Tutti-magazine : Votre nouvel album "Pictures of America" entretient un lien direct avec l'art pictural. De quelle nature est votre sensibilité à l'image ?
Natalie Dessay : Je possède une mémoire visuelle. Lorsque j'apprends une œuvre, je visualise en moi la musique et le texte comme s'ils défilaient devant mes yeux. Par ailleurs, je suis très sensible à la peinture et à l'art photographique. Je possède même une modeste collection de photos. Lorsque je trouve le temps, je tente de me rendre aux expositions à un moment où il n'y a pas trop de monde. J'aime tout particulièrement ce qui se rattache à l'art visuel
Vous est-il arrivé de vouloir participer à une production lyrique en raison de l'attrait visuel qu'elle exerçait sur vous ?
Cela m'est effectivement déjà arrivé. Je me souviens notamment d'une production de Giulio Cesare mise en scène par David McVicar créée à Glyndebourne. L'opéra de Haendel était traité à la façon d'une comédie musicale et, visuellement, décors, costumes et lumières étaient magnifiques. Cette attirance pour l'esthétique de la production a fait que j'ai souhaité y participer et c'est ainsi que je me suis retrouvée dans le rôle de Cléopâtre lors de la reprise sur la scène du Metropolitan Opera en 2013.
Dans le livret de "Pictures of America", vous expliquez que les tableaux d'Edward Hopper vous ont orientée vers des mélodies…
Les tableaux ont appelé les chansons. Parfois un simple détail a attiré mon attention, et c'est à partir de là que j'ai pu faire un lien avec une chanson. Par exemple, la toile Soir bleu présente un clown assis à une table parmi d'autres personnages devant un fond bleu. C'est précisément ce clown triste, soit un unique élément du groupe, qui m'a inspiré "Send in the Clowns", quand bien même le texte de Stephen Sondheim n'a aucun lien avec l'histoire d'un clown. Ces rapprochements entre les tableaux et les musiques qui leur sont associées tiennent davantage de correspondances poétiques. Dans le tableau Summer in the City, la femme assise au bord du lit avec, derrière elle, un homme allongé avec la tête dans l'oreiller, sans doute en train de dormir ou de faire la tête, m'a inspiré "I'm a Fool to want You". Ou encore la jeune fille assise seule, le soir, à la table d'un café du tableau Automat m'a orientée vers "I'm going back to Joe's" que j'ai souhaité coupler avec "In my Solitude" en raison de leur cellule mélodique commune. Pour le tableau Girlie Show, qui montre une fille nue parée d'une cape bleue faisant du burlesque, j'avais tout d'abord choisi "I Feel Pretty" de Bernstein, mais c'était sans doute trop évident et je me suis ensuite orientée sur "There's no Business like Show Business" qui me paraissait plus amusant et plus efficace aussi.
Pour la plupart des titres du disque, j'ai puisé dans ma mémoire auditive mais, pour quelques autres, lorsque j'aimais beaucoup un tableau sans parvenir à trouver de correspondance mélodique, les titres m'ont été soufflés par des personnes auxquelles j'ai présenté les toiles de Hopper.
De la sorte, vous êtes parvenue à un programme assez personnel…
Sans doute, mais ce projet, au départ, n'est pas le mien. Nous avons porté ce bébé à deux, et l'autre maman est Claire Gibault. Nous avons accueilli toutes les deux ce bébé bicéphale avec joie !
Tout a commencé par un projet pédagogique construit autour de dix tableaux d'Edward Hopper, de textes de Claude Esteban et de la musique de Graciane Finzi. Claire Gibault, qui dirige le Paris Mozart Orchestra, m'a proposé d'être la récitante de ce mélologue dans les collèges et lycées… Ensuite est venue l'idée de l'enregistrer et c'est à ce moment que Claire a eu l'idée d'ajouter l'Adagio de Samuel Barber, qui figure à la fin du disque… C'est alors que je lui ai proposé de choisir dix autres tableaux de Hopper susceptibles de m'inspirer des chansons que je pourrais puiser dans le répertoire que je connais de longue date et que j'aime particulièrement. De cette succession d'idées est né l'album sorti chez Sony Music le 2 décembre dernier.
