Marcelo Amaral sera à l'Amphithéâtre Bastille le 24 mai à 20H pour un concert exceptionnel qui clôturera la saison Convergences programmée par Christophe Ghristi : l'intégralité du Spanisches Liederbuch de Wolf. Il accompagnera à cette occasion la soprano Birgid Steinberger et le baryton Roman Trekel dans ces lieder si peu programmés. Plus de renseignements ICI
Tutti-magazine : À quel moment avez-vous décidé de vous consacrer à l'accompagnement des chanteurs plutôt qu'à une carrière de pianiste concertiste ?
Marcelo Amaral : Je suis né au Brésil, et à l'âge 15 ans, je me trouvais déjà éloigné de la maison de mes parents afin de pouvoir étudier à Londrina. Confronté au cadre et à la réalité familiale, il me fallait devenir indépendant. Bien sûr, j'ai alors dû travailler afin de payer mes études et, plus prosaïquement, vivre au quotidien. J'ai alors commencé à accompagner le chœur de l'université de la ville et, en 1987, cette fonction a été officialisée grâce à une dérogation qui m'a permis d'être engagé à 17 ans sans attendre ma majorité. C'est sans doute à Londrina que s'est produit un de mes premiers vrais contacts avec la voix, et j'adorais déjà cela… À cette époque, une chose était certaine : je voulais m'exprimer par le piano. Comme tous les pianistes, je rêvais de pouvoir contrôler parfaitement ce difficile instrument et jouer de très belles pièces. Mais plus je jouais et progressais, plus l'idée de dialoguer et communiquer avec d'autres musiciens semblait s'imposer.
Vous êtes alors parti aux États-Unis…
Tout d'abord, à 19 ans, j'ai quitté Londrina pour poursuivre mes études à São Paulo. Lorsque je suis parti pour les États-Unis en 1993, je n'avais aucune assurance d'y rester et encore moins d'être admis dans une école de musique. Mais j'ai pu être hébergé en Floride par des membres éloignés de ma famille et préparer ainsi les examens d'entrée dans les écoles de la région. En 1994 j'ai été admis à la Florida Atlantic University où je suis resté un an car, dès l'année suivante, j'étais accepté à l'Université d'Indiana.
Ces études m'ont poussé à remettre en question bien des acquis, mais c'est aussi aux États-Unis que j'ai eu l'opportunité d'accompagner de plus en plus de chanteurs. Je trouvais l'accompagnement naturel, et la relation entre le texte et la musique me passionnait. J'étais alors encore très naïf et peu conscient de ce que signifie accompagner un chanteur, et je ne pratiquais pas suffisamment de langues pour pouvoir m'immerger totalement dans ce genre d'expression musicale. Mais une direction se dessinait pour moi de façon de plus en plus nette, et elle aboutissait au profil de plus en plus marqué de pianiste accompagnateur.
Une rencontre décisive vous a-t-elle confirmé dans cette direction ?
J'ai déménagé à Cleveland en 1999 pour étudier à l'Institute of Music où j'ai reçu mon master. Un jour, une très grande artiste est venue faire une masterclass, Elly Ameling. C'est elle qui m'a encouragé à accompagner les chanteurs. Après m'avoir entendu une première fois, me prenant à part, elle m'a dit : "Vous avez un don spécial pour cela, et les chanteurs manquent de bons pianistes…". J'étais à la fois honoré et ému… À partir de cette rencontre, je n'ai cessé d'approfondir l'accompagnement. J'ai déménagé en Allemagne en 2004, plus précisément à Augsburg, et j'ai travaillé le lied avec Helmut Deutsch à Munich. La voie était définitivement tracée. Je crois d'ailleurs que mes dix dernières années ont été exclusivement consacrées à la mélodie et au lied.
Juliane Banse, Janina Baechle, Melanie Diener, Olaf Bär… Vous travaillez avec de nombreux chanteurs. Selon vous que faut-il partager pour qu'une association musicale et humaine soit réussie ?
