Tutti-magazine : Le 9 octobre, il y a une semaine, vous faisiez vos débuts à l'Opéra de Paris, sur la scène du Palais Garnier, dans Platée. Quelles sensations gardez-vous de cette soirée ?
Julie Fuchs : Le jour même de cette première représentation je ressentais une grande excitation mêlée d'un peu d'appréhension. Je me souviens avoir eu une conscience aiguë de la dose de concentration dont j'avais besoin, et cela associé à beaucoup de joie. Je me suis sentie aussi un peu privilégiée de pouvoir faire mes débuts à l'Opéra de Paris dans une production magnifique, qui fonctionne parfaitement, et dans un rôle qui me permet de m'exprimer pleinement à la fois musicalement et sur le plan théâtral.
Dans Platée, vous jouez les rôles de Thalie et de La Folie. Cette œuvre, que vous chantez pour la première fois, était-elle idéale pour ces débuts sur la scène du Palais Garnier ?
Je ne pense pas qu'il y ait un seul rôle idéal pour des débuts, mais La Folie fait partie des rôles qui s'y prêtent bien même si je n'avais pas pensé particulièrement à chanter ce personnage. J'avais toutefois déjà interprété l'air de La Folie en concert.
Le metteur en scène Laurent Pelly fait de La Folie un personnage haut en couleur et extrêmement dynamique. Votre gestion de l'énergie est-elle particulière dans cette production ?
Effectivement, en abordant ce rôle avec Laurent Pelly, j'ai dû travailler des choses qui étaient nouvelles pour moi, notamment le côté autoritaire voire méchant qu'il voulait que j'apporte à mon personnage. Cette approche nouvelle me demandait d'aller chercher dans des zones inexplorées et a nécessité beaucoup d'énergie. De même, exprimer la succession très rapide d'instants gais et tristes demande aussi pas mal d'énergie. Je m'en suis rendu compte car cette alternance d'états successifs à traduire intervient juste avant la scène importante et je me suis retrouvée essoufflée. Petit à petit, je parviens à apprivoiser l'utilisation de ces nouvelles sensations.
Dans ce rôle, votre visage prend tour à tour des expressions très théâtrales. Les avez-vous travaillées devant un miroir ?
Pas du tout, si ce n'est la première fois que j'ai porté le maquillage de La Folie et la perruque. Là, j'ai pris dix minutes pour me regarder dans la glace. D'abord, il me fallait digérer ce nouveau visage et comprendre aussi que c'était bien moi et non Mireille Delunsch ou Annick Massis qui avaient chanté le rôle avant moi. Puis, j'ai passé un petit moment à explorer les possibilités expressives que m'offrait ce maquillage incroyable. Après quoi je n'ai plus utilisé de miroir. Sachant ce que je portais sur le visage, un peu comme avec un masque de la Commedia dell'Arte, j'ai pu avancer dans un sens bien plus personnel.
Vous parlez de chanteuses qui vous ont précédée dans cette production. Avez-vous l'habitude de vous situer par rapport à vos aînées ?
Cela me semble normal. Du reste, c'est un sujet que nous abordons souvent entre chanteurs. J'avais vu le DVD de Platée il y a une dizaine d'années et lorsque j'ai regardé à nouveau les scènes de mon personnage pour préparer ce rôle, je me suis bien gardée de ne pas trop les visionner. L'interprétation de Mireille Delunsch est tellement forte, tellement aboutie… Ceci dit, l'appropriation d'un personnage vient d'elle-même avec le plaisir d'être sur scène. Sur un plateau, on est soi et, finalement, même si on exécute les mêmes gestes qu'un autre interprète, on ne fait pas les mêmes choses.
Dans un rôle comme celui de La Folie, qui semble si écrit, quelle marge de liberté avez-vous trouvé ?
