Aida revient sur la scène de l'Opéra national de Paris après 45 ans d'absence. Deux distributions alternent du 10 octobre au 16 novembre 2013 à l'Opéra Bastille sous la direction de Philippe Jordan. Cette nouvelle production mise en scène par Olivier Py sera filmée en Haute Définition par Vincent Massip pour une distribution en direct le 14 novembre par Fra Cinéma dans les cinémas UGC, dans le cadre de Viva l'Opéra !, et dans de nombreuses autres salles en France et à l'étranger. La distribution d'Aida pour cette captation est la suivante : Oksana Dyka (Aida), Marcelo Alvarez (Radamès), Luciana D’intino (Amneris), Sergey Murzaev (Amonasro), Roberto Scandiuzzi (Ramfis), Carlo Cigni (Il Re) et Élodie Hache (Sacerdotessa). Consultez la liste des salles ICI
Tutti-magazine : Les mises en scène d'Alceste et d'Aida à l'Opéra de Paris, la sortie de votre nouvelle "Siegfried, nocturne" chez Actes Sud et la création musicale de ce même texte à Genève, les récitals de Miss Knife, une forte exposition médiatique… Ressentiez-vous le besoin d'une pause avant de commencer à travailler sur Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs-Élysées ?
Olivier Py : Les périodes de repos sont devenues très rares pour moi, et il y a longtemps que j'ai renoncé à partir quinze jours ou trois semaines pour écrire un texte ou travailler sur une mise en scène. Je dois me contenter de voler ici et là une ou deux heures par jour que je consacre à ma propre écriture ou, tout simplement, à la lecture. Je fais pas mal d'allers et retours entre Avignon et Paris, ce qui me permet de profiter du TGV pour lire et travailler.
Alceste à Garnier et Aida à Bastille se sont rapidement succédés sur scène. Comment vous êtes-vous organisé pour mener à bien ces deux productions ?
L'opéra est plus complexe car on travaille surtout un an avant. C'est à ce moment que survient le coup de feu qui correspond au moment où Pierre-André Weitz et moi devons rendre la maquette. Peut-être en raison de mes activités multiples, je travaille de façon de moins en moins empirique et, lorsque j'arrive en répétitions, je sais déjà plus ou moins ce que je veux faire. Je m'évite ainsi à moi-même beaucoup d'angoisses et d'inquiétudes que je n'ai plus le temps de gérer. Je n'ai pas d'autre choix que celui d'être décontracté ! Mais, contrairement à ce qu'on peut imaginer, quand je mets en scène un opéra, j'ai souvent du temps libre car les répétitions m'occupent rarement au-delà de 5 heures par jour. Cela me laisse donc encore une bonne dizaine d'heures ! C'est sans conteste l'écriture qui pâtit le plus de ma suractivité. Mais j'ai développé un mode personnel qui me convient : j'écris 20 minutes tous les jours, rarement plus. C'est ainsi que j'ai procédé toutes ces dernières années.
Pensez-vous que ces mises en scènes réalisées dans la même période se soient nourries mutuellement ?
Non, j'ai travaillé sur Aida avant Alceste et je souhaitais me consacrer à des projets radicalement différents qui me permettraient de penser l'opéra autrement : Alceste avec des moyens proches du théâtre, presque rien, et un principe de base qui était de dessiner à la craie tout le décor ; Aida, au contraire, avec toute la machinerie que vous pouvez voir déployée sur scène. Non seulement ces deux opéras n'ont rien de semblable, mais ils ne sont pas présentés sur les mêmes scènes… Aida et Alceste ne se sont donc pas mutuellement nourris. C'est en revanche beaucoup plus vrai pour Alceste et Dialogues des carmélites. Quoi qu'il en soit, avec Pierre-André, nous travaillons toujours sur plusieurs œuvres en même temps.
Dans la pratique, comment travaillez-vous ensemble ?
