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Interview de Jean Claudric, arrangeur et chef d'orchestre

Jean Claudric, arrangeur et chef d'orchestre.  D.R.Jean-Claude Bacri, plus connu sous le nom de Jean Claudric, est un des orchestrateurs français les plus doués de sa génération. Certaines chansons considérées comme des références en matière de succès sur lesquelles il a travaillé doivent moins à leur interprète qu'au savant arrangement orchestral qu'il a su déployer avec une justesse remarquable. Derrière ce savoir-faire peu courant, il y a bien sûr un musicien amoureux de l'orchestre, comme le prouvent plusieurs albums symphoniques qui, à partir de chansons, entraînent l'auditeur dans un imaginaire orchestral inspiré et sans cesse renouvelé…

 

Tutti-magazine : Votre nom est Jean-Claude Bacri, mais on vous connaît davantage sous le nom de Jean Claudric…

Jean Claudric : Je suis arrivé en France en septembre 1955 après avoir travaillé durant 3 ans à Radio Alger sous le nom de Jean Claudric. Le directeur artistique de la station avait parfois collaboré avec un pianiste qu'il disait peu doué et doté d'un sale caractère du nom de Jean-Paul Bacri. De telle sorte que, lorsque j'ai été sélectionné parmi onze postulants pour entrer à la radio et qu'on a annoncé au directeur que le nouveau pianiste serait "Jean-Claude Bacri", il a répondu : "Je n'en veux pas !". Je suis donc allé le voir et il s'est rendu compte que je n'étais pas le pianiste auquel il pensait. Mais il ne pouvait pas pour autant consentir de travailler avec quelqu'un dont le nom lui rappelait de mauvaises expériences… Par ailleurs, à cette époque, la télévision n'était pas encore arrivée en Algérie, et il était courant d'annoncer le nom des musiciens sur scène. La mode était aux noms à consonance américaine, qui sonnaient plus chic ou plus exotique. Par exemple, le guitariste Michel Gésina avait été rebaptisé Micky Gesnay, le contrebassiste Joseph Foradélès, Joe Ford, et le trompettiste Joés Marchetti, Jo Market. C'est ainsi qu'en partant de mon vrai nom, on a retiré les dernières lettres pour former "Ric" et l'on m'a proposé de m'appeler "Jean-Claude Ric", ce qui ne m'enchantait pas le moins du monde. J'ai alors proposé "Jean Claudric" et c'est sous ce nom que j'ai officié à Radio Alger pour ensuite le conserver.

Comment se sont déroulés vos débuts à Paris…

Jean Claudric.  D.R.Fin 1955 et début 1956, il faisait -17° dans la capitale. Pour moi qui arrivais d'un pays chaud, c'était une catastrophe. Personne ne me connaissait et, plus grave, je ne connaissais personne ! Sans travail ni appartement, ces débuts ont été extrêmement difficiles. Puis, peu à peu, j'ai fait quelques rencontres, mais surtout, j'ai eu connaissance d'un rendez-vous des musiciens qui se tenait chaque jeudi Place Pigalle. Les chefs d'orchestre venaient y chercher les instrumentistes dont ils avaient besoin. C'est ainsi que j'ai été engagé comme pianiste pour des bals avec l'accordéoniste Louis Ledrich, ce qui m'a permis de gagner un peu d'argent…

Comment en êtes-vous venu à réaliser des arrangements ?

En venant à Paris, je nourrissais l'espoir d'accompagner au piano une grande vedette et d'être pianiste de jazz. Mais, au bout de plusieurs mois de vaches maigres, j'ai eu l'occasion de faire des arrangements pour un disque et cette première expérience a mis fin à ma carrière de pianiste car je n'ai plus joué de piano à Paris, et je me suis entièrement consacré aux arrangements. Ainsi en a décidé le Destin…

