Tutti-magazine : Lorsque nous nous sommes rencontrés en 2012, vous composiez "La Bataille de San Romano". Cette pièce a été créée par l'Orchestre National de France sous la direction de Daniele Gatti, et elle figure depuis peu en ouverture de votre nouveau disque, cette fois interprétée par l'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo, tout comme les autres pièces de cet album…
Pascal Zavaro : L'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo est une superbe formation, dont la stature est sans aucun doute internationale. Nous n'avions encore jamais collaboré, mais mon éditeur était en contact, et on lui a proposé de mettre à sa disposition orchestre et salle pour l'enregistrement d'œuvres d'un compositeur. Gérard Billaudot m'a alors appelé pour me demander si je pouvais préparer un programme de disque qui serait enregistré 3 mois plus tard. Formidable nouvelle ! Restait à trouver les solistes, le chef et l'ingénieur du son qu'il faudrait rémunérer… Par ailleurs je me réjouissais à la perspective de sessions d'enregistrement d'orchestre pour ce qui serait mon premier disque de la sorte. En effet, tous mes albums précédents étaient des montages effectués à partir de bandes de concerts live.
Pour cet enregistrement, l'orchestre est placé sous la direction de Julien Masmondet…
Un an auparavant, Julien avait déjà fait un disque pour le label Warner avec cet orchestre dans des conditions assez similaires. Cela s'était fort bien passé, et c'est l'orchestre qui a choisi de travailler à nouveau avec lui pour mon disque. Il n'était pas libre pour assurer les premières répétitions et c'est moi qui ai commencé à préparer les musiciens. Il est toujours difficile de savoir ce que les instrumentistes pensent vraiment, mais ce contact avec l'orchestre a été très bon et je crois pouvoir dire qu'ils semblaient apprécier ma musique. Puis Julien Masmondet est arrivé et nous avons commencé à enregistrer. L'ingénieur du son Tim Oldham s'est montré fantastique et je trouve son montage excellent.
Le programme propose mes plus récentes pièces des cinq dernières années, y compris La Machine de Trurl, sous la forme d'une suite d'orchestre sans son narrateur. Je préférais conserver une unité au disque et ne pas associer la voix parlée au son de l'orchestre. Mais toute la musique a été enregistrée. Ne manque que l'histoire !
"La Machine de Trurl" a été créée par l'ONF en 2015 avec un récitant. N'est-il pas difficile de se passer de l'histoire ?
Il faudrait enregistrer un jour cette pièce avec récitant, aux côtés d'autres pièces narratives ou d'opéras de poche. Dans le cas présent, je préférais profiter de la disponibilité de l'orchestre pour jouer ma musique et utiliser au mieux l'excellente acoustique dont a bénéficié ce disque. Par ailleurs, en 3 mois, je n'avais pas le temps de revisiter certaines pièces orchestrales comme je l'aurais voulu et je me suis concentré sur les pièces qui étaient parfaitement disponibles. J'ai également eu la chance de pouvoir compter avec le grand talent des solistes de l'orchestre pour ma Pastorale qui fait intervenir le hautboïste Matthieu Petitjean et le bassoniste Franck Lavogez. Ils ont tout d'abord été décontenancés par cette pièce qui donne l'impression que tout est décalé, que rien ne tombe ensemble. Mais après ce premier sentiment de surprise, je crois qu'ils étaient assez séduits par cette très étonnante proposition. Sincèrement, je pense que tout a concouru à faire de ce projet mon meilleur disque à ce jour.
Vous avez également composé une version très différente de "La Machine de Trurl" pour deux violons. Ce thème semble vous tenir beaucoup à cœur…
J'avais composé cette première version pour deux violonistes - Elizabeth Glab et Éva Zavaro - et une bande magnétique par laquelle la machine s'exprimait. Il s'agissait d'un concert privé à l'occasion du mariage d'un ami, et j'étais moi-même le récitant. J'avais construit ce programme sur une série de petits contes de Stanislas Lem, un auteur de science-fiction que j'adore pour son humour et sa grande désinvolture… Puis l'Orchestre National de France m'a commandé une pièce pour enfants et j'ai écrit une version orchestrale qui n'a rien à voir musicalement avec la première version chambriste mais s'appuie sur le même thème. La version pour orchestre fait aussi appel à un récitant, cette fois-ci professionnel. C'est Éric Génovèse, de la Comédie Française, qui l'a créée à la Maison de la Radio.