J'avoue qu'au départ, je pensais avoir une forme de liberté différente. Par exemple, au niveau des ornements vocaux. Je peux certes utiliser certains ornements personnels mais, comme tout le jeu de scène est réglé sur le chant, il m'a été difficile de proposer beaucoup d'autres options. En revanche, je suis consciente du fait que, par la personnalité et l'énergie qui me sont propres, mon approche est différente de ce que peut exprimer une autre artiste, même si je ne pense pas moi-même à agir différemment. Et tant mieux si les choses fonctionnent ainsi !
Quelle est l'ambiance sur le plateau de l'Opéra Garnier ?
Je crois que cette production est assez particulière car l'osmose se ressent beaucoup. Il y a vraiment un esprit d'équipe qui vient du fait que nous nous connaissons tous. Nous sommes à peu près de la même génération, et nous avons déjà eu l'occasion de nous côtoyer. Par exemple, nous sommes trois chanteurs à avoir été révélations de l'ADAMI la même année, il y a 6 ans. Nous sommes très contents de nous retrouver pour cette mise en scène de Platée qui nous a déjà tous déjà marqués.
La Folie porte une robe très originale faite de partitions. Comment vous sentez-vous dans ce costume dessiné par Laurent Pelly ?
Cette robe est lourde mais incroyable. Avec l'expérience des représentations je la serre un peu moins et ça va mieux ! C'était aussi un moment fort que de me voir dans ce costume la première fois, et je me suis sentie très émue. Cette robe est l'emblème du personnage de La Folie, non seulement pour moi mais pour beaucoup de monde. C'est un costume mythique qui figure dans les livres consacrés aux costumes d'opéras. De plus, contrairement à d'autres costumes de Platée, celui de La Folie n'a pas été refait. Je porte donc celui de la création et c'est un sacré sentiment de se retrouver dans cette robe. Lorsque je l'ai passée, j'ai tout d'abord été impressionnée et, très vite, je me suis sentie simplement émue. Puis je me suis dit : "Voilà, c'est mon tour !".
Dans un petit reportage présenté à la télé le 14 juillet dernier à l'occasion du Concert de Paris auquel vous participiez, on vous voit essayer des robes et on vous qualifie de "Soprano fantasque". Est-ce ainsi que vous vous percevez ?
Tout dépend de ce qu'on entend par "fantasque". Dans un sens, ce qualificatif est peut-être juste car je ne corresponds pas forcément à l'idée qu'on se fait d'une soprano. Je n'ai d'ailleurs pas du tout de problème par rapport à cela. En revanche, j'ai traversé une courte période d'interrogation où je me demandais si je serais suivie dans mes choix. Cette question s'est par exemple posée pour le programme de mon premier CD chez Deutsche Grammophon Tout ce que j'ai enregistré correspondant à ce que je souhaitais, je me suis demandée si c'était vraiment une bonne idée. Puis j'ai compris que l'important n'était pas là. Dès lors qu'on s'applique à bien faire les choses, l'essentiel réside précisément dans l'envie, le plaisir et le bonheur de faire.
Un peu comme cette Folie qui navigue en permanence entre deux extrêmes, votre carrière paraît osciller entre la gravité et le sourire : un premier CD chez Aparté consacré à Mahler et Debussy et un second chez Deutsche Grammophon, Yes !, léger, tendre et sensuel ; La Mélodie du bonheur au Châtelet et La Clémence de Titus au Théâtre des Champs-Élysées, Ciboulette à l'Opéra Comique et bientôt Lucia di Lammermoor à Avignon… Trouvez-vous votre équilibre entre les extrêmes ?
Je dirais que "oui" car je me sens à l'aise dans cette alternance. Peut-être que me situer dans les extrêmes est aussi une manière d'échapper à un jugement classique qu'au fond je redoute. C'est aussi l'expression de qui je suis, de ma curiosité et de ma boulimie en matière de découvertes. En outre, les extrêmes se rejoignent pour former, par exemple, les beaux personnages légers qui sont d'autant plus riches qu'ils portent en eux une fêlure. J'aime aborder les personnages dits "légers" ou "comiques" avec beaucoup de sérieux, et les personnages dramatiques avec une note d'insouciance. Je trouve l'ambivalence toujours intéressante, comme le travail sur les contrastes.