Le Destin…

Je vais vous expliquer pourquoi… À l'époque, j'accompagnais au piano Lucette Raillat, une chanteuse adorable et très bonne comédienne qui était connue pour "La Môme aux boutons". Elle m'annonce un jour que nous avions la possibilité de passer deux mois durant à 1 h 30 du matin à la Villa d'Este pour quatre ou cinq chansons. J'étais ravi, mais 1 h 30 du matin, tout de même ! Voyant ma tête, elle ajoute : "Je comprendrais très bien que tu refuses, mais c'est important pour moi". Il faut dire qu'il était alors d'usage de passer dans un cabaret pour se faire connaître… Et c'est là que le Destin prend toute son importance à mes yeux car, si j'avais refusé ce contrat, par ailleurs très peu payé, ma trajectoire de musicien n'aurait pas basculé d'une façon aussi extraordinaire. Avant notre tour de chant passait un jeune chanteur du nom de Jean Siegfried. À force de nous voir régulièrement, j'ai sympathisé avec lui et, un soir, il me dit : "Jean, je suis fou de joie car je vais enregistrer dans deux semaines chez Decca-RCA, et j'ai le choix de l'arrangeur. Mais qu'est-ce au juste un arrangeur ?". Je lui explique alors que l'arrangeur, en partant du son de la voix, imagine ce que jouera l'orchestre pour l'accompagner. Il ne connaissait pas d'arrangeur, alors qu'il en avait un devant lui : moi ! Et j'ai écrit des arrangements pour 4 trompettes, 4 trombones, 5 saxophones, contrebasse, guitare et batterie en vue de l'enregistrement. Les meilleurs musiciens de Paris avaient été convoqués, et je me réservais la partie de piano. Je me suis ainsi retrouvé au studio pour une session d'enregistrement qui allait changer le cours de ma vie, à 27 ans, sans que je le sache. En effet, ce n’est que bien plus tard que j'ai appris ce qui s'était passé…
J'enregistre le premier morceau puis, alors que je répète le second, l'ingénieur du son téléphone au directeur de la maison de disques pour lui demander de descendre afin d'entendre les "formidables arrangements du petit jeune qui porte une petite moustache et que personne ne connaît". Un peu plus tard, je vois un monsieur d'environ 45 ans entrer dans la cabine. Au bout d'un petit moment, il me fait venir et me dit : "Je m'appelle Guy Lafarge et je suis le directeur de la maison de disques. Est-ce bien vous qui avez écrit tout ce que j'entends ?". Que pouvais-je répondre d'autre que : "Oui Monsieur…". Il continue : "À la fin de la session, je vous attends dans mon bureau au 6e étage".
La séance terminée, je me rends bien sûr dans son bureau et là, il me demande si j'ai étudié la composition au Conservatoire de Paris. Ce à quoi je lui réponds que j'ai été formé au Conservatoire d'Alger. Il me dit alors : "J'ignorais qu'il y avait un conservatoire à Alger, mais vous avez une façon d'écrire extraordinaire. Ça vous plairait de travailler sur le prochain disque de Maurice Chevalier ?". Je ravalais ma salive. Maurice Chevalier avait plus de 70 ans et je voyais en lui un très grand Monsieur. il souhaitait reprendre ses grands succès en les modernisant et, dès le lendemain, j'avais rendez-vous avec lui.

 

Jean Claudric dirige l'orchestre pour Maurice Chevalier en 1959.  © André Jardé

Quel impact a eu ce disque de Maurice Chevalier sur votre parcours ?

Lorsque les gens ont lu sur le disque "arrangements et direction d'orchestre - Jean Claudric", ils n'ont eu de cesse de téléphoner à la maison de disques pour demander mes coordonnées… Tino Rossi a voulu que je fasse des arrangements pour son disque, puis Joséphine Baker, Jean Sablon et toutes les vedettes de l'époque. C'est ainsi que je suis devenu très connu sous le nom de "Jean Claudric".

On vous a également nommé Sam Clayton…

Claude Carrère devait produire un disque pour une jeune fille nommée Annie Chancel. Trois arrangeurs étaient en vue mais, grâce à mon jour de naissance qui a curieusement orienté le producteur dans son choix, la commande m'a été attribuée. J'ai ainsi rencontré Annie Chancel, qui allait se faire connaître sous le nom de Sheila, puis j'ai écrit les arrangements pour quatre chansons. Mais, avant que le disque sorte, Claude Carrère m'a demandé : "Tu es tellement connu sous le nom de Jean Claudric que je préférerais utiliser un pseudonyme américain pour le disque de Sheila…". Encore ! Je n'avais pas de nom en tête à lui proposer mais, quand j'ai eu le disque en main, j'ai découvert que je m'appelais "Sam Clayton". Et rebelote, tout le monde voulait savoir qui était ce Sam Clayton qui écrivait de si bons arrangements. Nicole Croisille voulait confier son disque à Sam Clayton, et le groupe vocal malgache Les Surfs idem. Tous pensaient à tort que Sam Clayton était un jeune homme à peine plus âgé que Sheila, ce qui le distinguait des arrangeurs connus… Vous comprenez maintenant que, personnellement, je n'ai jamais rien fait pour qu'on m'appelle Jean Claudric ou Sam Clayton !