Nous disposons chaque maquette sur une table différente. Ces maquettes peuvent aussi bien être au stade de simples ébauches, avec deux petits dessins dans un coin, que quasiment finalisées avec du matiérage, des échantillonnages et un story-board. Nous travaillons toujours avec un story-board pour les spectacles, presque comme au cinéma. Il peut aussi arriver qu'un élément d'une maquette se retrouve comme par magie dans une autre. C'est souvent par contraste que les choses se font. De plus, comme tous les plasticiens, nous avons sans doute nos périodes, période noire, période dorée…
Vous avez donc adopté un système de tables…
Absolument, et chaque table accueille ce que nous pouvons réunir : de l'iconographie, des textes, des propositions techniques… Très souvent les idées naissent des possibilités techniques du théâtre. Par exemple, nous avons conçu Mathis le peintre à l'Opéra Bastille en pensant beaucoup aux ponts. Puis, lorsque nous avons commencé à travailler sur Aida, nous nous sommes rendu compte que les ponts ne fonctionnaient plus… Des cintres, pas de cintres, un dégagement à cour ou à jardin, une pente, pas de pente : ça change tout ! Je dirais que Pierre-André et moi avons souvent une quinzaine d'idées, puis une ou deux idées finissent par s'imposer. C'est toujours mieux d'avoir une seule idée car elle est forcément meilleure !
Vous avez dit que votre découverte d'Alceste datait de votre adolescence. Pensez-vous que certaines images de cette époque aient pu mûrir avec le temps pour se retrouver au final dans votre mise en scène au Palais Garnier ?
Pour être honnête, j'ai découvert Orphée avant Alceste. Mais je reconnais qu'en 1981 ou 82, pour un adolescent, cela peut paraître un choix surprenant. Je me suis intéressé à Glück à cause de Messiaen. À cette époque, J'avais la chance de travailler avec Messiaen à l'école en option "musique" et je nourrissais pour lui une véritable passion. J'étais tombé sur une interview dans laquelle il expliquait ce qu’il avait découvert en lisant Glück, et non en l'écoutant. De son temps, on ne jouait pas beaucoup cette musique. C'est donc par contamination que je me suis intéressé à Glück et le coup de foudre a été immédiat. Si, alors, je visualisais des images c'étaient celles d'un monde disparu, ce que je n'avais pas avec Mozart, peut-être parce que sa musique avait déjà été réinterprétée et que j'en connaissais les versions romantiques. À l'adolescence, Mozart me semblait très proche, dans le quotidien. On pouvait même l'entendre dans les ascenseurs.
Avec Glück, j'avais l'impression qu'on renflouait le Titanic, qu'on faisait réapparaître un monde. Les images que j'associais étaient plutôt celles de chandelles, de perruques. Tout cela me fascinait et c'est ce que j'ai adoré retrouver dans la version de Marc Minkowski à Garnier. Dès la première note, par la couleur de l'orchestre et le choix des instruments, on se trouve projeté dans de l'inouï, dans quelque chose qu'on n'a pas entendu et qui témoigne d'un monde, d'un rapport au monde et d'une société avec laquelle il est impossible d'imaginer de lien plus sensuel. Glück était pour moi également associé à la mélancolie, la tristesse et la déploration. Pour l'adolescent suicidaire que j'étais, tout cela était merveilleux. Je me souviens, la nuit, écoutant Glück en buvant du whisky… J'avais l'impression d'accéder à quelque chose !
Vous êtes-vous senti en relation avec cette époque lorsque vous avez monté Alceste à Garnier ?
Ce qui existe entre Glück et moi est de l'ordre de la relation intime qui dépasse totalement le geste culturel et cela me raconte certainement quelque chose de moi-même. Je n'ai pas cette relation avec tous les musiciens, mais avec des compositeurs très divers. Lorsqu'on me demande quels sont mes musiciens préférés, je réponds avec la plus grande sincérité : Wagner et Cole Porter, car c'est leur musique que j'écoute le plus au point d'avoir besoin de l'autre après avoir entendu l'un. Ils se complètent parfaitement. Pour moi, après Tristan, il n'y a plus que Cole Porter…
Et pas Stephen Sondheim ?
J'adore Sondheim, c'est magnifique, mais c'est trop raffiné…
Alceste et Aida vous ont amené à travailler avec des chanteurs très différents. Votre approche de la direction d'acteurs a-t-elle été différente pour ces deux spectacles ?
