucia - OnP 2016

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