Vous venez de citer des artistes parmi les plus célèbres avec lesquels j'ai eu la grande chance de pouvoir travailler, mais je n'ai pas l'insigne privilège de les accompagner aussi régulièrement que je le souhaiterais car ils sont investis dans une quantité de projets différents. Ma chance est d'avoir rencontré d'excellents chanteurs à un moment où j'étais totalement disponible à ce qu'ils pouvaient m'apprendre…
Je crois par ailleurs que la richesse d'une personne est liée à sa générosité et à la façon dont elle partage avec les autres. Cette disposition est liée au passé, à l'éducation et, pour un artiste, au fait de ne pas oublier qu'il est aussi un être humain. Et ceci nous amène directement à l'exigence du récital qui demande aux musiciens de se mettre à l'entière disposition d'un objectif commun. Deux talents doivent se conjuguer, mais aussi deux individualités. Pour ce faire, ce que je suis, moi et mon ego, doivent être écartés pour que deux talents puissent se rassembler et tentent de capter le message qui se tient au cœur de la musique et la poésie qui s'en dégage. Or certaines qualités humaines sont indissociables de cette démarche. Après un récital, j'ai parfois cette sensation d'avoir peut-être construit quelque chose de spécial et de magique. Mais je sais que cela est impossible si un musicien se considère comme la pièce maîtresse du jeu et non comme un élément du puzzle. La chose essentielle est d'avoir la conscience d'être deux et de se mettre ensemble à la disposition de la musique, du poète et du compositeur. Avoir une bonne formation musicale est naturellement incontournable, mais aborder le récital demande à se préparer à la rencontre d'une forme de challenge. En effet, si le musicien doit travailler sans cesse pour parvenir au meilleur de ce qu'il peut donner, ce ne sera pas une fin en soi mais simplement une manière de se rendre prêt à ce que la musique puisse passer et même briller à travers lui. Tout cela demande de s'observer et d'être vigilant quant à notre comportement. Il y a du reste comme un paradoxe à consacrer toute notre vie à travailler sur nous-mêmes et, au moment de jouer de la musique, devoir nous oublier. Bien entendu, personne ne peut prétendre à systématiquement réussir alors que nous pouvons être happés par notre propre insécurité et nos problèmes. Mais une chose est certaine, lorsque l'on se trouve devant des artistes dont la présence se place totalement au service de la musique, il y a derrière ce que nous recevons d'indéniables qualités humaines.
Vous jouez également de la musique de chambre. Votre approche diffère-t-elle de l'accompagnement de chanteurs ?
L'approche est similaire sur certains points mais également très différente sur d'autres. Tout d'abord, dans la musique de chambre, le piano se voit généralement confier une partie à la difficulté technique supérieure à ce que demande l'accompagnement d'une mélodie. Accompagner des cordes demande, par exemple, à être attentif aux mouvements d'inclinaison des instrumentistes. Mais, plus que tout, lorsque je joue en formation chambriste je pense me sentir davantage relié à la structure de la musique, à son architecture. Accompagner un chanteur demande de prendre une décision très importante : quel sera, de la musique ou du texte, l'élément prédominant ? Ce choix modifiera totalement l'approche quitte à - oserais-je le dire ? - privilégier le texte. Jouer de la musique instrumentale fait appel à une imagination assez proche de celle qu'un texte peut susciter. Cependant, le verbe guide l'interprète dans une certaine direction…
Respirer avec un chanteur est également très différent de la musique de chambre où tout est généralement préparé, ce qui laisse peu de place à des changements, sauf en cas de problème durant le concert. À l'inverse, un chanteur ne peut proposer une telle invariabilité dans la mesure où son instrument est en lui. Le récital est donc, à mon avis, moins figé que la musique de chambre. De même, le tempo en musique de chambre est assez fixe, alors que le chant demande de tenir compte du répertoire et de la langue dans laquelle s'exprime le chanteur, tant ils sont directement liés au tempo. Comprendre comment une langue fonctionne, même si je ne la parle pas parfaitement, m'est indispensable pour trouver le rythme. Accompagner un chanteur, c'est aussi tenir compte d'une voix, d'une personne derrière la voix et de sa propre respiration.
Ceci étant, si j'aime beaucoup la musique de chambre, mon cœur bat essentiellement pour la mélodie. Je pense que c'est dans ce domaine que je suis le meilleur.