Tout d'abord, j'avais dans Aida une double distribution, chose que je déteste absolument. C'est une contrainte que j'accepte à reculons et que je me maudis toujours d'avoir acceptée tant cela est d'un inconfort total et, a fortiori, incompatible avec ce que je veux faire à l'opéra. Avec une double distribution, cela se passe toujours mal car il y en a toujours une qu'on favorise par rapport à l'autre, ne serait-ce que parce qu'on a commencé à travailler avec elle. D'une part, lorsqu'on commence à travailler sur une scène avec les uns, les autres ne font que répéter ce qui a été créé pour d'autres artistes. D'autre part, dans tous les opéras de Verdi que j'ai mis en scène, j'ai eu affaire à des double-distributions et je peux vous certifier qu'elles ne sont pas étanches. Sans arrêt, des artistes de la distribution B sont susceptibles de passer dans la distribution A. Non seulement, il est impossible de créer sur la personne, ce que j'aime faire, mais il n'est pas davantage possible de créer entre les artistes dans la mesure où des sauts doivent pouvoir être possibles entre les distributions. Je crois que c'est une très mauvaise manière de travailler, et c'est très préjudiciable à Verdi, puisque c'est toujours avec lui qu'on se retrouve dans ce cas de figure… Ensuite, il y a une très grande différence entre travailler avec une distribution internationale et une distribution à forte majorité francophone…
Quelle différence importante ?
Une mise en scène ne se construit pas seulement sur le rapport entre le metteur en scène et un artiste. C'est le rapport des artistes entre eux qu'il faut créer. Le metteur en scène ne devient intéressant que s'il crée ces relations entre les artistes. Lorsqu'une distribution parle quinze langues en même temps, et même si l'anglais est alors la langue dominante, cette relation est forcément différente. Enfin, le Star-system tue l'opéra ! José Van Dam me l'avait dit il y a quelques années, bien que faisant lui-même partie de ces stars internationales ! Ce Star-system implique que les chanteurs ne sont pas toujours présents, qu'il faille des double-distributions, et que certaines exigences de chanteurs ne correspondent plus aux projets d'opéras aujourd'hui. Tout cela est excessivement difficile et fait qu'on travaille mal. On peut réussir, bien sûr, mais avec beaucoup plus de fatigue à l'arrivée.
Connaissez-vous les distributions lorsqu'on vous invite à monter un spectacle ?
Tous les cas de figures sont possibles et tout dépend aussi des œuvres. Il m'arrive encore de dire "non" quand on me propose un opéra qui n'a aucun sens pour moi. Parfois, je veux certains chanteurs pour certains rôles spécifiques. C'était le cas de Patricia Petibon dans Lulu. C'était elle où je ne le faisais pas. Je reconnais en outre avoir des compétences sur certaines distributions et pas sur d'autres. Par exemple, j'ai des compétences avec les chanteurs français, notamment à l'étranger, mais je ne m'en sens pas spécialement face à des chanteurs germanophones.
Vous travaillez à la fois avec des comédiens de théâtre et avec des chanteurs. Voyez-vous une ou des différences de taille entre ces deux types d'interprètes ?
Quand ils sont bons acteurs, ils sont forcément un peu chanteurs, et quand ils sont bons chanteurs, ils sont forcément bons acteurs. Quand les artistes sont bons, il n'y a pas de différence. Avec un grand artiste lyrique, on travaille exactement comme dans le théâtre. Qu'il ait besoin d'avoir par moments l'œil sur le chef, ce n'est pas un problème. Qu'il ne puisse pas chanter tout en mangeant un sandwich n'en est pas plus un. Ce qui m'attriste est qu'aujourd'hui, les distributions sont composées avec un œil qui est celui du cinéma. Or ce n'est pas parce qu'une soprano est mince qu'elle est bonne actrice ! Ce n'est pas parce qu'un ténor est jeune qu'il est forcément capable de chanter Roméo, et même de le jouer. Or c'est quelque chose de difficile à faire comprendre. Je préfère mille fois l'engagement dramatique d'une Montserrat Cabbalé avec un corps qui n'est pas celui d'une jeune première à d'autres sopranos que je ne nommerai pas et qui peuvent faire des gravures de mode mais ne me procurent aucune émotion. Cela est d'autant plus difficile à faire comprendre qu'on rentre dans des catégories bien plus spirituelles que l'œil de cinéma et ses limites. Je me réfère, bien sûr, pour tout cela, au théâtre qui est le mien et qui n'est jamais un théâtre réaliste.
Votre mise en scène d'Aida utilise de façon spectaculaire et variée les moyens techniques du plateau de l'Opéra Bastille. Comment cette production a-t-elle été accueillie par l'équipe technique de Bastille ?
