Interviews

Interview de Joaquín Achucarro, pianiste

Nous avons déjà eu l'occasion de parler à plusieurs reprises du pianiste Joaquín Achucarro. La première fois, en 2010, à l'occasion de la sortie en Blu-ray et DVD chez Opus Arte du Concerto pour piano No. 2 de Brahms enregistré avec le London Symphony Orchestra dirigé par le regretté Colin Davis, et la seconde, l'année suivante, pour marquer la sortie vidéo chez EuroArts des Nuits dans les jardins d'Espagne de Falla qui signaient les retrouvailles tant attendues du pianiste espagnol avec Simon Rattle à la tête du Berliner Philharmoniker. Lorsque le nouveau label de CD La Dolce Volta nous a fait parvenir sa réédition très soignée de la Fantaisie en do Majeur et de Kreisleriana de Schumann, nous avons souhaité à nouveau rencontrer cet interprète que nous estimons tant. L'occasion également de parler du Concerto macabre de Bernard Hermann qu'il a enregistré en 1974, maintes fois réédité en CD…

 

Joaquín Achucarro lors du concert d'ouverture du 67e Festival Chopin de Duszniki-Zdrój en août 2012.  D.R.

 

Tutti-magazine : Vous avez souhaité que soit réédité votre disque consacré à Schumann sorti en 2005 sous label Ensayo. Dans quel contexte aviez vous fait cet enregistrement ?

Joaquín Achucarro : À la suite d'un récital Bach, Beethoven et Ravel que j'ai donné au Grand-Théâtre de Bordeaux en novembre 2011 m'est venue l'idée de faire un disque en France. Or, en 2005 j'avais enregistré un programme dédié à Schumann* et ce disque était passé inaperçu. Sans doute aurait-il eu besoin de plus de publicité. Il était sorti sous le label espagnol Ensayo avec lequel j'ai également enregistré trois autres titres : La Nuit, un récital thématique, un disque consacré à Brahms, et un autre à la musique de Ravel. Ces disques sont devenus indisponibles. Le programme Schumann avait été enregistré il y a 10 ans avec un très bon son. Mais, lorsque le label La Dolce Volta l'a repris en licence, le rendu sonore a encore pu être amélioré. La nouvelle pochette est absolument magnifique, et le livret proposé en cinq langues contient des photos et des commentaires à la manière d'une d'interview sur Schumann. Cette réédition luxueuse est distribuée en France par Harmonia Mundi, ce dont je suis très heureux.
* Écouter Âußerst bewegt, 1er mouvement de Kreisleriana, Op. 16 de Robert Schumann par Joaquín Achucarro à la fin de cette interview. Extrait du CD édité par La Dolce Volta.Cliquer pour commander le CD du programme Schumann par le pianiste Joaquín Achucarro……

Pour quelle raison avez-vous souhaité voir ressortir cet album Schumann ?

Je ne suis pas coutumier du fait, mais lorsque j'écoute cet enregistrement, je trouve qu'il me ressemble et je me dis que j'ai réussi quelque chose de bien.

Pensez-vous que vous auriez joué la Fantaisie en ut majeur et Kreisleriana de la même façon si vous les aviez à nouveau enregistrées aujourd'hui ?

Probablement de façon très similaire. Lorsque j'ai réécouté cet enregistrement de 2003 qui avait été réalisé à Santa Maria del Bosque à Madrid, je me suis dit que, peut-être, cela pourrait être, un peu plus rapide ici, ou un peu plus lent ailleurs. Mais les lignes générales sont celles que j'aurais adoptées aujourd'hui car j'ai intégré en moi une forme de compréhension de ces œuvres, un peu comme si j'avais intérieurement parlé avec Schumann !

Joaquín Achucarro.  © Jean-Baptiste Millot

Cet enregistrement a été remastérisé. Avez-vous supervisé ce travail ?

Je n'ai pas participé directement à la remasterisation, mais elle a été très bien menée par François Eckert et l'enregistrement de 2003 est devenu un petit joyau.