Dans le lied et la mélodie, les diverses émotions se succèdent rapidement. Comment gérez-vous ces transitions pour parvenir à un équilibre entre la voix et le piano ?
Je pense que l'immersion la plus totale dans le texte m'aide à gérer les changements de climats. Bien sûr, il est indispensable de préparer le mieux possible en amont tout ce qui a trait à la musique. Ce contrôle me permet de m'exposer parfois à un certain risque, à un certain danger propre à l'accompagnement des chanteurs. Avec eux, la musique n'est pas planifiée, ce qui ne veut absolument pas dire que rien n'est envisagé pendant la phase de préparation. Bien au contraire. Le changement d'atmosphère est en outre très lié aux couleurs de la musique et une partie du travail consiste justement à les chercher et les façonner en répétition avec l'espoir de les retrouver au moment du concert. Observer la manière dont le chanteur colore les mots à l'aide des voyelles et des consonnes me passionne et m'aide aussi dans mon approche. L'expérience de l'accompagnement de mélodies dans différentes langues m'a permis d'acquérir des notions sur ce qui permet de les rendre expressives. Cette expérience rentre en ligne de compte dans mon travail personnel et l'inspire. Mais, pour revenir à l'attention que je porte au texte, j'ai également compris qu'il me permettait de réagir très rapidement et de m'adapter aux transitions. L'équilibre musical visé dans un récital demande également au pianiste d'être totalement ouvert. C'est de cette façon que la réaction à ce qui se produit devient possible. Mais il est important de permettre à ces petits événements de prendre place dans l'interprétation. Les mélodies sont en quelque sorte des miniatures au sein desquelles les choses changent rapidement et intensément, ce qui renvoie indubitablement à des choix à faire.
Dans le dernier film de Bruno Monsaingeon consacré à Dietrich Fischer-Dieskau, Paroles ultimes, le baryton explique qu'il ne s'est jamais préparé à l'opéra autrement que pour le lied car la musique est très souvent semblable. Qu'en pensez-vous ?
Je pense que ce qu'a exprimé Dietrich Fischer-Dieskau est parfaitement sincère et je peux totalement comprendre ce qu'il a voulu exprimer par là. Fischer-Dieskau était un fantastique musicien dans tous les sens du terme et il s'appliquait avec passion à trouver un moyen de communiquer par les mots. Il veillait pour ce faire à l'extrême qualité de la prononciation tout en préservant le naturel… Lorsqu'un chanteur interprète une mélodie, il doit la projeter comme dans un opéra mais de façon plus intimiste. Le récital permet aussi de se rapprocher du naturel du langage parlé, ce que n'autorise pas nécessairement l'opéra et son orchestre imposant avec lequel le chanteur doit composer. Sa marge d'expression des mots s'en trouve nécessairement réduite. Sans doute Fischer-Dieskau pensait-il qu'une aria n'est pas autre chose qu'une mélodie ou un lied à une autre échelle.
Selon vous, quelle place peut occuper la théâtralité dans un récital ?
Lorsqu'un chanteur prépare un rôle d'opéra, il doit se concentrer sur sa place dans l'œuvre et le personnage qu'il doit incarner. Je pense que cela s'applique de la même façon aux mélodies car, d'une certaine façon, un personnage est présent dans chaque mélodie. Ce personnage peut parler, raconter une histoire ou exprimer des émotions comme le ferait un rôle d'opéra. Cela sous-entend qu'à l'échelle du récital, l'interprète doit posséder le même talent expressif que celui demandé par un rôle plus important sur une scène lyrique. On observe d'ailleurs des différences entre les chanteurs en fonction de leur origine. Certains trouveront, par exemple, que les Américains sont plus extravertis car ils éprouvent le besoin de compenser par des gestes le fait de chanter dans une langue que, peut-être, le public ne comprend pas. Cela peut être vrai aussi pour d'autres publics…
Je me souviens en particulier d'un concert à Paris, entièrement en italien et en allemand, au cours duquel j'ai senti que le public comprenait réellement tout ce qui était exprimé. Pourtant, l'interprétation restait très naturelle, très immédiate, comme si le chanteur avait réussi à incarner le personnage et n'avait pas besoin de le jouer. Je ne puis dire dans quelle proportion le jeu théâtral doit intervenir mais il est essentiel que le chanteur, quelle que soit sa façon de s'exprimer pour véhiculer la mélodie, le fasse avec le plus de naturel possible. Si certains interprètes ont besoin de faire plus de gestes ou d'une plus grande liberté physique, il faut que cela soit discuté entre nous et que la démarche s'inscrive toujours dans le sens de servir la musique et le texte. N'oublions pas que certains merveilleux chanteurs que nous admirons tous n'ont recours à aucun geste. Ils se tiennent là, profondément ancrés dans un état de concentration…
L'interaction entre le pianiste et le chanteur obéit-elle à une sorte de convention théâtrale ?