Une production comme celle d'Aida représente presque 2 ans de travail de Pierre-André à l'Opéra Bastille avec les équipes techniques. Les problèmes alternent avec les solutions. Parfois, la matière refuse, comme ces ponts dont je vous ai parlé, que nous avions utilisé dans Mathis…, et qui ont vieilli au point de faire maintenant un bruit épouvantable. Une telle production est une lente, très lente collaboration dans laquelle l'artistique et le technique sont absolument liés. Pierre–André bénéficie à la fois d'une formation de chanteur lyrique et d'architecte constructeur de décors, ce qui le rend capable de parcourir tout le champ de la création, depuis la gestion des vérins hydrauliques jusqu'à la question de l'acoustique du décor, à laquelle il est très sensible. Je pense d'ailleurs qu'une des grandes réussites d'Aida, alors qu'on parle habituellement surtout de ce que l'on voit, est son acoustique qui est absolument formidable. Par exemple, l'utilisation d'une passerelle, tout en haut du décor, nous permet d'avoir un chœur entièrement vertical. C'est bien sûr très beau, mais on n'imagine pas à quel point c'est important pour le son. Avec cette disposition, aucun choriste ne chante dans la nuque de son voisin, et cela procure une prodigieuse clarté des pupitres. Dans l'Air des trompettes, le décor entièrement en métal apporte une réflexion sonore qui fait que tout le décor entre en résonance avec les trompettes.
N'avez-vous pas craint que le décor fasse trop de bruit ?
C'est un élément auquel nous avons veillé. Mais il y a "bruit" et "bruit", et je ne suis pas toujours d'accord avec les chefs d'orchestre sur ce point. Un chef a tout à fait raison de dire qu'un décor qui grince est préjudiciable à l'œuvre, mais il a tort lorsqu'il n'aime pas les bruits de pas ou le son que produit une chaise qui tombe. Lorsque le bruit est dramatique, il est séparé de la musique dans la conscience et dans l'écoute. Il ne gêne pas la musique. En revanche lorsqu'un moteur diffuse un grave subliminal que le chef, cela arrive, n'entend pas, je trouve cela extrêmement gênant car la clarté du son s'en ressent. Je dois reconnaître, d'ailleurs, que Philippe Jordan et moi avons eu une collaboration remarquable sur cet Aida, ce qui n'est pas le cas avec tous les chefs que je rencontre. De même que les metteurs en scène travaillent de plus en plus pour la caméra, les chefs ont une écoute qui est de plus en plus plate, c'est-à-dire faite pour le disque. Pour moi, l'art lyrique, c'est la spatialisation du son. Un bruit de velours qu'on froisse est-il gênant lorsqu'il se mêle à la musique ? Un peu d'eau qui clapote, n'est-ce pas magnifique dans une scène censée se dérouler au bord d'un fleuve ? Cette question du son dans le cadre de l'opéra mérite vraiment d'être discutée, mais cela est difficile avec certains jeunes chefs auxquels il est parfois difficile de faire comprendre la différence entre une nuance piano en avant-scène et un forte au lointain qui sont écrits tous les deux "piano" sur la partition ! Ce sont vraiment des questions d'opéra, et non des questions de disque.
La brillance du décor métallique d'Aida a-t-elle été difficile à maîtriser pour ne pas trop éblouir les spectateurs ?
Il y a un gros malentendu sur ce point car, ce qui a été le plus difficile à gérer est que cet éclat soit justement le plus éblouissant possible afin de ne pas retomber dans la matité. Le but de certaines scènes est bien évidemment qu'elles soient éblouissantes et que, même, la rétine soit dans une situation d'inconfort lorsque l'éblouissement masque quelque chose ou que, tout simplement, il joue. Le mot "fascisme" vient de "faisceau", et le fascisme a quelque chose à voir avec l'éblouissement. La puissance de l'Égypte apparaît dans la réflexion de l'or. Si mon or n'est que du doré, il n'est pas mystique. Pour comprendre cette notion, il faut aller voir Tintoret dans les musées. On trouve dans ses toiles à la fois du trop sombre, de l'éblouissement, de l'ébloui, de l'effacé… Être ébloui a toujours un peu agacé le public qui aime bien l'idée qu'il regarde mais pas trop l'idée qu'on le regarde.
Le public d'Aida vous a quelque peu malmené lors de la première. Les réactions d'hostilité vis-à-vis de votre travail vous atteignent-elles ?
J'ai l'habitude et cela ne me touche pas du tout. Je ne considère d'ailleurs pas LE public. L'Audimat, oui, mais je n'ai jamais rencontré une entité qui représenterait le public. Le public n'est pas une masse. J'ai rencontré des individus qui avaient tous un avis différent. Que quelqu'un soit très énervé, qu'il hue où m'écrive une lettre d'insultes n'empêchera pas qu'il y ait aussi une autre personne pour laquelle l'œuvre a changé la vie. C'est à cette personne-là que je m'adresse toujours, c'est elle qui me légitime. Un seul spectateur, je dis bien un seul, légitime mon travail quand 12 millions de téléspectateurs ne peuvent pas légitimer le journal télévisé. C'est à ce niveau que le rapport est très différent avec ce qu'on peut appeler "le public".