Vous avez demandé à des musiciens d'arranger les onze chansons américaines que vous interprétez. Aviez-vous des envies de sonorités particulières ?
Je me suis effectivement adressée à cinq arrangeurs, parmi lesquels une musicienne, Julie Bernstein. Mon idée première était qu'ils se sentent libres de réinterpréter ces chansons selon leur propre sensibilité. J'ai ainsi laissé quartier libre à certains musiciens lorsque je n'avais pas d'idée particulière. Ceci étant, il était impératif de respecter une nomenclature de onze musiciens, à savoir : orchestre à cordes, basse et batterie, selon les besoins. Pour certains autres arrangements, j'ai fait part de mes souhaits. Par exemple, j'ai demandé à Cyrille Lehn de rendre possible mon désir de coupler "I keep going back to Joe's" de Jack Segal et "In my Solitude" de Duke Ellington. De même, pour "Detour ahead" de Lou Carter, j'ai demandé à Pierre Boussaguet d'écrire une musique un peu étrange, surprenante et qui tourne, presque en contradiction avec le texte. Pour "There's no Business like Show Business" d'Irving Berlin, je voulais éviter un arrangement éclatant, et j'ai demandé à Patrice Caratini de se rapprocher de la version de Harry Connick Jr., avec une pulsation très lente et un côté très murmuré à l'oreille de l'auditeur, comme une confidence. À Baptiste Trotignon, j'ai demandé de déconstruire un peu "I Feel pretty" car j'allais chanter cette chanson dans le registre grave, ni d'une façon opératique ni en voulant me rapprocher de la version de Bernstein. Je voulais quelque chose de neuf afin qu'on ignore à l'introduction ce qui allait suivre. Pour cette raison, cette intro ressemble davantage à "Summertime" qu'à West Side Story. Qui plus est, son arrangement est à cinq temps alors que la mélodie originale est écrite à trois temps.
Pour interpréter ces chansons américaines, vous expliquez que vous avez recherché une nouvelle voix.
Comment avez-vous progressé en ce sens ?
Trouver une voix différente est une démarche compliquée car cela va à l'encontre des réflexes acquis de longue date. En ce qui me concerne, j'ai l'habitude de chanter aigu, entièrement en voix de tête. Or, pour interpréter ces chansons, je devais trouver les notes les plus hautes précisément dans le grave et me réapproprier ce que j'appelle "ma vraie voix". Il me fallait aussi mixer davantage et chanter beaucoup plus en voix de poitrine qu'en voix de tête.
Dans cette recherche, j'ai été aidée notamment par Pierre Babolat que j'ai rencontré sur le Musical Passion au Théâtre du Châtelet, ainsi que par la chanteuse de jazz émérite Tierney Sutton. Elle était Directrice artistique du projet Pictures of America, et se trouve aussi être une amie. Je me suis également rendue à New York pour retrouver Andy Einhorn, qui avait dirigé Passion. Il m'a beaucoup coachée sur la langue anglaise, ainsi que musicalement.
Votre programme vocal fait la part belle aux textes. Venant de l'opéra, trouvez-vous ici une matière littéraire plus riche ?
Bien sûr ! À l'opéra, on recherche la beauté de la ligne de chant et la bonne projection du son bien plus que le texte et même que le rendu de l'histoire. Avec ces chansons américaines je me sens bien plus proche de la poésie, ce qui me relie au lied et à la mélodie. Du reste, la raison pour laquelle j'aime tant chanter ce répertoire est qu'il me permet de me sentir réellement maître d'œuvre. Aborder ainsi la chanson américaine m'a permis de m'approprier des chansons qui ont déjà été chantées par tout le monde par le simple fait que je suis une interprète différente. Les couleurs que je suis susceptible d'apporter font écho à la vie bien particulière qui est la mienne, à des aspirations tout aussi particulières, et à des goûts eux aussi particuliers. Parmi d'autres éléments, c'est ce chemin de vie qui aboutit aux différences notables entre une interprète et une autre.
"Send in the Clowns" de Steven Sondheim nous renvoie au personnage de Fosca que vous chantiez il y a quelques mois au Théâtre du Châtelet dans "Passion". Avec un peu de recul, que vous reste-t-il de cette expérience ?