Pour ma part, je n'ai jamais senti le besoin de jouer un comportement. Un récital est une expérience qui consiste à installer le climat, l'atmosphère et l'énergie que la musique me demande. Bien sûr, la chose est différente si je participe à un projet ou une pièce dont la dimension théâtrale est prédominante et que je doive alors jouer d'une certaine façon. Il m'est déjà arrivé de participer sur scène à une pièce dans laquelle je jouais du piano et de devoir me livrer aussi à quelques petites interventions jouées. Mais le récital est généralement pour moi le lieu de l'expression naturelle de ce que je ressens pour une mélodie à ce moment précis.
Comment réagissez-vous si le chanteur perd le fil, oublie le texte ?
Cela arrive, effectivement, mais j'ai la chance de travailler avec des chanteurs incroyablement talentueux qui, même s'ils perdent le fil, parviennent à le dissimuler ou à faire diversion. L'essentiel est que le pianiste et le chanteur soient parfaitement accordés, ce qui permet à des situations quasi magiques de prendre place. Récemment, pendant un récital, une chanteuse que j'accompagnais a sauté un passage et, en l'affaire d'une seconde, je l'ai récupérée là où elle se trouvait. J'ai su ensuite que les musiciens qui étaient venus nous entendre étaient enchantés par cette réaction. Mais ils savent eux-mêmes que lorsqu'on travaille une pièce que l'on connaît très bien avec un chanteur, il suffit de réagir avec rapidité. Si un chanteur oublie le texte, il faut parfois faire office de souffleur et le pianiste essaye de le faire avec la plus grande discrétion possible. Mais je confesse que je n'ai pas eu souvent à me lancer dans de tels sauvetages, et j'en suis d'autant plus heureux. Quoi qu'il en soit, ces moments sont ceux où il apparaît de façon plus évidente que les interprètes ne sont pas des machines !
Vous êtes sur le point de travailler avec le ténor Jean-François Borras en vue d'un récital qui sera donné le 26 novembre 2013 à l'Amphithéâtre Bastille dans le cadre de la programmation Convergences. Ce sera son premier récital consacré à la mélodie. Comment pensez-vous le préparer à ce genre d'expression ?
Pour le moment, je n'ai eu que très peu de contacts avec Jean-François Borras, mais je sais d'ores et déjà que je suis face à quelqu'un de très naturel. Par ailleurs, je ne pense pas être dans la position de devoir le familiariser avec le récital mais plutôt de faire un voyage ensemble. Je suis enchanté d'avoir une telle opportunité car c'est un formidable chanteur et je suis très impatient de voir comment il ressent le fait de chanter des mélodies et comment, dans un premier temps, il les aborde naturellement. Nous avons chacun des expériences différentes et ce qu'il a à dire sera très important. Ce premier récital se doit de lui ressembler et je pense que le programme construit autour de Hahn, Liszt et Biondina de Gounod est idéal pour lui. Ce répertoire demande une qualité de chant qui convient bien à un chanteur d'opéra qui pratique son art de façon non-surfaite. Le cycle Biondina est en italien et se rapproche en de multiples points de Tosti ou Verdi. Gounod a développé ici une véritable italianité. Je crois savoir que Jean-François est précisément en accord ce style. Quant au cycle de Reynaldo Hahn Venezia, il est aussi rattaché à Biondina sous un certain angle. Je m'attends donc plus à un engagement conjoint dans cette préparation de récital qu'à jouer un rôle d'initiateur, et j'espère que Jean-François sera aussi heureux de s'exprimer par la mélodie qu'il peut l'être en chantant l'opéra.