Aida sera fillmé le 14 novembre pour une diffusion en direct dans les salles de cinéma. Avez-vous l'intention de collaborer avec le réalisateur de la captation Vincent Massip ?
Malheureusement, dans une captation, l'avis du metteur en scène est souvent marginalisé. Ce n'est pas faute de m'être quelques fois battu, et même presque physiquement, avec certains réalisateurs qui veulent transformer un spectacle d'opéra en grand plateau de télévision. Ils suréclairent et, surtout, font disparaître la théâtralité. Prenons les maquillages : pourquoi un maquillage devrait-il être plus faible parce qu'on va filmer de près ? Je tiens justement à ce qu'on voit que le chanteur est maquillé et que l'on est au théâtre. Mon théâtre n'est pas réaliste, alors pourquoi un chanteur devrait-il faire moins de grimaces en chantant alors que c'est justement ce corps qui se déforme pour faire une note qui est beau ? Le bon réalisateur est celui qui ne change pas un micron à la représentation et qui trouve les moyens techniques d'en rendre compte. En général, celui qui arrive en me demandant de rééclairer un certain nombre de scènes est quelqu'un de médiocre. Toutes les captations de mes mises en scène me l'ont prouvé. Accéder aux désirs de tels réalisateurs n'aboutit pas à des captations meilleures mais suréclairées ! On se retrouve en fait face à des normes qui sont édictées par des gens qui ne sont pas du tout des artistes. Ils regardent le niveau des éclairages sur des ordinateurs et lorsque c'est trop faible, ils disent "Schwarz ! Schwarz ! Schwarz !" sans savoir si la scène a lieu de nuit ou de jour ! Par exemple, le réalisateur François Roussillon ne touche absolument pas aux lumières. Du reste, cela ne rime à rien car il y a toujours un point très éclairé dans le décor. C'est celui-là qu'il faut filmer.
Avec la diffusion dans les cinémas, un public bien plus vaste et diversifié que celui de l'Opéra de Paris verra votre Aida. Si vous pouviez dire quelques mots en introduction à la diffusion, quels seraient-ils ?
Je dirais que si les œuvres ne nous apparaissent pas violentes, c'est qu'elles sont mortes. Si elles nous apparaissent transgressives, brutales et puissantes, c'est que les œuvres sont ainsi, et non la mise en scène. C'est leur part de subversivité que j'ai toujours voulu rendre à Berlioz ou à Verdi, afin de les faire sortir de la vitrine du musée pour entrer dans la cité où elles sont agissantes et non présentes en tant qu'éléments patrimoniaux ou décoratifs. J'espère que les spectateurs, comme moi, seront extrêmement choqués par l'extrême violence d'Aida.
Lorsque vous parlez de violence, avez-vous montré dans cet Aida tout ce que vous vouliez montrer ou vous imposez-vous certaines limites ?
Ma limite est celle de la fidélité à l'œuvre. Lorsque j'ai l'impression d'apporter des éléments qui ne sont pas dans l'œuvre, mon processus d'autocensure se met probablement en place. De l'érotisme, par exemple, peut se concevoir dans le cadre d'une œuvre érotique. Dans Dialogues des carmélites, je ne vois pas trop… Face à une œuvre, j'ai toujours l'impression qu'il n'y a qu'une seule solution. Pour la rendre visible dans ses vraies couleurs, sans le vernis culturel, une solution unique s'impose généralement à moi. Ou, tout du moins, la meilleure… Je me suis souvent demandé si j'avais des limites par rapport au théâtre ou à l'opéra. Eh bien je crois que cette limite est que le sang doit être de la peinture. Je n'aime pas l'effet de réel, même s'il est apporté quelque fois par des animaux ou le feu. Cette limite tient au fait que le théâtre est l'art de la métaphore. Si de vrais Chrétiens sont dévorés par de vrais lions dans une logique spectaculaire, nous ne sommes pas dans ce que signifie pour moi la catharsis. C'est de l'émotion brute, le journal télévisé, la téléréalité, autant de choses que je déteste car elles ne produisent aucun effet de catharsis. La catharsis est ce qui nous permet d'avoir un recul : Nous savons bien que ce n'est pas du vrai sang et, pourtant, nous sommes effrayés. Nous savons tout autant que ce ne sont pas de vraies larmes, pourtant nous sommes émus. Lorsque la catharsis casse ou qu'elle échoue, il peut effectivement y avoir une réaction violente dans le public. Mais peut-être est-ce à ces spectateurs que manquent les outils de catharsis nécessaires pour comprendre ce qu'est une métaphore. Ils confondent ainsi les vrais cadavres et les faux. Je ne mettrais pas de vrais cadavres sur scène, et je ne pourrais pas plus jouer avec un vrai crâne. La question s'est posée car je possède un vrai crâne. Pour moi, le crâne doit être en bois, et il faut que l'on sache que tout cela est une métaphore. Le choc pulsionnel n'est pas l'émotion théâtrale.