Ni plus ni moins qu'un souvenir fabuleux. Après le premier pas que j'avais accompli avec Michel Legrand, Passion a matérialisé une seconde étape vers la musique américaine avec cette nouvelle vocalité plus grave qui correspond à la chanson. Cette progression m'a motivé à avancer encore dans cet axe. Par ailleurs, le rôle de Fosca m'a fait énormément progresser en anglais.
Les interprètes américaines parlent des compositions de Sondheim comme étant à la fois magnifiques et d'une immense difficulté…
Je souscris entièrement. Chanter Sondheim est aussi difficile qu'un opéra de Strauss. Il s'agit de trouver au départ la bonne intonation et, parfois, le rythme peut être assez ardu. Les mélodies de Sondheim se développent sur la durée comme de longues mélopées, et non de façon traditionnelle avec couplets et refrain. La mémorisation n'est pas non plus évidente. De plus, le style de Sondheim est très raffiné, avec une harmonie sophistiquée, et l'écriture surprend en allant là où on ne l'attend pas. Sondheim prend souvent l'oreille à contre-pied, et c'est justement ce qu'on aime chez lui.
Sur les clips de votre album, on vous voit enregistrer comme s'il s'agissait de musique de chambre…
C'est ainsi que j'envisage mon approche. Nous avons enregistré proches les uns des autres et, sur scène, nous jouons dans cette configuration. Me trouver en prise directe avec la musique est ce qui m'intéresse. C'est aussi ce qui me permet de proposer des choses différentes d'un soir à l'autre.
Sur le second disque de votre album, réservé à la version Deluxe, vous dites des textes que le poète Claude Esteban a écrits en partant de tableaux de Hopper. Pour vous, musicienne, la gestion du souffle pour la voix parlée est-elle comparable à la voix chantée ?
Absolument. Lorsque je joue au théâtre, je peux constater que ma voix est bien placée, que je sais respirer, que je peux la pousser sans problème et que je ne me fatigue pas. Pourtant, je ne l'utilise pas du tout dans le même registre que lorsque je chante. J'ai beaucoup travaillé le chant et, aujourd'hui, ce travail m'aide énormément pour dire un texte et parvenir à être aussi précise dans l'élocution.
Pour accompagner le tableau "Girl at Sewing Machine", vous dites un texte très rapide tout en le ponctuant de couleurs et de contrastes. L'auditeur a l'impression d'être à bout de souffle au bout de 2'20…
Je ne termine pas essoufflée mais j'interprète ce texte pour que l'auditeur puisse entendre et visualiser cette fille qui s'acharne sur cette machine à coudre qui va très vite. Je cherche à l'amener à ressentir la fatigue de ce personnage qui a passé sa journée à se confectionner - qui sait ? - une robe pour la soirée ! Mais ce poème n'est pas à proprement parler difficile. Il est davantage technique. Pour moi, la difficulté vient lorsqu'il s'agit d'apporter une vraie émotion au texte, quand je dois embarquer le spectateur ou l'auditeur dans une histoire sans l'ennuyer. Il est alors nécessaire de varier les timbres et les rythmes tout en restant dans la dynamique de la musique de Graciane Finzi qui sous-tend tous les poèmes. Je ne peux pas me permettre de dire le texte comme je l'interpréterais sans musique. Sauf lorsqu'il précède la musique, ce qui arrive parfois, cela se rapproche du Sprechgesang. L'ensemble est en outre très rythmique. Je dispose d'un certain temps pour dire une quantité de texte donné, ou bien je dois tomber exactement sur une note ou un accord. De fait, rester en phase avec la musique représente une contrainte qui aboutit à se rapprocher du chant. La liberté est certes plus grande que lorsque je chante, mais elle reste relative en raison de la musique au-dessus de laquelle je dis le texte.
Votre collaboration avec Michel Legrand a-t-elle été significative dans votre manière d'aborder ce nouvel album ?