Pourquoi avoir choisi le label "La Dolce Volta" ?

Paul Arnaud Péjouan, le responsable du festival Piano aux Jacobins connaissait la responsable du label La Dolce Volta, Florence Petros. Il me l'a présentée et le courant est passé. L'idée s'est alors imposée qu'il serait intéressant de profiter du matériel enregistré par Ensayo. Suite à une faillite, ce label, n'existe plus et nous avons acheté les droits. Nous avons pu ainsi repartir de l'enregistrement de 2003 et la remasterisation a opéré des merveilles pour l'améliorer.

Aimeriez-vous que soient réédités d'autres disques qui vous tiennent à cœur ?

C'est une si belle surprise de considérer cette réédition si bien réalisée et bien distribuée que, finalement, c'est un projet qui tient la route. Alors, vous répondre "oui" ou "non" pour d'autres titres, cela est un peu prématuré, mais les autres disques jadis parus sous label Ensayo sont maintenant à moi et ils ne demandent qu'à trouver une nouvelle jeunesse.

Cliquer pour commander le CD du très rare <i>Concerto macabre</i> de Bernard Hermann par Joaquín Achucarro…

En 2011 a été réédité pour la seconde fois en CD chez RCA un programme consacré à Bernard Hermann que vous avez enregistré en 1974. Vous jouez le Concerto macabre pour piano et orchestre. Que pouvez-vous dire de ce concerto où le piano termine seul, sans l'orchestre ?

Je me souviens parfaitement de cet enregistrement. Je crois même que c'était un samedi lorsque j'ai reçu un coup de téléphone de mon manager de Londres qui me demandait si je voulais enregistrer le Concerto macabre. Je ne connaissais pas du tout ce Concerto macabre et il m'a expliqué que c'était une musique de Bernard Hermann composée pour le film Hangover Square de John Brahm. Je ne connaissais donc ni la musique ni ce film de 1945 mais j'ai dit "oui" tout de suite. C'est là que j'ai appris que l'enregistrement était prévu dès le jeudi suivant… J'ai donc sauté dans le premier avion pour Londres. Un ami, alors directeur chez Philips, était absent de Londres et m'a laissé sa maison pour moi tout seul. Mon hôte était amateur de piano et il en possédait un. De la sorte, il m'était possible de travailler 12 heures par jour si je le voulais. Et c'est ce que j'ai fait et, en 3 jours, j'ai appris le Concerto macabre ! Les rapports entre le corps et l’inconscient sont merveilleux, n'est-ce pas ? Je me souviens que durant ces trois jours, j'étais tellement porté par la nécessité d'apprendre que je ne faisais rien d'autre que travailler. Quand je n'en pouvais plus, j'allais au restaurant indien du coin pour reprendre des forces avant de me remettre au piano…

Et la date fatidique est arrivée…

Le jeudi est arrivé et je me suis rendu à Kingsway Hall où avait lieu l'enregistrement. Bernard Hermann était présent et il m'a confié avoir eu l'idée de procéder à l'inverse de Rachmaninov pour son Concerto No. 2 qui débute avec le piano seul. De fait, le Concerto macabre se conclut par plusieurs mesures de piano seul. Comme Erich Wolfgang Korngold ou Franz Waxmann, Bernard Hermann a écrit de nombreuses musiques de films durant la grande époque de Hollywood. Certaines, comme Autant en emporte le vent de Max Steiner, sont magnifiques. Mais, pour revenir à mon enregistrement, seules deux prises ont été nécessaires. J'ai été payé 600 £ en tout et pour tout mais n'ai jamais rien perçu lorsque ce disque a été maintes fois réédité sous le titre Citizen Kane.

Avez-vous pu un jour faire un lien entre ce concerto original et le film pour lequel il avait été écrit ?