Trouver un bon sujet n'est pas si facile et il m'arrive de décliner un même thème dans plusieurs pièces. Raison pour laquelle j'ai décliné La Machine de Trurl dans deux versions musicales, comme je l'ai fait avec Densha Otoko, sujet à partir duquel j'ai tout d’abord écrit une pièce instrumentale, et récemment, une version opératique. Cependant, si je compose sur le même sujet, je ne reprends jamais aucun matériel musical de l'œuvre antérieure. Il s'agit bien d'une composition entièrement nouvelle sur un thème qui me stimule. Je pense que l'imaginaire qui m'inspire peut prendre de multiples formes, des plus ramassées aux plus larges. Cette inspiration ne déclenche pas un certain type de musique particulier, mais bien de la musique qui peut varier selon les époques et les moyens dont je dispose. Je ne cherche généralement pas à réutiliser des forces qui auraient été utilisées précédemment.
Votre 2e Concerto pour violoncelle et orchestre ,"Into the Wild", est interprété par Bruno Philippe. De cette pièce, vous avez souligné la grande difficulté. Cette difficulté fait-elle partie d'une stratégie de composition pour amener l'interprète à atteindre une forme de liberté interprétative après avoir déjoué les pièges posés par la partition ?
Mon écriture s'exprime naturellement de la sorte. C'est mon second concerto pour violoncelle et j'adore cet instrument dont la tessiture est extrêmement large. Cet ambitus lui permet aussi bien de faire chanter des notes suraiguës que de tirer de l'instrument des sons profonds et ténébreux dans les graves. Or, lorsque je conçois un concerto, c'est mon souhait d'utiliser toute la palette sonore disponible. Cela prime sur la difficulté que peut rencontrer ensuite l'interprète. Sur un instrument à cordes, tout devient très difficile lorsqu'il s'agit de jouer dans l'extrême aigu. En outre, la virtuosité véhicule une dimension qui touche au sublime et peut apporter une espèce de tension à l'intérieur de la phrase que je peux très bien rechercher par moments. Par ailleurs, une limite s'impose d'elle-même dès lors que j'écris de la musique car l'instrument doit pouvoir la faire chanter, et non produire du bruit ou un son non musical qui le pousserait à exécuter ce pour quoi il n'est pas construit. Quoi qu'il en soit, Bruno Philippe, qui est un excellent violoncelliste, ne m'a pas demandé de revoir ma copie ! Preuve, peut-être, que la musique dicte certaines limites à mon écriture pour qu'elle reste musique.
À propos de votre Concerto pour hautbois, basson et orchestre, vous parlez d'un langage rythmique complexe. L'évolution de votre écriture musicale passe-t-elle par une utilisation du rythme de plus en plus sophistiquée ?
J'ai cette impression. Percussionniste de formation, le rythme a été le sujet principal de toutes mes études jusqu'à l'âge de 24 ans. Souvent, les instruments qui s'expriment uniquement par le rythme restent à l'appui de ce qu'exprime tout le reste de l'orchestre. Ils apportent parfois un renforcement, ou plus de puissance voire davantage de violence. Mais je me suis aperçu qu'il était aussi possible d'utiliser la percussion très différemment au point de créer un trouble. J'écris la partie de percussion généralement à la fin de la phase de composition, et je ne l'utilise pas pour renforcer la voix globale de l'orchestre mais pour s'en distinguer, comme si sa présence permettait de donner un autre avis. J'aime qu'elle apporte une sorte de trébuchement intérieur, une chose qui ne va pas de soi. Dans mon utilisation de l'orchestre, chaque instrument est en quelque sorte soliste. Dès lors, je ne peux envisager que le percussionniste se contente de confirmer ce que l'orchestre dit déjà.