Écrire des arrangements pour orchestre sous-entend une solide formation musicale. Quelle a été la vôtre ?

Je ne vais pas prétendre, comme de nombreuses personnalités connues, que j'étais très mauvais élève pour faire bien car, à Alger j'étais un excellent sujet, toujours en tête de classe, et j'ai obtenu mon BEPS à 15 ans et demi. Bien sûr, j'avais l'intention de poursuivre mes études. Mais j'ai été élevé dans une famille de cinq enfants et mon père, qui n'avait pas une grande situation, m'a demandé de quitter le lycée afin de travailler pour pouvoir aider cette famille importante. J'ai donc quitté le lycée pour entrer dans une administration, ce qui m'empêchait de fréquenter le conservatoire. J'ai alors pris des cours particuliers de piano avec le professeur du conservatoire et je me suis inscrit aux Beaux-Arts à 16 ans. En sortant du bureau, je me rendais aux Beaux-Arts où j'étudiais le solfège supérieur, mais aussi l'harmonie et le contrepoint. J'ai procédé de la sorte jusqu'à l'âge de 20 ans. C'était l'âge du service militaire lequel, à l’époque, durait un an et demi. Je devais rejoindre l'armée de l'air à l'issue de trois mois d'entraînement physique et militaire à des lieues de mes préoccupations, vous vous en doutez ! Mais, me présentant comme pianiste, on m'a orienté dans l'orchestre. Là, le capitaine n'avait que faire d'un pianiste pour défiler, et il m'a dit tout de go : "Eh bien vous jouerez du cor, car c'est d'un cor dont nous avons besoin !". Cette affectation au sein de l'orchestre était assortie d'une permission permanente pour aller étudier l'instrument au conservatoire d'Alger. J'avais aussi le droit de m'habiller en civil et de sortir de la caserne quelle que soit l'heure… Les 18 mois qui ont suivi ont été une période de rêve : j'apprenais non seulement le cor, mais je suivais aussi la classe supérieure de solfège, celle d'harmonie et de contrepoint. De telle sorte que j'ai obtenu une première médaille de solfège supérieur et un premier prix d'harmonie.

 

Nicolas Bacri et son père Jean Claudric en 1979.  D.R.

Pas de premier prix de contrepoint ?

Eh bien non, et j'en suis désolé ! Du reste, mon fils Nicolas me dit : "Tu vois papa, si tu avais persévéré dans le contrepoint, tu ne te retrouverais pas coincé dans certaines parties de tes orchestrations !". Évidemment, le contrepoint ouvre des horizons infinis… Par la suite, lorsque je me suis retrouvé à Paris, je me suis procuré le Traité d'instrumentation et d'orchestration de Berlioz.
Au sujet du cor, je dois ajouter que cet instrument magnifique m'a passionné. Lorsque je suis arrivé dans l'orchestre, un jeune Lillois tenait le pupitre de premier cor. Il jouait plutôt pas mal, alors que j'étais débutant. Un jour, pourtant, il a gravement canardé sur l'Ouverture d'Obéron de Weber de telle sorte que le capitaine l'a trouvé dans l'impossibilité de la jouer en public. Là-dessus, il s'est adressé à moi : "Toi ! Essaye de jouer…". Je me suis exécuté sans grande confiance mais j'ai si bien joué qu'il m'a confié la partie de cor solo de cette Ouverture. À la fin de la répétition, mon collègue lillois était si vexé qu'il m'a transmis tout son répertoire et a pris le mien en échange. C'est ainsi que je suis devenu cor solo. Avec seulement quelques mois d'étude, je jouais vraiment très bien de cet instrument. Il faut dire que je travaillais l'instrument des heures et des heures quotidiennement. Ma sonorité était très belle, à tel point qu'il m'arrivait de faire des remplacements dans l'Orchestre Symphonique de Radio Alger et dans l'Orchestre de l'Opéra d'Alger.

Par la suite, dans vos orchestrations, avez-vous soigné particulièrement les parties de cor ?

Bien sûr ! Dans mes arrangements, j'emploie souvent le cor d'harmonie. À la pause, il n'est pas rare qu'un corniste vienne me trouver : "Jean, je te félicite car tes parties de cor sont un vrai plaisir à jouer. On sent que tu aimes cet instrument !". J'avoue, alors, ce qui me lie à l'instrument…

 

Jean-Claude Bacri alias Jean Claudric.  D.R.

Il est sans doute courant d'associer votre nom à ceux de Raymond Lefèvre ou Franck Pourcel. Avez-vous entretenu des relations avec vos confrères orchestrateurs également médiatisés ?