En 2005, vous commencez une collaboration étroite avec la soprano Carolina Ullrich. Depuis, vous avez fait ensemble de nombreux récitals et enregistré un disque. Comment cette collaboration a-t-elle évolué au fil des années ?
Une telle rencontre est une magnifique expérience. Je sais qu'il est aujourd'hui difficile d'être uniquement rattaché à un duo et, nous pianistes, sommes dépendants des chanteurs. Il existe bien sûr des duos très soudés comme celui du baryton Christian Gerhaher et son accompagnateur Gerold Huber, mais ces collaborations sur le long terme se font de plus en plus rares. Une des raisons tient sans doute au fait que les artistes sont amenés à faire de plus en plus de choses différentes avec des gens différents. Il arrive aussi qu'une longue collaboration aboutisse à un besoin de renouveler son inspiration et sa façon de s'investir. Mais Carolina et moi avons suivi une évolution à la fois merveilleuse et continue. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Vienne, nos origines sud-américaines communes nous ont permis d'établir un contact naturel immédiat. Carolina était une de mes élèves à l'école de musique. J'étais alors assistant de son professeur de chant. À partir de ce stade, notre évolution conjointe s'est opérée de façon impressionnante, non seulement sur le plan de l'amitié que nous nous portons, mais aussi en tant que musiciens, dans la manière dont nous nous comprenons et dont nous grandissons musicalement l'un avec l'autre. Lorsque notre collaboration a débuté, j'étais un peu plus avancé que Carolina, mais je nous considère maintenant comme parfaitement égaux en tous points. Carolina est une musicienne incroyable et une formidable récitaliste que je situe parmi les meilleures. Je suis comblé de constater que nous possédons les mêmes instincts musicaux : nous sommes tous deux des musiciens très spontanés, nous travaillons ensemble facilement, nous ressentons la musique d'une façon très semblable, nos goûts musicaux se rejoignent en bien des points… Je crois que la fascination qu'exerce sur moi le répertoire, mon attirance pour les compositeurs moins connus et l'affection que je porte à la mélodie française font que Carolina m'accorde une grande confiance pour composer nos programmes et lui suggérer de nouvelles pièces. Dans notre belle relation, elle est en quelque sorte la victime de ma folie lorsque je l'immerge dans des partitions particulièrement exigeantes et tente de l'intéresser à ce que j'aime ! Ma relation avec Carolina est en quelque sorte la plus belle histoire d'amour que l'on puisse imaginer sans en être une véritablement. C'est une merveilleuse collaboration qui, je l'espère se poursuivra longtemps, même si je sais que la Vie joue sa propre partition…
Nous travaillons occasionnellement avec d'autres musiciens mais, quand nous nous retrouvons, c'est comme rentrer à la maison. Nous avons traversé ensemble de très nombreux moments importants au cours de nos carrières musicales et nous avons franchi une étape nouvelle cette année en faisant nos débuts aux Schubertiades de Schwarzenberg. L'appui que je peux proposer à Carolina dans les moments difficiles, comme son soutien précieux dans mes périodes de difficultés professionnelles a soudé notre confiance. Je m'estime en outre privilégié de participer à l'expression d'un pareil talent… De nombreuses belles opportunités nous attendent. Nous préparons ainsi un programme très stimulant pour la prochaine saison des Convergences à l'Amphithéâtre Bastille. Ce sera le 2 octobre 2014 pour un programme de mélodies de Fauré, Granados, Guridi et Obradors.
Le programme de votre premier disque commun intitulé Emocion propose de la musique espagnole, française, allemande et brésilienne. Le rapport entre piano et voix varie-t-il beaucoup selon les compositeurs et leur origine ?