Votre présence à la fois dans les opérettes et à l'opéra ne représente-elle pas le danger de brouiller les cartes ?
Un danger ? Certainement pas pour moi. Mais je vois bien ce que vous voulez dire. Alors, d'un côté j'irais dans votre sens, et dans l'autre je dirais qu'au fond, ça n’a pas d'importance. Si je ne prévois pas de chanter prochainement d'opérettes ou de comédies musicales, c'est le hasard. Mais il est vrai que les gens ont besoin d'être rassurés sur l’idée qu'ils se font des artistes et ont besoin de petites cases. Il est vraisemblable que j'aurais rapidement été placée dans celle de la musique légère, si tel n'est pas déjà le cas…
Abordez-vous différemment la musique légère et l'opéra ?
Au niveau du travail personnel, je ne fais aucune différence. Je travaille le livret, la traduction, la partition et les difficultés techniques quelles qu'elles soient. De même, mon respect pour l'œuvre est identique. La vocalité, en revanche, n'est pas forcément la même mais je n'aime pas l'idée qui consisterait à l'aborder différemment. Si elle l'est dans le résultat, je ne cherche pas une vocalité différente et je me laisse guider par l'œuvre.
De nombreux metteurs en scène d'opéra viennent du théâtre. Selon votre expérience, cela les arme-t-il suffisamment par rapport aux impératifs des chanteurs ?
Tout dépend des metteurs en scène. Certains peuvent se montrer trop précautionneux et pensent que lorsqu'arrive l'air du chanteur, il sera dans l'incapacité de bouger. Pourtant, rien ne l'empêche de se mouvoir, et même parfois, il n'attend que ça ! L'inverse peut aussi se produire. Mais je ne pense pas que tout se joue au niveau du confort physique, mais plus simplement sur la confiance qu'on peut accorder à la musique. J'ai l'impression que, parfois, certains metteurs en scène, et même certains chanteurs, ne font pas assez confiance au pouvoir de la musique et à la direction qu'elle donne. Par exemple, il arrive qu'on travaille dans des choses beaucoup trop précises par rapport au texte alors qu'il suffit de se laisser guider par ce que la musique nous dit.
Quelle spectatrice êtes-vous ?
Je vais souvent voir les copains sur scène, et je n'ai plus trop le temps de voir autre chose. En tant que spectatrice, je ne vais pas voir un spectacle au hasard car je n'aime pas perdre mon temps. Je me renseigne en amont sur le metteur en scène, le chef et les chanteurs. Disons que je ne sors pas pour sortir. J'écoute peu d'opéras chez moi car je préfère les voir sur scène. Ceci dit, lorsque je sors, je vais souvent voir autre chose. En tant que spectatrice, je ne pourrais jamais huer un artiste et j'en veux beaucoup à ceux qui le peuvent. Je n'apprécie pas non plus qu'un interprète manque de générosité. La générosité est à la base du métier de chanteur. C'est dans ce but qu'il se doit de travailler suffisamment. Il n'y a rien de pire qu'un chanteur qui ne pense qu'à sa voix et en oublie l'émotion, le partage.
Vous avez débuté votre formation artistique par le violon et le théâtre. Le chant est-il votre moyen d'expression idéal ?