Charles Aznavour et Jean Claudric sur la scène du Théâtre du Châtelet.  D.R.J'ai très peu connu Franck Pourcel, mais Raymond Lefèvre était un très grand ami, de même que Paul Mauriat. Raymond Lefèvre, je ne sais plus en quelle année, devait partir deux mois avec son orchestre au Japon. Il avait besoin d'une année de préparation, et aussi d'une autre année à son retour pour se reposer. À cette époque, il dirigeait l'émission de Guy Lux Le Palmarès de la chanson toutes les semaines en direct, et c'est moi qui l’ai remplacé pendant 2 ans.
Quant à Paul Mauriat, il est arrivé de Marseille à Paris quasiment en même temps que moi d'Alger. Nos années de vaches maigres se sont déroulées en même temps et, par la suite, les choses ont bien évolué pour lui comme pour moi. Paul a été engagé par Eddy Barclay qui lui a donné énormément de travail, et notre petite célébrité est survenue à peu près au même moment.
Paul Mauriat était l'arrangeur de Charles Aznavour depuis le début et, un jour, il s'est retrouvé coincé avant un enregistrement par manque de temps pour finir ses arrangements. Il m'a demandé si je pouvais l'aider en écrivant les orchestrations de trois chansons et j'ai naturellement répondu "oui". Parmi ces chansons figurait "Je m'voyais déjà", qu'il fallait particulièrement bien soigner car le texte racontait l'histoire d'un jeune chanteur qui quitte sa province pour monter à Paris. L'arrangement devait être simple, surtout ne pas donner une impression d'opulence, mais au contraire d'une orchestration simple mais tout de même très bien écrite, sans quoi elle ne passerait pas. Je me trouvais devant un vrai problème mais je suis parvenu à faire l'arrangement de cette chanson qui allait rapidement devenir un vrai succès.

Le succès remporté par "Je m'voyais déjà" vous a-t-il apporté une forme de reconnaissance ?

J'ai réalisé cette chanson pour le compte de Paul Mauriat, c'est lui qui a dirigé l'orchestre pour l'enregistrement et, lorsque le disque est sorti, on pouvait lire "arrangements et direction d'orchestre : Paul Mauriat". Aucune mention des collègues qui l'avaient aidé, car nous étions deux…
Plusieurs années ont passé, et je me suis trouvé diriger l'orchestre pour une émission de Maritie et Gilbert Carpentier. Charles Aznavour faisait partie de la distribution… Il arrive avec son régisseur, lequel distribue les partitions aux musiciens, puis la répétition commence et Charles Aznavour chante comme il le fait toujours, en décalant d'un temps ou deux sur la mesure. C'était la première fois que je dirigeais l'orchestre pour lui et je ne le connaissais pas. Alors, au bout de quelques mesures, je me dis qu'il a certainement dû se tromper et je m'arrête. Charles se tourne vers moi, interrogatif, et je lui explique que, comme il n'est pas en mesure, j'ai cru qu'il s'était trompé. Il me regarde alors en riant et dit : "Jean, nous aurons l'occasion de travailler souvent ensemble et je dois vous dire une chose : je ne me trompe jamais !". C'est ainsi que nous avons fait connaissance.
Très peu de temps après, son imprésario me demandait de diriger l'orchestre pour Charles qui allait passer dans une émission de Jacques Martin. Il me préférait au chef attitré de l'émission et me confiait pour l'occasion un travail assez singulier : je devais, pour trois chansons, écouter le disque déjà enregistré par Aznavour, relever la découpe, éventuellement transposer plus bas, et refaire tous les arrangements. Mais, pour la quatrième chanson - "Je m'voyais déjà" -, la consigne était d'écouter très soigneusement le disque sans changer la moindre note… Deux semaines après, je dirigeais l'orchestre comme convenu et, là il s'est passé quelque chose entre Charles Aznavour et moi : nous nous sommes tutoyés d'emblée. Or Charles Aznavour ne tutoie personne. Il travaille avec des musiciens qui l'accompagnent en tournée depuis 15 ans et les vouvoie. Lui-même a horreur d'être tutoyé. Un jour, c'est d'ailleurs lui qui a abordé le sujet : "Jean, il y a deux personnes que j'aime tutoyer et que je tutoie : Michel Legrand et toi". Cela m'a rendu très fier de la part de cet artiste et de cet homme que j'aime et admire beaucoup.

 

Session d'enregistrement avec Charles Aznavour, le grand pianiste cubain Tchou Tchou Valdès et l'Orchestre Parisien au Studio Guillaume Tell.  D.R.