Votre premier opéra, "Manga-Café", a été créé en mai 2018 au Théâtre Impérial de Compiègne, puis repris à Rochefort et au Théâtre de l'Athénée à Paris. Parlez-nous de la genèse de cette œuvre…
Le modèle économique qui a porté ce projet d'opéra est peu conventionnel dans la mesure où deux structures associatives se sont réunies pour me commander cet opéra. D'une part l'association Musiques au pays de Pierre Loti, et de l'autre ArtemOise. Ils sont venus me trouver alors qu'ils avaient déjà passé accord avec trois différents théâtres pour présenter Trouble in Tahiti de Leonard Bernstein. Cette pièce dure 40', et ils m'ont donc commandé un opéra qui pourrait être proposé dans la même soirée et utiliserait la même nomenclature, c'est-à-dire 14 musiciens en fosse et 5 chanteurs sur scène. Tel était le cahier des charges. Pour le reste j'étais totalement libre… Mon projet devait être présenté très rapidement, et je n'avais pas le temps d'aller chercher un sujet neuf. Mais il se trouve que Densha Otoko pouvait se marier on ne peut mieux avec le thème traité par Bernstein, lequel parle du couple dans la société américaine dans les années 1950. Quant à moi, je montrais un couple au début du XXIe siècle. À ceci près que mon couple se situe dans une phase de construction alors que celui de Trouble in Tahiti est en décomposition. Dans les deux opéras, les protagonistes évoluent dans une société également très présente dans l'histoire qui est racontée… Je n'ai pas eu à batailler pour convaincre et la thématique de Manga-Café a été très rapidement bien accueillie…
Cet opéra est le premier que je parviens à finaliser. Le problème auquel j'ai été plusieurs fois confronté tenait au livret, et non à ma musique qui n'a jamais fait l'objet de discussions. Pour un théâtre très connu, trois librettistes se sont succédés sans que leur travail puisse convenir. J'ai ainsi dû renoncer à un projet déjà bien avancé sur le plan musical. Pour Manga-Café, le temps manquait pour faire appel à un librettiste et j'ai moi-même écrit le livret sans problème. Dès lors, je savais que je pourrais tenir les délais et terminer mon opéra dans les temps.
Vous avez composé plusieurs pièces vocales pour le chœur Mikrokosmos. Pensez-vous qu'elles vous ont aidé dans votre approche de la voix dans "Manga-Café" ?
J'ai effectivement beaucoup écrit pour la voix avant de me consacrer à Manga Café. Pour le chœur Mikrokosmos, bien sûr, mais aussi trois pièces pour les Swingle Singers. Tout cela a été hautement formateur, de telle sorte que s'il s'agit bien de mon premier opéra finalisé, j'étais déjà assez expérimenté en matière d'écriture vocale.
"Manga-Café" a été mis en scène par Catherine Dune. Habituellement vos pièces s'adressent directement à l'imaginaire de chaque auditeur. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Il se trouve que je suis arrivé dans une équipe déjà formée et travaillant d’ores et déjà sur l'opéra de Bernstein : metteur en scène, costumière, scénographe, maquilleur, éclairagiste et vidéaste étaient présents avant mon arrivée. Cependant, cette collaboration a été idéale car j'ai quasiment toujours été d'accord avec les idées proposées. Il y a bien sûr eu quelques questions et discussions, mais elles ont toujours été bienveillantes. Je crois que l'équipe appréciait l'idée de travailler sur la culture japonaise et les mangas, et personne n'a été avare d'efforts pour la réussite de ce projet. Tout le monde était même aux petits soins pour mon opéra.
Et les chanteurs…
Éléonore Pancrazi et Laurent Deleuil étaient déjà distribués dans l'opéra de Bernstein qu'ils avaient chanté à Tours. Une chanteuse et deux chanteurs ont dû être auditionnés pour constituer le chœur de Trouble in Tahiti. Il me paraissait évident de devoir changer de chanteurs principaux pour Manga-Café afin de renouveler l'écoute et l'intérêt de la soirée. Le couple central de Bernstein étant constitué d'une mezzo-soprano et d'un baryton, je penchais pour une soprano et un ténor. Lorsqu'on a auditionné les nouveaux chanteurs, je cherchais donc aussi mes personnages principaux… Mais les choses ne se sont pas déroulées ainsi car, lorsque j'ai commencé à composer, je me suis aperçu que j'étais face à un problème au niveau de la constitution vocale de mon trio de commentateurs. Je me retrouvais en effet avec une mezzo-soprano et deux barytons. La solution que j'ai retenue est la suivante : donner les deux rôles principaux à des femmes, dont l'une jouerait l'homme du couple, aux côtés d'un trio d'hommes qui fonctionnerait très bien. Cela ajoutait également à l'immaturité du personnage masculin au centre de mon histoire.