C'est seulement plus tard, à New York que j'ai découvert Hangover Square. C'est un film tragique où le personnage principal, un compositeur et pianiste, est déchiré entre deux personnalités. Le jour de la création de son concerto il est arrêté par la police dans le théâtre. Je ne sais plus trop comment le théâtre prend feu mais, alors que tout le monde fuit, il finit de jouer tout seul son œuvre dans une salle où tout s'écroule… Bien sûr, lorsque j'ai entendu cette musique, ma pensée n'a fait qu'un tour et je me suis trouvé à nouveau plongé dans les sessions d'enregistrement à Londres.

 

Dans <i>Hangover Square</i>, Laird Cregar joue le rôle de George Harvey Bone, un compositeur brillant mais schizophrène.

 



Vous souvenez-vous du contexte de cet enregistrement avec le National Philharmonic Orchestra dirigé par Charles Gerhardt ?

Cet enregistrement s'est fait le plus simplement du monde avec l'orchestre. Je jouais même sans partition et les musiciens se demandaient comment je pouvais faire cela. J'avoue que me posais la même question ! Charles Gerhardt était tout à la fois compositeur, chef d'orchestre et musicien. Je crois que c'est lui qui a eu l'idée de faire appel à moi. Par la suite, il a été producteur de mes Goyescas et d'un disque 33 T qui proposait sur une face Nuits dans les jardins d'Espagne, et sur l'autre le Concerto pour clavecin de Falla que j'ai joué au piano. Je crois bien que c'est le seul enregistrement au piano de ce concerto écrit pour clavecin. Ceci étant, Falla disait de cette œuvre "pour clavecin ou piano", et lui-même la jouait deux fois dans ses concerts : d'abord au clavecin, puis au piano. Je crois qu'il nourrissait l'espoir que, si le public entendait deux fois son concerto, il pourrait mieux le comprendre ! Wanda Landowska détestait ce concerto et disait que celui de Poulenc était bien plus intéressant que celui de Falla. À l'inverse, pour Stravinsky, c'était un chef-d’œuvre ! Comme quoi… Il avait été composé durant la deuxième époque de Falla qui avait alors abandonné la sensualité de Nuits dans les jardins d'Espagne pour entrer dans une forme d'ascétisme et de sécheresse intellectuelle.

Le pianiste Joaquín Achucarro.  © Jean-Baptiste Millot

Vous serez invité au Festival de Verbier en 2014. Savez-vous déjà ce que vous jouerez ?

J’ai encore le temps d'y penser mais je jouerai sans doute un peu de Schumann et peut-être aussi du Ravel. Pourquoi pas les Goyescas ? Quoi qu'il en soit, je me sens toujours un peu obligé de jouer de la musique espagnole, comme les musiciens qui me tiennent à cœur comme Brahms et Schumann…

Votre concert sera-t-il filmé ?

Je ne sais pas encore. Maintenant que ma participation au festival est arrêtée, je vais y réfléchir. Toujours est-il que lorsque je me vois jouer je suis toujours énervé de constater que je donne l'impression que ce que je fais est extrêmement facile. En apparence, je ne bouge quasiment pas alors que je suis habité par une véritable tempête intérieure. Bien sûr je pourrais exprimer cette tempête, mais je suis tellement maîtrisé… Il est pourtant vrai que de nombreuses personnes sont impressionnées par les gesticulations ! Je me souviens qu'à une certaine période de ma carrière, en Espagne, on me donnait l'image d'un très bon pianiste mais froid. Mais, au hasard d'un concert, quelqu'un a trouvé que mon jeu était le plus passionné qu'il lui ait été donné d'entendre. C'était un aveugle, et il n'avait pas été influencé par mon apparence extérieure. Je crois que maintenant le public a compris que je ne suis pas quelqu'un de froid. D'ailleurs, on ne pourrait pas parvenir à trouver cette énergie qui permet de produire cette indispensable dynamique qui croît avant de redescendre de façon contrôlée en étant froid.

Comment se porte votre Fondation créée aux États-Unis ?