Charles Aznavour a-t-il su un jour que vous aviez réalisé vous-même les arrangements de son succès "Je m'voyais déjà" ?

On m'a demandé plusieurs fois de modifier les arrangements préexistants des chansons de Charles Aznavour et, lui-même m'en a expliqué la raison : il se sentait stimulé en entendant de nouvelles harmonies et de nouveaux contre-chants de cordes. Alors, je lui ai demandé pourquoi il ne me demandait jamais de revoir également l'arrangement de "Je m'voyais déjà". Là, il m'a répondu : "Mais Jean, cet arrangement est tellement fabuleux, il colle si bien aux paroles et à la mélodie que sans cette orchestration, cette chanson n'aurait jamais si bien marché. C'est Paul Mauriat qui l'a écrit et il ne faut pas y toucher…". C'est à cette occasion que je lui ai avoué que j'étais moi-même l'auteur de l'arrangement qu'il aimait tant, et non Paul Mauriat. Une quinzaine d'années après avoir dépanné Paul Mauriat, Charles Aznavour apprenait enfin la vérité au sujet de cet arrangement. Le Destin, peut-être bien, là aussi…

 

Johnny Stark, Mireille Mathieu et Jean Claudric.  D.R.

Trouvez-vous l'équilibre d'une orchestration en fonction de la voix de l'artiste ?

Sans doute inconsciemment car il m'est arrivé d'écrire un arrangement pour une chanson destinée à Tino Rossi, et pour la même chanson interprétée par Johnny Hallyday, et mes deux orchestrations étaient totalement différentes. Non seulement le timbre de la voix de l'artiste doit m'influencer, mais également sa personnalité. Le rôle de l'arrangeur est de penser à ce que va faire l'orchestre pour accompagner le chanteur et le soutenir, tout en trouvant des harmonies qui mettent en valeur la mélodie et les contre-chants qui se superposeront. Pour moi, tout cela se fait d'une façon quasi spontanée lorsque j'écris.

Entre 1976 et 1981, vous avez enregistré quatre disques de chansons orchestrées par vos soins qui ont été réunis en 2006 dans un coffret de CD. Quelle est la genèse de ces enregistrements ?

CD <i>Le Monde Symphonique de Michel Sardou</i> interprété par le grand orchestre de Jean Claudric.Ce coffret contient effectivement mes différents enregistrements symphoniques. Le tout premier - Le Monde symphonique de Michel Sardou - est basé sur des mélodies de Jacques Revaux que j'ai arrangées. À la demande d'Europe 1, Michel Sardou devait chanter La Marseillaise à Strasbourg pour un 14 juillet, accompagné par un orchestre symphonique de 110 musiciens. Jacques Revaux avait donné son accord à condition que je conduise l'orchestre. Il faut dire que j'étais chez Tréma, la même maison de disques que Michel Sardou. J'ai donc rencontré Sardou afin de relever sa tonalité de confort - il chante en sol majeur et non en si bémol comme c'est l'habitude - et j’ai écrit un arrangement pour grand orchestre. Mais voilà, partir à Strasbourg avec autant de musiciens pour ne jouer que La Marseillaise était un peu lourd. On m'a alors demandé de jouer quelque chose avant, et en l'occurrence, des versions orchestrales de chansons de Sardou. Voilà comment j'ai transformé une sélection de chansons de Jacques Revaux en pièces symphoniques. Le disque a été enregistré à Paris avant de partir à Strasbourg et Europe 1 ne cessait de le diffuser sur les ondes. Ce qui a donné lieu à un énorme succès avec plus de 200.000 exemplaires vendus. À titre de comparaison, Karajan dirigeant Beethoven doit se vendre à peu près à 20.000 exemplaires !
Le succès était tel que, l'année suivante, Jacques Revaux souhaitait faire un deuxième album. J'ai ainsi orchestré d'autres chansons avant de partir enregistrer à Londres, cette fois avec le London Symphony Orchestra et aux Studios d'Abbey Road. On avait mis à ma disposition un très bel appartement dans un quartier chic de Londres et j'ai passé une semaine avec l'orchestre, et une autre consacrée au mixage. Cette expérience a constitué un grand moment dans ma vie. De plus, je jouissais d'une totale liberté quant à mes choix d'orchestration, ce qui m'a permis de proposer des arrangements plus complexes dans ce second opus. Cependant ce disque n'a pas bénéficié de la promotion radiophonique du premier et il s'en est vendu seulement 50.000 exemplaires, ce qui n'est pas si mal.