Ma rencontre avec l'art lyrique s'est faite en plusieurs étapes. J'ai été sensibilisée avec la musique classique en commençant le violon à 7 ans. Assez jeune, j'assistais à des répétitions de spectacles à l'Opéra d'Avignon. Ils me procuraient un véritable émerveillement sans que je puisse réellement comprendre ce qui se passait… Plus tard, j'ai découvert le chant de façon assez naturelle par le biais d'un groupe de variétés que j'avais formé avec mon frère. J'écrivais des chansons pour m'amuser. Puis, le gros déclic s'est produit lorsque j'ai intégré un chœur classique qui était aussi ouvert à un répertoire traditionnel européen. J'ai alors senti que j'avais trouvé un moyen d'expression en même temps que le plaisir de chanter au milieu d'un groupe. Cette dimension est très importante pour moi. À 15 ans, cette sensation m'a transformée… Aujourd'hui, j'ai l'impression que le chant me permet de combiner tout ce que j'aime. Lorsque j'ai découvert l'art lyrique, j'ai eu vraiment la sensation d'avoir ouvert un champ des possibles qui me correspondait vraiment.
Vous ne trouvez pas nécessairement dans toutes les productions cette cohésion de groupe que vous appréciez…
Bien entendu, mais lorsque je ne suis pas très motivée pour aller en répétition ou, qu'un soir je me sens fatiguée, j'aime me rappeler que si j'ai choisi de chanter, c'est pour partager de belles choses avec les gens qui m'entourent. Cette dimension, je la ressens très fort sur la production de Platée.
Le metteur en scène n'est-il pas aussi responsable de l'ambiance qu'il installe pendant la période de préparation d'un spectacle ?
Sans doute aussi, mais je pars du principe qu'il ne faut pas attendre cela des autres. Il faut apporter le bonheur de chanter ensemble avec soi en répétition et lorsqu'on travaille avec les autres. Après, ça suit ou ça ne suit pas, mais c'est un autre problème.
Cette qualité dans le travail peut-elle vous inciter à faire des choix ?
Je commence effectivement à faire des choix artistiques, tout d'abord en fonction des rôles qui doivent me convenir, mais ensuite par rapport à l'équipe qui, indéniablement, peut peser dans la balance. Le lieu également, car j'ai besoin de soleil !
L'existence nomade qui va de pair avec une carrière internationale vous convient-elle ?
J'ai encore du mal à trouver mon équilibre dans les déplacements. Je le cherche, en particulier, avec la pratique très régulière du sport et du yoga, à des moments de respiration, de relaxation ou de lecture. Après avoir pris quelques cours j'ai trouvé une façon personnelle de pratiquer un yoga qui me convient bien, davantage fait d'enchaînements que de postures à tenir. J'emporte aussi avec moi les odeurs que j'aime pour pouvoir les diffuser et me sentir un peu chez moi, même si je n'y suis pas. Je suis très sensible aux odeurs et à leur force intime. On peut transporter beaucoup de choses avec des parfums. J'ai aussi toujours avec moi mon petit stock de photos que je dispose partout où je peux, ainsi que des vêtements confortables. Une bonne connexion pour Skype et WhatsUp est également indispensable.
Votre premier disque chez Deutsche Grammophon, "Yes !", vient juste de sortir. Comment avez-vous choisi les mélodies qui le composent ?
Le choix était si vaste que la durée du disque ne me permettait pas d'enregistrer tout ce que je souhaitais. Lorsque Deutsche Grammophon m'a approchée, nous sommes partis sur un répertoire d'opérettes. Mais je n'avais pas envie de me limiter à ce genre et plutôt parler d'une période au travers de vrais textes de façon à pouvoir exprimer quelque chose. La période de l'entre-deux-guerres me paraissait parfaite pour cela car, en France, de nombreux courants musicaux se sont croisés et pas seulement de musique légère. Je voulais aussi enregistrer en français et ne pas proposer un album qui existait déjà. Ce répertoire n'avait pas donné lieu à de nombreux enregistrements ces derniers temps et, petit à petit, j'ai construit le programme. J'ai inclus le plus possible d'œuvres que j'avais déjà chantées en scène car je trouve important de proposer sur un CD des airs qui sont déjà maturés. Il me semblait aussi assez logique de faire figurer L'Amour masqué, Ciboulette et La Veuve joyeuse et, à côté de ces incontournables, des œuvres aussi fantastiques que Les Aventures du Roi Pausole d'Honegger, qui est un vrai coup de cœur. L'air de Blanche Aline "Pardon, mon papa que j'adore" me permettait en outre d'aborder l'image de la femme sous un autre angle que celui de la séductrice qui est un modèle très présent à cette époque. De la même manière, Les Mamelles de Tirésias de Poulenc m'a permis d'équilibrer l'image attachée à d'autres extraits. À ces choix, j'ai voulu ajouter des pièces qui côtoyaient ce répertoire sans appartenir au même style avec L'Enfant et les sortilèges de Ravel, ou une allusion aux Ballets Russes si emblématiques de l'époque, avec l'"Hymne au soleil" du Coq d'or de Rimski-Korsakov.