D'une façon générale, quel avis portez-vous sur les diffusions de spectacles vivants dans les salles de cinéma ?
Je trouve ça bien, et même très bien. Il me serait difficile de dire le contraire car je suis arrivé un jour dans une salle d'opéra parce que j'avais vu des captations télévisées, parce que j'avais vu un film. Je suis certain que le public connaît la différence entre une captation et le spectacle vivant. Après avoir aimé deux ou trois captations d'opéras, il aura envie de venir un jour dans une salle. C'est logique. De plus, il y a une émotion propre à la captation d'opéra. Je me souviens avoir failli faire une crise d'épilepsie à 14 ans après avoir vu Tristan à la télévision. Cela avait provoqué en moi un choc physiologique incroyable. Je ne peux donc pas nier que c'est important. C'est même considérable. Je regarde personnellement beaucoup de vidéo d'opéras sur Youtube pour voir les chanteurs. Lorsque je montre à de jeunes acteurs Maria Ewing dans Salomé, en huit minutes ils comprennent quelque chose et ne peuvent plus dire que les chanteurs d'opéras ne sont pas des acteurs. Je ne me suis pas intéressé à l'opéra en pensant que j'allais appliquer aux chanteurs ce que le théâtre m'avait appris, mais bien parce que je savais que certains chanteurs pouvaient aller plus loin, grâce au chant, que les acteurs. Ce sont ce que j'appelle des acteurs lyriques.
Votre nouvelle "Siegfried, nocturne" est aussi le texte d'un monodrame pour voix d'homme et ensemble instrumental qui a été créé à la Comédie de Genève le 13 octobre dernier. Avez-vous écrit ce texte en pensant dès le départ à une adaptation musicale ?
Le compositeur Michael Jarell m'a proposé d'écrire un texte, a priori un monologue, qui parlerait de Wagner. Trois semaines après, je lui ai apporté mon Siegfried nocturne qui est un long monologue. J'avais imaginé qu'il le traiterait en tant que mélodrame pour un acteur, et je lui ai dit que le texte était trop long pour envisager une œuvre musicale d'une heure. Si elle devait être chantée, il faudrait alors sélectionner un quart ou un cinquième du texte et l'adapter, ce qui est parfaitement compréhensible. Je lui ai aussi proposé de traduire le texte en allemand, ce qui est peu commun. Michael Jarell a hésité puis a finalement choisi de composer en allemand, ce qu'il préférait. Le chant est venu avec la langue et il a effectué son adaptation à partir du texte traduit. Je l'ai trouvée passionnante et l'ai validée. Par les coupes, ses choix intellectuels étaient très forts… Il existe donc aujourd'hui ce magnifique opéra de Jarell doté d'une musique absolument sublime, et cette nouvelle en français qui est éditée dans sa version intégrale.
Hervé Loichemol est le créateur de la mise en scène. Auriez-vous aimé vous charger de l'adaptation scénique de votre texte ?
On ne me l'a pas demandé. Lorsque Jean-Marie Blanchard* est venu me voir, il m'a proposé d'écrire. Cela m'a fait énormément plaisir et, bien sûr, vu mon calendrier de la rentrée, je n'aurais jamais pu trouver le temps d'assurer la mise en scène. C'est Hervé Loichemol qui l'a créée. Quoi qu'il en soit, j'ai été très heureux de jouer ce rôle de romancier dont on adapte l'œuvre. C'était pour moi la situation idéale. Siegfried, nocturne m'a aussi donné l'occasion de revenir sur la question du romantisme allemand qui m'a obsédé ces 15 dernières années.