Quel type de rapport avez-vous entretenu avec le London Symphony Orchestra ?

CD <i>Le Monde Symphonique de Michel Sardou & Jacques Revaux</i> interprété par le London Symphony Orchestra dirigé par Jean Claudric.Oh, j'ai de nombreuses anecdotes à ce sujet… Nous étions en enregistrement à partir de 13 h 30, puis il y avait une pause à 16 h 30 avant de reprendre à 17 heures. Un jour, cinq minutes avant l'heure de la reprise, tous les musiciens étaient à leur pupitre. Je monte à 17 h pile sur mon estrade et je remarque à ma droite que, sur les dix violoncelles, une chaise est vide. Je commence la répétition et, dix minutes après, une porte s'ouvre et je vois entrer un violoncelliste tenant son instrument sous le bras. Il va s'asseoir, s'installe, et le chef des violoncelles lève son archet en me disant : "Maestro, je vous prie d'excuser le musicien qui est arrivé en retard. Une voiture l'a renversé alors qu'il traversait la rue". Le musicien continuait à se mettre en place et je reprends la répétition. Quelques instants après, le chef de pupitre lève à nouveau son archet : "Excusez-moi à nouveau Maestro, mais veuillez permettre à mon collègue de rentrer chez lui car il tremble et ne peut pas jouer". Ce à quoi je réponds : "Qu'il reste, il se contentera de ne jouer que les trémolos !". Le chef de pupitre traduit ma réponse dans la foulée aux musiciens et tous éclatent de rire… À partir de ce moment, les musiciens m'ont regardé avec d'autres yeux.
Autre anecdote… Bien avant d'aller à Londres je travaillais avec un copiste que j'adorais mais que je maudissais affectueusement à chaque séance d'enregistrement tant il faisait de fautes de copie. Il oubliait des altérations et copiait parfois la partie des violoncelles sur la portée des altos. Je perdais du temps à chaque fois avec ses erreurs… Mais, à la première séance avec le London Symphony, je l'ai béni pour de bon. Dans un morceau, à un moment, tout l'orchestre s'arrête à l'exception des cuivres qui continuent à jouer ce que j'ai écrit et doivent terminer sur un accord majeur. Mais voilà, j'entends que cet accord final est en mode mineur. Je m'adresse alors au deuxième trombone et lui demande de jouer un si naturel et non un si bémol. Il me répond : "Je suis désolé, mais c'est bien un si bémol qui figure sur la partition". Et à cet instant précis, j'ai pardonné la faute de mon copiste car les musiciens ont alors compris que j'avais de l'oreille. Je suis certain qu'ils m'en ont d'autant plus respecté.

CD <i>Le Monde Symphonique de Jacques Brel</i>interprété par le Grand Orchestre de RTL dirigé par Jean Claudric.

Le coffret de vos arrangements symphoniques contient d'autres disques…

Effectivement, un an après, Jacques Revaux, qui adorait mes disques symphoniques, m'a demandé d'arranger de la même façon les chansons de Jacques Brel. J'ai ainsi orchestré un choix de titres et nous sommes partis au Luxembourg pour enregistrer avec le Grand Orchestre de RTL… Par la suite, Charles Aznavour venant dîner à la maison, me dit avoir entendu parler de mes disques symphoniques, et je lui offre les trois. Une semaine après, il m'appelle : "Jean, voilà une semaine que j'écoute tes disques avec tous les amis qui viennent à la maison. Ils sont vraiment fantastiques. Alors pourquoi ne ferais-tu pas maintenant un Charles Aznavour symphonique ?". J'en parle à Jacques Revaux qui est emballé. Et une fois encore, le Destin intervient dans ma vie…
Guy Arnaud, administrateur des Concerts Colonne, m'appelle alors qu'il ne me connaissait pas : "Monsieur Claudric, j'ai réservé le Châtelet mais le chef américain qui doit diriger le concert programmé est tombé gravement malade. Il ne pourra pas venir dans un mois. Pourriez-vous le remplacer ?". Je croyais à une plaisanterie, pensant que ce M. Arnaud savait que j'étais spécialisé dans la variété. Je lui explique donc gentiment que je ne suis pas l'homme de la situation et nous en restons là. Sur ce, je vois Charles Aznavour et lui raconte l'histoire. Aussitôt, Charles me dit : "Jean, accepte ! En première partie tu joueras mes chansons arrangées pour orchestre symphonique et, après l'entracte, je monterai sur scène pour dix chansons que tu arrangeras". Un mois après, nous donnions ce concert dans un Théâtre du Châtelet archi-complet. Des gens se battaient même sur le trottoir pour pouvoir entrer.
* Voir extrait du disque à la fin de cet article : "Quand on a que l'amour", arrangement de Jean Claudric à la tête du Grand Orchestre de RTL.