"Manga-Café" fait également l'objet d'un disque…
Le label Maguelone a effectivement voulu faire un disque à réception de ma partition. Une première version live a été proposée à la vente au Théâtre de l'Athénée, mais un nouveau montage sera réalisé pour un disque qui sortira un peu plus tard au catalogue, avec un livret complètement revu. Cette première version est à considérer comme un souvenir du spectacle conçu pour les spectateurs.
Ce premier opéra présenté au public vous donne-t-il envie de composer d'autres pièces lyriques ?
Cela fait une quinzaine d'années que je souhaitais aborder l'opéra. Cette première expérience s'est plutôt bien passée et elle correspond à mes attentes. De fait, je ne rêve que de faire un deuxième opéra ! J'aime travailler sur le même projet pendant un an. De plus, j'ai l'impression de pouvoir ainsi toucher beaucoup plus de gens.
L'opéra doit s'inscrire dans notre époque et pouvoir parler à tout le monde, que ce soit au connaisseur par la richesse de la matière musicale, ou au néophyte qui sera intéressé par l'histoire et par les voix. Ce matin, sur France Culture, on s'émerveillait car un orchestre symphonique allait jouer en concert des thèmes musicaux de jeux vidéo ! Cela renvoie les compositeurs d'aujourd'hui à cette problématique de devoir écrire une musique à plusieurs niveaux d'entrée. C'est ni plus ni moins le problème auquel étaient déjà confrontés Mozart, Haydn et Beethoven. On doit pouvoir comprendre la musique et elle doit d'adresser à tous. Je crois que l'avant-garde a quelque peu trahi cet objectif… À condition de l'actualiser, je considère que l'opéra peut être le moyen, pour la création actuelle, de retrouver un public.
Quels sont les sujets que vous aimeriez traiter par l'opéra ?
De nombreux sujets m'intéressent, comme l'écologie, ou la disparition des espèces. Un thème animalier me plairait beaucoup, à la manière de La Petite renarde rusée de Janacek mise au goût du jour. Je m'intéresse aussi beaucoup aux relations entre les gens, relations amoureuses ou de travail. J'ai aussi envie de composer une paraphrase sur Ulysse de James Joyce, qui raconterait la journée d'un homme occidental dans la ville, qui serait empêché de revenir chez lui. De nombreux autres sujets sont susceptibles de m'inspirer, mais ils ont toujours une connexion politique ou sociale avec l'actualité.
Avec un opéra et deux disques, cette période a mis votre travail en lumière. Comment espérez-vous l'avenir ?
Le temps de la musique que je pratique est très long. Je suis toujours fasciné lorsque je constate qu'on rejoue en concert des pièces que j'ai composées il y a plus d'une quinzaine d'années. Elles avaient complètement disparu et refont surface tout à coup et on s'aperçoit alors que je suis là ! La musique s'exprime dans une dimension qui n'est pas celle de la plupart des produits culturels à la disposition des gens. Par ailleurs, les saisons d'opéras se décident au moins trois ans en amont… En attendant, j'ai pas mal de travail : un quatuor à cordes avec baryton, une suite orchestrale de Manga-Café, un concerto pour violon et orchestre. J'aimerais aussi retravailler une pièce importante, The Meeting, afin qu'elle corresponde davantage à ce que je souhaite.
Un dernier mot ?
La musique symphonique détient une responsabilité énorme dans la culture et c'est aujourd'hui le parent pauvre de la création. On achète les livres qui sortent, on va voir de nouveaux films et on se rend à une création de ballet. Dans tous les Arts, la création occupe le premier plan, sauf dans notre musique. Il est d'ailleurs fréquent de constater qu'elle n'existe quasiment pas dans les programmes, et encore davantage, qu'elle est dissuasive. De telle sorte que les spectateurs qui ont l'habitude d'écouter Bartok ou Mozart ne sont pas du tout attirés par une nouveauté. Or les raisons d'évitement tiennent aux compositeurs. Il arrive trop souvent que l'on prenne au sérieux des créations qui sont au minimum ennuyeuses, mais aussi répulsives. Il est indispensable de renouer avec une création digne de ce nom. Le compositeur contemporain doit se faire à l'idée de satisfaire le public. Il ne s'agit pas pour autant de transformer l'Art en industrie, mais au moins de se demander pourquoi la seule expression artistique qui n’est ni valorisée ni aimée est la nôtre. Le public est friand de nouveautés et de découvertes. Aux compositeurs de répondre à ses attentes, sans se trahir, mais sans trahir le public !
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 21 juin 2018
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