Avez-vous préparé ce nouveau disque avec votre pianiste Alphonse Cemin ?
Alphonse et moi avons beaucoup lu de musique durant la phase de sélection. J'ai un avis assez tranché sur beaucoup de choses mais j'aime bien les décisions collégiales. Aussi, je prends généralement différents avis. Après cette première étape, je n'étais plus en France et il était difficile de travailler régulièrement avec Alphonse.
Alphonse Cemin reste cependant votre fidèle pianiste…
Alphonse est plus que mon pianiste, c'est un ami très proche. Nous étions tous les deux dans la classe de mélodie et lied de Jeff Cohen au Conservatoire de Paris. Notre rencontre est d'ailleurs assez amusante car elle est en quelque sorte le fruit du hasard. J'ai choisi Alphonse sur photo ! Je tenais vraiment à entrer dans cette classe mais elle était réservée aux duos déjà composés. J'arrivais et je ne connaissais pas les pianistes du conservatoire. On m'a donc proposé différents profils de pianistes qui, eux, cherchaient des chanteurs. Lorsque je suis tombée sur la photo d'Alphonse, j'ai trouvé qu'il avait une tête sympathique et surtout, j'ai su qu'il avait déjà accompagné des chanteurs et qu'il aimait travaillait avec eux. Il avait aussi accompagné des instrumentistes. Son profil était donc assez complet… Nous nous sommes rencontrés et nous avons travaillé ensemble une dizaine de minutes dans un minuscule studio du Conservatoire. J'avais apporté des mélodies de Berg, Poulenc et Strauss et nous avons tout de suite senti que nous aimions les mêmes répertoires et que nous partagions la même manière de travailler. Ça a collé tout de suite et nous ne nous sommes plus quittés. Alphonse est un ami très proche. Nous nous appelons toujours lorsque nous avons des décisions à prendre.
De quelle façon travaillez-vous ensemble ?
Je crois que nous cherchons la vérité. On ne fabrique pas. Nous aimons faire, faire et refaire sans jamais perdre cette dimension du vrai. Et comme nous nous sentons très bien, nous n'avons pas nécessairement besoin de parler même si tout commence par une discussion sur le texte. Très souvent, nous échangeons ce que nous avons lu ou appris qui est susceptible d'enrichir cette approche du texte. Je crois qu'Alphonse et moi avons la même façon de ne pas sacraliser la musique, de veiller à ne pas la laisser figée dans du formol.
Avez-vous des projets de récitals avec Alphonse Cemin ?
Oui, dans 3 ans à l'Opéra de Zürich ! C'est triste car cette saison est la première que je commence sans avoir aucun récital avec lui. Cela ne nous réjouit pas. Mais je dois composer avec des engagements à 3, voire 4 ans.
Comment l'enregistrement de "Yes !" s'est-il déroulé ?