Ce concert a-t-il fait l'objet d'un disque ?

<i>Jean Claudric joue Charles Aznavour</i> interprété par l'Orchestre Colonne dirigé par Jean Claudric.Non, car chez Tréma, le chef des ventes qui travaillait avec Jacques Revaux, ne sachant pas dans quel bac ranger ce genre de disques, ne voulait plus éditer de variétés symphoniques ! Jacques m'a donc rendu mon contrat et, bien sûr, il n'y avait plus de budget pour les répétitions, les musiciens et l'enregistrement. J'ai alors eu l'idée d'appeler Gilbert Carpentier, le mari de Maritie, pour lui exposer mon problème. Immédiatement, Gilbert me répond : "Ne t'inquiète pas, je viens avec mes caméras pour filmer et enregistrer le concert de Charles Aznavour. C'est moi qui prends tout en charge". J'étais tellement heureux que j'ai même oublié de lui demander s'il prendrait aussi en charge les arrangements et la copie. De fait, c'est moi qui ai rémunéré mon copiste. Mais j'étais tellement heureux de diriger ce concert que la joie primait sur ce que me coûtait en réalité cet événement…
Quant au disque, si Tréma n'en voulait plus, CBS se trouvait enchanté de pouvoir le sortir. Mais voilà, Tréma avait déposé le titre "Le Monde symphonique de…" et je ne pouvais pas l'utiliser sous peine d'être poursuivi en justice. J'ai alors proposé un titre différent - "Charles Aznavour Symphonique". Mais CBS n'était plus intéressé et le disque n'est pas sorti.
En revanche j'ai pu utiliser la première partie du concert, purement orchestrale, et l'éditer chez une petite maison de disques, Cybelia, sous le titre "Jean Claudric joue Charles Aznavour". Mais ce 33 tours n'a pas fait beaucoup de ventes… Par la suite, j’ai été contacté par Universal Music qui souhaitait réunir mes quatre disques dans un coffret de CD et j'ai accepté avec grand plaisir.

 

Mireille Mathieu et Jean Claudric.  D.R.

Sur le premier disque consacré au répertoire de Michel Sardou, la chanson "Une Fille aux yeux clairs" reçoit un traitement orchestral qui la distingue des autres arrangements…

Coffret CD <i>Le Monde Symphonique de Jacques Brel, Charles Aznavour, Michel Sardou & Jacques Revaux</i>. Arrangements et direction de Jean Claudric.Pour ce premier disque, Jacques Revaux était assez anxieux quant au résultat et se demandait ce que les versions symphoniques allaient donner. Il m'avait alors demandé si j'acceptais qu'il confie à un autre arrangeur quelques titres du programme. Je ne voyais pas d'inconvénient à cela, et c'est l'excellent Gabriel Yared qui a dû faire l'arrangement de "La Fille aux yeux clairs". Je ne peux donc pas vous en dire plus.
En revanche, une chose est certaine, la transformation en symphonique permet de s'affranchir du chanteur pour se consacrer entièrement à l'orchestre et lui faire jouer des couleurs qui peuvent être bien plus personnelles. Ceci dit, lorsque j'ai travaillé sur mon troisième disque, celui consacré aux chansons de Jacques Brel, je n'ai pas pu oublier la voix du chanteur qui m'a habité alors que j'écrivais les arrangements. Certaines personnalités sont si marquantes qu'elles doivent nécessairement influer sur l'écriture d'une façon ou d'un autre.

Votre second album symphonique consacré aux chansons de Michel Sardou est plus sophistiqué en matière d'orchestrations. Aviez-vous à l'esprit une limite à ne pas franchir afin de conserver l'intégrité des mélodies ?

Dès l'instant que j'ai sélectionné des chansons pour en faire des versions symphoniques, le côté mélodique, qui revêt certes une importance capitale lorsqu'il s'agit de variétés, le devient beaucoup moins. Avec un orchestre, ce n'est pas tant la mélodie qui compte mais plutôt un ensemble recouvrant à la fois l'harmonisation, la rythmique et le contre-chant. La mélodie s'intègre bien sûr dans cet ensemble, mais elle n'occupe plus le premier plan. À tel point que je peux me permettre d'oublier la ligne mélodique pendant quelques mesures ou la transformer.
Je dois dire aussi que je me suis inspiré de l'héritage des grands maîtres de la musique symphonique pour chacune des mélodies. Par exemple la longue introduction de la chanson de Charles Aznavour "J'aime Paris au mois de mai" est un hommage à George Gershwin, que j'affectionne particulièrement. Quant à l'arrangement de la chanson proprement dite, il se situe dans la veine d'Un Américain à Paris.