Dans un programme comme celui de notre premier disque, le parti pris réside dans la multiplicité des répertoires et la densité des différentes écritures. Mais nous sommes tous les deux particulièrement familiers avec la musique que nous avons rassemblée ici. Ce programme est d'ailleurs assez audacieux dans la mesure où il n'est pas consacré à un seul compositeur mais à des pièces variées que nous avons voulu réunir. Ceci étant, Obradors, Hahn, Braga* et Richard Strauss partagent certains aspects de leur culture et de leur langage musical. Dans la préparation de l'enregistrement, nous nous sommes sentis très proches de Reynaldo Hahn. En outre, Carolina, en raison de mes origines, voulait être capable de chanter de la musique brésilienne en portugais. Je confesse que j'aime les mélodies de Francisco Braga car je les trouve très bien écrites, mais aussi très ancrées dans le folklore brésilien. Braga était un compositeur particulièrement sophistiqué qui a étudié en France et passé plusieurs années à Paris. On retrouve dans ses parties de piano un art consommé de l'harmonie et une vraie qualité d'écriture qui en font des pièces exigeantes à jouer. De fait, l'écriture de Braga contient certains éléments typiquement français. La cohabitation avec Hahn sur le disque devenait somme toute logique.
La teneur de ce programme est assez romantique mais, pour Carolina et moi, il nous permet d'exprimer différentes émotions dont un certain caractère apporté par les mélodies espagnoles d'Obradors. Mais ces pièces conservent le raffinement que nous avons voulu apporter de façon constante au programme. Notre sélection de Richard Strauss constitue un univers à part, mais il était très important pour nous d'enregistrer également en allemand, car, avec l'espagnol, c'est la langue maternelle de Carolina. Les lieder de Strauss conviennent très bien à sa façon de chanter… Pour ce disque, notre but était finalement d'exprimer notre identité et en aucun cas d'essayer de démontrer que nous pouvions faire mieux que d'autres dans ces pièces. C'est notre rapport à cette musique qui a guidé notre choix. De plus, ce qui incite à enregistrer un disque est vraiment spécifique à chaque artiste. Cet enregistrement a constitué un vrai challenge pour nous mais, quand je me retourne sur cette expérience et sur les difficultés que nous avons dû traverser, je suis heureux que nous ayons eu l'opportunité de le mener à bien. J'espère que nous aurons l'occasion d'enregistrer à nouveau dans le futur, parallèlement à notre évolution et lorsque l'idée se précisera que nous avons quelque chose à dire…
* Voir vidéo à la fin de cet article : Carolina Ullrich et Marcelo Amaral interprètent "Capim di Pranta" de Francisco Ernani Braga, extrait du CD "Emoción" édité par le label Genuin Classics.
Entre autres activités, vous enseignez à la Nuremberg Musikhochschule. Quelle vision avez-vous des jeunes interprètes que vous formez ?
Tout d'abord, je trouve particulièrement intéressant de travailler avec la jeune génération car elle grandit dans un monde très différent. Elle peut avoir accès à tout avec un ordinateur et une connexion. Or l'instantanéité d'un message envoyé et de la réception d'une réponse n'a rien à voir ni avec la musique ni avec la démarche qui permet de l'apprendre et de se préparer à la jouer. L'apprentissage de la musique demande du temps, une solide discipline et beaucoup de patience. Autant dire que cela représente un vrai challenge pour cette nouvelle génération qui ne s'accorde pas le temps de rester là où elle devrait être, et par conséquence ne lui permet pas non plus de comprendre le genre de discipline indissociable de la musique. La musique classique a été écrite à des époques où la notion du temps était différente et l'apprentissage demande d'accepter d'avancer autrement. Il est également très difficile à cette génération de comprendre le lien que la musique entretient avec l'Art en général et de développer un intérêt pour la peinture, la poésie ou tout simplement les relations que la musique entretient entre ses différentes expressions : orchestre, musique de chambre, expression soliste ou vocale… Tous ces jeunes sont spécialisés. Pour autant, il faut reconnaître qu'un danger réside autant dans l'éparpillement car personne ne peut prétendre s'intéresser à tout et tout faire très bien, tandis qu'à l'inverse, la spécialisation exclut d'autres expériences pourtant nécessaires à la réussite de ce