Nous avons enregistré à Lille, et à Paris pour L'Opéra de quat'sous. J'avoue qu'au départ j'étais un peu terrorisée face à la charge de travail qui me semblait monstrueuse. Je disposais de 3 jours pour enregistrer avec l'Orchestre national de Lille avec lequel je n'avais jamais travaillé. Heureusement, je connaissais très bien le chef Samuel Jean depuis mes études… Mais très vite, tout le monde a été emballé par ce répertoire et il nous a beaucoup portés. Le programme a été l'élément déclencheur qui a fait que nous avons cru en la beauté du projet. Anaïk Morel et Stanislas de Barbeyrac ont également apporté leur énergie à quelques airs. Je crois qu'ils étaient aussi très heureux de participer à ce projet.
Quelle exigence aviez-vous par rapport à vous-même pour cet enregistrement ?
Je crois que mon exigence est la même quoi que je fasse. Je suis perfectionniste. J'ai hérité ça de ma prof de violon. Mais surtout, je souhaitais que la joie soit bien présente, que l'on sente ce plaisir lié au répertoire. Je voulais garder une certaine fraîcheur et ne pas prendre trop les choses au sérieux. J'ai pu travailler de façon extrêmement proche avec le directeur artistique Florent Ollivier qui m'a étonnée à la fois par sa jeunesse et son aptitude. Il m'est arrivé de penser que l'orchestre pourrait jouer un peu différemment mais de me garder de l'exprimer. Eh bien, sensible autant que moi par son écoute attentive, Florent s'en chargeait, toujours avec beaucoup de tact, de gentillesse et de respect. Avec de tels airs, si expressifs, les choix d'interprétation sont multiples. Souvent, nous avons réalisé plusieurs prises en partant sur des axes complètement différents. Les choix sont ensuite très difficiles à faire, mais nous sommes souvent tombés d'accord. C'était une vraie collaboration et j'aimerais pouvoir retrouver Florent sur mon prochain disque.
Samuel Jean m'a aussi bien guidée et épaulée. La qualité de son écoute était très précieuse, de même que la manière dont il m'a suivie à la tête de l'orchestre… Je suis très contente du résultat, d'autant que l'accueil du disque est bon. J'ai le sentiment que le programme que je souhaitais proposer a été compris…
Dans un proche futur vous ferez vos débuts au Bayerische Staatsoper dans Musetta et dans Lucia à Avignon. Ces débuts sont-ils liés au hasard ou à une trajectoire réfléchie ?
Il y a un peu des deux mais j'avais naturellement la possibilité de refuser, ce qui aboutit en somme à des choix réfléchis. Néanmoins, les chemins se croisent de façon incroyable. Il se trouve que le rôle de Musette me poursuit un peu. Cela fait plusieurs fois qu'on me le propose, alors le moment est sans doute venu. Quant à Lucia, j'ai accepté après avoir hésité. Avignon est un opéra de taille raisonnable. Je serai chez moi, et donc tranquille. Et il faut bien aussi commencer à approcher ce répertoire. Je me sens bien entourée grâce à Élène Golgevit, ma coach, qui me soutient en ce sens.
Comment envisagez-vous les différentes étapes d'une prise de rôle ?
Tout dépend s'il s'agit d'un rôle que j'ai déjà travaillé ou pas. Je dois avant tout m'assurer que la vocalité corresponde à mes moyens. Par exemple, pour La Folie dans Platée, je savais que la question ne se posait pas, même si je n'avais jamais chanté la totalité de ce rôle. Je savais qu'il était pour moi… Je commence toujours par lire le livret que je traduis si besoin. Ensuite j'écoute différentes versions, je picore, mais sans abuser. Je lis ensuite la partition mais, en fonction des œuvres, il m'arrive aussi de passer à ce stade avant les écoutes. La lecture me permet de repérer les passages à creuser. Quant à la mémorisation, tout dépend du temps dont je dispose. J'aime que le "par cœur" survienne de lui-même à force de travailler. Je n'aime pas le chercher, ce qui m'arrive pourtant parfois lorsque j'ai peu de temps. Je planifie alors le nombre de pages à apprendre chaque jour. La mémoire est étonnante par sa capacité. Mais il peut aussi m'arriver d'apprendre un rôle long et difficile et l'oublier très vite. C'est un mystère ! J'ai repris le rôle de Susanna 6 ans après l'avoir chanté, ce qui représente une période très importante. De plus, il s'agit d'un des rôles les plus longs du répertoire. Eh bien, en une semaine, c'était revenu alors que la partition ne me rappelait rien du tout lorsque je l'ai reprise.