Bien sûr, et vice-versa car, après Pictures of America, j'ai enregistré Between Yesterday and Tomorrow, un cycle inédit de quatorze chansons de Michel Legrand qui sortira l'année prochaine. Ce cycle raconte la vie d'une femme de la naissance à la mort en passant par toutes les étapes qu'elle traverse… De fait, ces deux expériences se sont nourries mutuellement, et chacune a aidé l'autre projet, ne serait-ce qu'en raison des textes en langue anglaise dans les deux cas. Ceci dit, je n'abandonne pas non plus le chant classique. Pour preuve, un programme consacré à Schubert que j'ai enregistré avec Philippe Cassard au piano et Thomas Savy à la clarinette. Ce disque sortira en mars prochain, toujours chez mon nouvel éditeur Sony Classical.
Vous exprimez-vous pleinement dans ces multiples axes ?
Quoi qu'il en soit, je fais toujours le même métier. Je me définis d'ailleurs comme une professionnelle de la voix tous azimuts ou à géométrie variable. Cela me représente bien, car je peux aussi bien chanter de la chanson que du lied ou de la mélodie, voire du répertoire opératique que je pratique toujours en concert même si je ne fais plus d'opéra. De la même façon, je peux jouer au théâtre, raconter des histoires pour les enfants, dire des textes pour les adultes ou faire du doublage pour les dessins animés. Toutes ces voies ont un point commun, quelle que soit l'expression : il s'agit toujours de raconter des histoires. J'aime cette idée de jouer le rôle du passeur, de prendre le spectateur par la main pour l'emmener en voyage. Et j'aime tout autant être l'interprète des mots et de la musique des autres.
Comment parvenez-vous à vous organiser pour mener de front tous ces projets ?
Eh bien, j'ai un peu de mal ! Je tente actuellement d'apprendre mes chansons par cœur pour les prochains concerts, tout en mémorisant quatre lieder de Schubert pour le 23 décembre à la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Parallèlement je tente de réviser des lieder de Brahms et les Strauss que je n'ai pas chantés depuis trois ans. Je suis en ce moment en promo pour le nouvel album et, le soir, une fois rentrée chez moi, je tente de me concentrer trois heures durant devant mes partitions dans l'espoir de les mémoriser. Je l'avoue, ce n'est pas simple.
Depuis fin novembre, vous êtes en tournée avec "Pictures of America". Que pouvez-vous nous dire de ce projet qui va passer par Le Mans, Paris et Biarritz ?
Le concept joue sur la simplicité, avec l'orchestre sur scène. Les tableaux de Hopper sont projetés d'une façon originale. Tout d'abord, la caméra s'attarde sur des détails de la toile, et le tableau dans son entier n'est révélé qu'à la fin. Le visuel suit le cheminement de la musique ou du texte. C'est le Directeur de la photographie Pierre Dupouey qui a imaginé la mise en lumière de ce concept.
Prenez-vous beaucoup de plaisir à interpréter ce spectacle ?
Oui, car j'aime infiniment les textes que je dis ainsi que la musique de Graciane Finzi et les chansons que j'ai choisies. Je crois pouvoir dire que, musicalement, le résultat est particulièrement réussi car les arrangements sont magnifiques. À propos de ce projet, je suis également heureuse de constater que tout a fonctionné aussi bien qu'on pouvait l'espérer sur le papier. Il reste encore trois dates pour aller à la rencontre du public, mais j'espère pouvoir développer ce projet l'année prochaine, parallèlement à la tournée Michel Legrand. C'est une organisation complexe, mais nous nous efforçons d'y parvenir.
D'autres projets à annoncer…
Au théâtre, je reprendrai Und, le monologue de Howard Barker, à Tours au mois de janvier, et un peu partout en France jusqu'au mois de juin 2017…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 7 décembre 2016
"Pictures of America" en tournée
Le Mans - Palais des congrès : 15 décembre 2016
Paris - Théâtre du Châtelet : 19 décembre 2016
Biarritz - Gare du Midi : 5 février 2017
Pour en savoir plus sur Natalie Dessay :
www.nataliedessay.fr
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L'album Pictures of America est disponible en édition Standard et en édition limitée Deluxe Collector.
L'édition Standard contient les 11 standards américains. L'édition Deluxe Collector, ajoute un second CD proposant les textes de Claude Esteban dits par Natalie Dessay sur la musique de Graciane Finzi ainsi que l'Adagio de Samuel Barber. La version 2CD contient en outre un livret de 36 pages couleurs avec les tableaux d'Edward Hopper correspondant aux titres chantés et aux textes lus.
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