 

Cinquante-cinq ans de carrière au Petit Journal Montparnasse : Marcel Amont, Charles Aznavour, Georges Jouvin, Frédéric François, Mireille Mathieu, Enrico Macias et Jean Claudric.

Un élément ressort de notre échange : vous semblez travailler rapidement dans des délais très courts…

J'écris très vite, il est vrai. Mon fils, le compositeur Nicolas Bacri, me dit souvent qu'il se demande comment j'ai pu écrire autant d'arrangements pour tant de disques sur autant d'années. Pour moi, le processus de composition est simple : si je me trouve dans mon bureau, je m'assois et ferme les yeux. J'entends alors ce que va jouer l'orchestre. Si je m'allonge, là encore je ferme les yeux et j'entends l'orchestre de la même façon. Si mon épouse entre dans la chambre à ce moment, elle me demande : "Mais dis donc, Jean, avec tout le travail qui t'attend, tu fais la sieste ?". Eh bien non, je travaille ainsi, intérieurement, pendant une heure ou deux, puis je prends des grandes feuilles de papier à musique et j'écris, très rapidement. Je dispose d'un piano à ma gauche et je plaque des accords pour voir si les notes correspondent bien à celles que j'entends. Ce qui est heureusement le cas la plupart du temps !
Jean Claudric et Enrico Macias, une collaboration de longue date.  © M. Lafit Cela me fait penser à une histoire. Il y a quelques années, j'étais invité au mariage du fils de Michel Legrand, Benjamin. À cette occasion, j'ai retrouvé Christiane Legrand qui a été ma choriste pendant plusieurs années et une soliste de grand talent. Une femme extraordinaire. Là, elle vient vers moi et me demande si j'accepterais de lui confier le micro pour une chanson lors d'un concert de jazz que je dirige au Petit Journal Montparnasse. Bien sûr, j'étais enchanté à cette perspective et nous prenons date pour la semaine prochaine. Christiane souhaitait chanter un standard de Duke Ellington et je lui demande en quelle tonalité afin de composer l'arrangement. Elle me répond : "Je t'appellerai demain, mais auras-tu le temps d'écrire un arrangement ? Le concert est dans une semaine !". Ce à quoi je réponds que j'écrirai aussi vite que Michel, mais peut-être pas aussi bien !

Votre fils Nicolas Bacri est un compositeur reconnu. Entre vous et lui, peut-on parler de transmission ?

Peut-être car plusieurs critiques se sont accordés à dire que Nicolas avait une approche de l'écriture des cordes tellement extraordinaire qu'on se demandait s'il n'était pas inspiré par le traitement des cordes chez son père. Je considère cela comme un compliment… Bien entendu, Nicolas et moi parlons souvent ensemble d'orchestration, de tonalité, de musique atonale, de l'école de Vienne et de tous les courants musicaux. Durant les premières années de composition, Nicolas a dû se chercher un peu, puis il est revenu à une musique plus tonale, contemporaine évidemment, que j'aime infiniment. Du reste je peux témoigner de l'émotion que dégage sa musique. À ce titre, un concert au Théâtre des Champs-Élysées est resté dans ma mémoire. Les affiches annonçaient en gros "Bach - Bacri" et le programme, effectivement, proposait du Bach et, en fin de programme, une œuvre de Nicolas était créée : le Concerto Tenebroso pour hautbois, alto et cordes. C'est le merveilleux hautboïste François Leleux qui jouait. Eh bien, croyez-moi, aucun spectateur n'a applaudi à la fin car tout le monde avait la larme à l'œil. Au bout de quelques secondes, qui ont semblé une éternité, la salle a applaudi à tout rompre. J'aime la musique de mon fils car elle est à la fois très moderne, très inventive, mais toujours porteuse d'émotion. Cela change avec bonheur des œuvres cacophoniques d'autres compositeurs qui ont sans aucun doute bien plus de talent que moi, mais que mes oreilles, et bien d'autres, ont du mal à entendre…


Propos recueillis par Philippe Banel
Le 23 février 2017

 

Mots-clés

Franck Pourcel
Jean Claudric
Nicolas Bacri
Paul Mauriat
Raymond Lefèvre

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"Quand on a que l'amour" par Jean Claudric

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