* Jean-Marie Blanchard est Directeur du Wagner Geneva festival.
Qu'avez-vous pensé de Bo Skovhus ?
C'est Jean-Marie Blanchard qui a proposé Bo après la lecture du texte. Je crois qu'au départ il avait imaginé un Siegfried beaucoup plus jeune et, à la lecture du texte, il a compris que le mien avait plus de maturité. Ensuite, nous n'étions pas certains que l'écriture serait écrite pour baryton. Puis, quand Jean-Marie m'a parlé de Bo, j'ai dit "magnifique" ! À mon sens il était éblouissant, non seulement comme chanteur, mais par son engagement dans un texte qui n'est pas toujours très dramatique, mais plutôt méditatif. Or Bo Skovhus parvient à rendre la pensée dramatique, ce qui est remarquable.
Dans votre texte, vous décrivez avec beaucoup de détail des images très puissantes. Vous sentez-vous parfois limité par les possibilités offertes par la scène ?
Le cadre de scène ne m'a jamais limité car c'est un instrument à voir la totalité du monde. Je me suis senti limité lorsque j'ai fait du cinéma, mais je ne l'ai jamais été par la scène. On peut tout figurer sur scène. Il n'y a absolument aucune limite car ce que l'on voit sur scène n'est pas la réalité mais de l'imaginaire. Le cadre de scène est aussi peu cadrant que notre vie intérieure. Il nous apprend que, dans notre petite boîte crânienne, il y a la totalité du monde. En revanche, j'ai été limité souvent par le réalisme hérité du cinéma et qui fait que l'on se dit que "ce n'est pas logique"… Dans la psyché, rien n'est logique, comme sur un cadre de scène. Prenez par exemple le sujet de la datation. On ne pourrait pas, dans un film, voir une femme habillée en costume Napoléon III à côté d’un homme en camouflage de la guerre d'Algérie. On dirait qu'il ne s'agit pas de la même époque et qu'une cohérence historique est nécessaire. Or, dans nos rêves, comme sur scène, il n'y a pas de cohérence historique. Le psycho-réalisme nous limite toujours.
Vous allez mettre en scène Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs-Élysées. Que pouvez-vous dire de vos intentions ?
Tout d'abord, je crois que Dialogues des carmélites demande un travail tout en intériorité. Ce n'est pas une œuvre qui doit être traitée de façon particulièrement spectaculaire. Plus on limite les effets et plus on se rapproche du projet artistique. Ensuite, je pense qu'il est impossible d'échapper à la logique historique. L'histoire se déroule à une certaine époque et dans un temps donné. De plus je n'aime pas beaucoup les transpositions. En tout cas, ici, ce serait inadéquat. Je crois que c'est avant tout un travail d'actrices qu'il faut faire et ma mise en scène reposera sur les êtres et la simplicité. L'essentiel est de comprendre quel est l'enjeu : pourquoi cette histoire de religieuses assassinées pendant la Révolution nous questionne-t-elle encore aujourd'hui ?
Quelle réponse apportez-vous ?
Si ces Dialogues… nous interrogent c'est parce qu'il s'agit malgré tout d'une œuvre du XXe siècle et que nous sommes passés dans la nuit absolue. Nous vivons dans un monde duquel la foi s'est retirée. C'est naturellement un travail très différent de celui d'Aida car il s'agit de montrer de l'intériorité. Mais je connais bien Bernanos. Nous sommes de vieux camarades…
Avez-vous choisi les chanteuses de ce Dialogues des carmélites ?
Je n'ai pas eu tellement à choisir dans la mesure où à chaque fois que le Directeur me proposait un nom, je trouvais que c'était la meilleure idée qu'il puisse y avoir. S'il m'avait demandé qui je voyais dans le rôle de Blanche, je lui aurais répondu Patricia Petibon. Si on m'avait demandé quelle Marie, j'aurais dit Sophie Koch…
Vous êtes donc heureux…
Oui, je suis heureux et j'ajouterais que je me sens chez moi. Cela ne veut pas dire que je ferai un spectacle intéressant mais que je me sens dans mon élément. Je connais Dialogues des carmélites depuis 20 ans, je connais Bernanos assez bien, et j'ai déjà travaillé avec de nombreuses chanteuses de la distribution…
Avez-vous déjà travaillé au Théâtre des Champs-Élysées ?