Pour certains chanteurs, un rôle est mémorisé lorsqu'il est ancré dans le corps…
J'irais même plus loin : pour moi, un rôle est mémorisé lorsqu'il est directement relié à quelque chose de personnel. C'est de l'ordre de l'instinct. Cet instinct si précieux, que ce soit pour une carrière ou en amour. Généralement, il ne nous trompe pas, même si nous cherchons des excuses pour ne pas le suivre.
L'instinct peut-il s'exprimer face aux désirs des agents et des directeurs d'opéras, ou à la volonté des metteurs en scène ?
Je trouve que les chanteurs ne sont pas aidés durant leur apprentissage. On nous parle de plein de choses, parfois trop, mais pas de ce dont nous avons besoin pour aborder un parcours professionnel. Par exemple, on n'apprend pas à savoir dire "non", ou tout simplement à se faire respecter en tant qu'artiste. On n'apprend pas non plus à prévoir des temps de repos, à construire son répertoire, sur quels critères choisir un agent, quel regard porter sur les critiques, comment gérer un soir où l'on ne chante pas bien… Tout cela, personne n'ose en parler. Plus tard, face à ces questions, on peut se sentir immensément seul.
La solitude semble faire partie intégrante du métier de chanteur…
Sans aucun doute, mais nous avons moyen de ne pas trop sentir cette solitude car nous rencontrons de nombreuses personnes et nous sommes amenés à beaucoup travailler. Une autre solitude est celle de ne pouvoir compter que sur soi. Les autres bien sûr, nous aident, mais au final c'est au chanteur que revient la responsabilité d'être en forme pour chanter. S'il ne chante pas au mieux de ses possibilités, ce sera de sa faute et jamais de la faute de quelqu'un d'autre. Cette solitude-là peut peser beaucoup. J'ai aussi l'impression que mon métier de chanteuse m'oblige à être adulte. Mais c'est aussi une chance. Voyez, il serait faux de penser : voilà, Julie Fuchs sort son album d'opérette et remporte un succès à l'Opéra de Paris, c'est merveilleux, quelle vie fantastique ! Ma vie de chanteuse est accompagnée d'un vrai questionnement. Je crois qu'il est aussi important de parler de ces choses.
Comment s'annoncent vos prochaines années ?
En vrac, et pour ce qui est déjà prévu, je reviendrai à l'Opéra de Paris, au Festival d'Aix, à l'Opéra d'Avignon et à l'Opéra de Zürich. Ce sont des maisons d'opéras avec lesquelles je souhaite conserver des liens. Il y aura aussi des reprises de productions et des débuts dans un certain nombre de rôles dans de nouvelles maisons avec du Mozart, une nouvelle création, mes débuts au Staatsoper de Vienne dans La Fille du régiment, mes débuts à Madrid et un deuxième album chez Deutsche Grammophon. J'espère seulement pouvoir faire un peu plus de récitals que cette année. J'aimerais continuer à explorer Strauss avec Alphonse Cemin, mais aussi la mélodie française du XXe siècle, chanter les lieder de Szymanowski… Aucune opérette n'est prévue. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je n'ai pas craint de sortir l'album Yes ! maintenant. Toute cette année, sur scène, je chante Rameau, Donizetti, Rossini et Puccini. Sans doute encore une manière de pratiquer le grand écart !
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 16 septembre 2015
Pour en savoir plus sur Julie Fuchs :
juliefuchs.artiste.universalmusic.fr