C'est comme une tache d'huile qui s'étend lentement mais sûrement. À la base, cette fondation était une idée d'une américaine qui a été nommée femme d'affaires de l'année : Janet Kafka. Janet aime tant mon pays qu'elle est Consul honoraire d'Espagne à Dallas. Lors de mon 70e anniversaire à Madrid, elle a eu l'idée de créer avec des gens de Dallas qui me connaissaient cette fondation pour des jeunes pianistes qui sont sur le point de commencer une carrière. C'est une façon de prolonger l'aura de l'Université. De plus en plus de gens se sont intéressés à cette initiative et donnent à la fois de leur temps et de l'argent à la fondation. En ce qui me concerne, je continue à enseigner à l'Université de Dallas. À l'énoncé du nom de cette ville, on pense tout de suite au JR du feuilleton télévisé, aux cow-boys et à l'assassinat de Kennedy. Pourtant, il y a là une élite intellectuelle de toute première classe. Je dois reconnaître que je suis toujours émerveillé par la philanthropie des riches Américains : une dame a fait un don d'un million de dollars pour ma classe afin d'aider les jeunes musiciens. Les Américains sont très attachés à encourager la culture. C'est ainsi que la deuxième collection de peinture espagnole se trouve aujourd'hui aux USA, précisément à l'Université dans laquelle j'enseigne, grâce à un mécène qui a fait don de sa collection. Un accord d'échanges a été mis en place avec le musée du Prado, et cela concerne non seulement des prêts de tableaux, mais aussi… des étudiants !

 

Simon Rattle et Joaquín Achucarro.  © Bab Walker

Cliquer pour lire la critique de la captation des Nuits dans un jardin d'Espagne par Joaquín Achucarro avec le Berliner Philharmoniker dirigé par Simon Rattle…

En 2010, vous souhaitiez enregistrer avec Simon Rattle. L'année suivante, votre vœu était exaucé. Aujourd'hui, quelle collaboration pourriez-vous souhaiter ?

Ah, cet enregistrement avec Simon Rattle ! Je conserve en moi de nombreuses images de travail liées à cette captation des Nuits dans un jardin d'Espagne. Nous avions beaucoup répété la veille et nous avons dîné ensemble dans son petit palais berlinois. Il m'a demandé si je souhaitais quelque chose de particulier. Alors je lui ai dit mon attachement pour les deux crescendi wagnériens à la fin du premier mouvement et à la fin du troisième. Et, mon Dieu, le Berliner Philharmoniker a réalisé quelque chose de merveilleux. Mais il faut que je vous confie quelque chose à propos du second mouvement : je n'ai jamais entendu jouer le solo de flûte des premières mesures de la Danza lejana de façon aussi belle. Quel flûtiste que celui du Berliner Philharmoniker ! C'était Emmanuel Pahud. Jamais je n'ai entendu ces mesures interprétées de cette façon. Je me souviens aussi d'un aigu du cor dans le 3e mouvement. Vous savez, une de ces choses qui caressent l'ouïe…
Alors, aujourd'hui, j'aimerais faire tout ce que vous voulez, mais avec des musiciens dignes de ce mot. Au piano solo j'ai encore les Préludes de Chopin ou la 3e sonate de Brahms dans mon escarcelle. Ces pièces sont de l'ordre du possible. J'adore Chopin ! Il y a longtemps, j'ai enregistré un 33 T avec la Barcarolle, des Polonaises, des Valses et la 3e sonate, mais je crois que je pourrais mieux faire maintenant car c'était un de mes premiers enregistrements. À la même époque j'ai enregistré les Goyescas, un disque Debussy et Ravel, et un autre dédié à la musique russe. Si les possibilités se présentent, j'aimerais revoir ces pièces à la lumière de ma maturité. En revanche, pour Schumann, je ne pense pas pouvoir aller au-delà de ce que propose le disque que ressort La Dolce Volta. Celui-là peut être considéré comme un témoignage...

À bientôt donc, pour votre prochain témoignage Maestro !


Propos recueillis par Jean-Claude Lanot
Le 21 mars 2013



Pour en savoir plus sur Joaquín Achucarro :
www.achucarro.com

Mots-clés

Bernard Hermann
Joaquin Achucarro
Robert Schumann
Simon Rattle

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Joaquín Achucarro joue Kreisleriana

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