que, précisément, on entreprend. Si je résume en quoi consiste la mission qui est la mienne, il s'agit d'essayer d'inspirer les jeunes musiciens afin de leur permettre de s'ouvrir à un autre mode de fonctionnement que celui que leur impose l'époque dans laquelle ils vivent. Tout est devenu si rapide ! Nous voyageons trop, nous n'avons jamais assez de temps et voulons profiter de toutes les opportunités qui se présentent… Tout cela est assez dangereux pour la musique. Il ne faut pas oublier que les artistes et les musiciens que nous admirons le plus étaient des gens totalement impliqués dans leur travail, parfois même de façon exclusive. Comment un génie comme Fischer-Dieskau serait-il parvenu à chanter un répertoire aussi large sans un mode de vie particulier ? Il y avait en outre derrière ce type de talent une énorme culture et une non moins importante discipline. De même, le temps n'était pas compté lorsqu'il s'agissait de réfléchir à ce qu'il convenait de faire. Aujourd'hui, les jeunes musiciens sont confrontés à la nécessité de se ménager le temps nécessaire à acquérir une connaissance et à développer un véritable intérêt pour ce qu'ils font. Avec Internet, il est tellement tentant de se contenter du résumé du livre que l'on était censé lire ! Si j'indique à des élèves qu'un lied est inspiré par une peinture, combien parmi eux vont-ils se rendre au musée pour la voir ? Combien se contenteront d'un zoom sur une image de Google ? L'expérience qui consiste à se trouver devant une œuvre d'art ou à lire un livre dans son intégralité est pourtant tellement importante pour le développement d'un artiste !
Le 24 mai 2014, vous reviendrez à l'Amphithéâtre Bastille avec la soprano Birgid Steinberger et le baryton Roman Trekel pour le Spaniches Liederbuch de Wolf. Que diriez-vous au public pour présenter ce récital ?
Le public est convié à un merveilleux voyage, un voyage aussi surprenant que stimulant. Le Livre de chants espagnols compte parmi les plus belles pages de Wolf que j'ai eu l'occasion de jouer ou d'entendre. Je pense en particulier à ces Chants sacrés. Ce n'est sans doute pas une musique écrite pour charmer le public car ce cycle demande à être ouvert à cette expérience musicale. Il faut se laisser aller dans cet univers musical beaucoup influencé par la musique de Wagner et qui représente le Wolf avant-gardiste par rapport à sa propre musique. Ce n'est pas non plus un récital à programme comme son Livre de chants italiens qui permet de raconter une histoire…
Pour cette soirée à l'Amphithéâtre Bastille, nous avons trouvé une programmation idéale des lieder en ménageant deux pauses qui sépareront les Chants profanes des Chants sacrés, lesquels seront interprétés au centre du programme. Les Chants profanes ont été écrits sur des textes originaux espagnols qui ont été superbement traduits par Emanuel Geibel et Paul Heyse, et décrivent différentes modalités d'expression du sentiment amoureux. Une jeune fille se plaint de ses divers échecs sentimentaux et de ses frustrations, tandis que le garçon est fou d'elle ou fâché contre elle et se retrouve tout autant frustré face à son expérience de l'amour… Les Chants sacrés sont, eux, basés sur des textes parlant de Marie, Jésus et de Saint-Joseph. Ils dispensent des atmosphères très différentes, et bien sûr religieuses.
Cette musique de Wolf ne cesse de me stupéfier. Elle représente l'œuvre la plus gratifiante mais aussi la plus difficile dans laquelle je me suis investi jusqu'alors. Apprendre ce cycle de lieder quasiment jamais joué en concert dans son intégralité a été un véritable pari pour moi. Je crois que les personnes qui viendront entendre cette musique à l'Amphithéâtre Bastille auront une véritable chance tant il est rare de pouvoir apprécier cette œuvre si rarement programmée. De plus l'Amphithéâtre offre une acoustique idéale pour cette musique. Il n'y pas tant de beaux lieux ouverts de cette façon au récital qui offrent aux spectateurs une véritable atmosphère. De plus, mon expérience du public des Convergences me permet de dire que jouer dans cette salle, c'est communiquer avec des spectateurs très raffinés et férus d'un répertoire inhabituel. Je n'oublierai jamais ce contact très spécial avec ce public lorsque, Carolina et moi, avons fait nos débuts à l'Amphithéâtre Bastille. Il y a ici, l'acoustique, l'atmosphère et un public. Cela fait une grande différence…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 25 octobre 2013