Non, ce sera la première fois. Je ne peux donc pas vous en parler tant que je n'ai pas connu cette salle. Un théâtre est vraiment comme un être. Mais sachez que, par exemple, j'aime beaucoup l'Opéra Bastille. J'aurais cru que j'allais détester Bastille. Du reste, tout le monde déteste Bastille avant d'y avoir travaillé. D'abord l'acoustique n'est pas mauvaise. Si l'architecture est très laide, quand on est dedans, cela paraît beaucoup moins. Et j'aime les équipes de Bastille, j'aime cette folie d'avoir à prendre une bicyclette pour aller de cour à jardin. J'ai adoré travailler dans cette maison. C'est physiquement très dur, voire épuisant, aussi je me prépare à une production pour Bastille comme on se prépare à faire la guerre. Le Théâtre des Champs-Élysées sera plutôt un rendez-vous amoureux. Cela n'augure, bien sûr, rien du spectacle.
Vous retrouverez sur cette production votre décorateur Pierre-André Weitz. Qu'avez-vous imaginé ?
Je ne souhaite pas transposer cette pièce dans le contemporain. Ce ne serait pas juste car elle possède une réalité historique. Le personnage de Blanche n'existe pas mais les seize autres religieuses ont existé. Ceci dit, je ne souhaite pas pour autant appuyer sur l'époque et avoir des révolutionnaires qui ont l'air de sortir des feuilletons télévisés des années soixante. Pierre-André et moi avions deux idées de base. La première était Ronchamp, car nous en sommes fanatiques et que cela correspondait assez bien à l'époque des Dialogues des carmélites et aux questions de la spiritualité adaptées à l'après-guerre. Notre autre idée était le vide, l'idée que le plus beau décor que nous pouvions faire pour les carmélites était qu'il n'y ait rien. C'est ainsi que nous avons imaginé une grande boîte noire, comme un théâtre. De cette boîte noire peuvent jaillir des espaces, avec une géométrie très épurée. Nous voulions que l'intériorité soit visible et que le lieu soit plutôt un lieu intérieur qu'un simple décor. À cette idée de base peut s'ajouter parfois une sorte de vide, presque rien, comme ce que nous avions fait pour Alceste à Garnier.
Quel sens voyez-vous à la racine de ce Dialogues des carmélites ?
Le geste bernanossien tient à la déflagration de la Seconde guerre mondiale. Il tient à ce qu'on a appelé dans l'après-guerre, la théologie de la mort de Dieu. Prenons la question du martyre, par exemple. Au début du XIXe siècle, pendant la période révolutionnaire, on pense que le martyre appartient à un autre millénaire. La question ne se pose pas davantage en 1900 et 1920, mais réapparaît en 1943, quand certains chrétiens meurent au nom du Christ dans les geôles nazies. Il y a eu alors à nouveau des martyrs chrétiens. Et je crois que c'est cela qui est à l'œuvre dans les Dialogues des carmélites, sans quoi cette histoire de carmélites serait une anecdote historique qui, de plus, semblerait réactionnaire en ce qu'elle paraît contre-révolutionnaire. Or ce n'est pas du tout le cas. Elle se déroule à un moment où le martyre a eu tout son sens, et à un moment où Dieu s'est particulièrement retiré du monde. Cette peur, qui est la peur de Blanche, c'est la peur du siècle. Ce que Blanche vit, c'est ce que pouvait vivre quelqu'un, dans la rue, en 1943 : cette idée que Dieu est mort. Le génie de Bernanos est d'avoir fait de la mort de Dieu un argument de sa présence. C'est ce que nous raconte Dialogues des carmélites sur le plan théologique en s'inscrivant dans cette idée d'un Dieu présent par son absence, et qui va changer la théologie, la foi et l'église. Être croyant, aujourd'hui, c'est affronter le silence de Dieu. Et dire que Bernanos a réussi à créer de l'émotion en traitant d'idées aussi abstraites !
Votre rôle de metteur en scène de Dialogues des carmélites est-il de transmettre ces idées ?
Bien sûr, en droite ligne avec ce qui sous-tend l'œuvre. Il faut que je parvienne à faire entendre à mes contemporains en quoi elle est contemporaine, et en quoi nous avons besoin de cette œuvre. Non parce que la musique est très belle et que l'histoire est touchante, mais un besoin provenant de notre intimité. Cela est vrai pour Verdi, comme ça l'est pour Poulenc…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 4 novembre 2013
À noter : La production d'Olivier Py et Pierre-André Weitz
de Dialogues des Carmélites sera donnée au Théâtre des Champs-Élysées
du 10 au 21 décembre. Tous renseignements ICI