Janina Baechle est à l'affiche de Tristan et Isolde de Wagner à l'Opéra Bastille pour 7 représentations du 8 avril au 4 mai 2014. Elle interprète le rôle de Brangäne dans la production de Peter Sellars sous la direction de Philippe Jordan aux côtés de Robert Dean Smith (Tristan), Violeta Urmana (Isolde), Franz-Josef Selig (le Roi Marke), Jochen Schmeckenbecher (Kurwenal), Raimund Nolte (Melot), Stanislas de Barbeyrac (un berger/un jeune marin) et Piotr Kumon (un timonier). Plus de renseignements ICI
Janina Baechle sera en récital à l'Amphithéâtre Bastille le 14 avril 2014 à 20h et proposera une sélection originale de mélodies - Nocturnes - dans le cadre de la saison "Convergences" élaborée par Christophe Ghristi. Elle sera accompagnée au piano par Markus Hadulla. Plus d'informations ICI
Nous retrouverons également Janina Beachle dans un récital programmé dans le cadre de L'Autre Saison à l'église Saint-Leu - Saint-Gilles (Paris 1er) le 16 mai à 20h. Accompagnée au piano par Marcelo Amaral, la chanteuse proposera un récital construit autour de Poulenc, Gerschwin, Weil et Hahn. Plus d'informations ICI
Tutti-magazine : Vous répétez en ce moment le rôle de Brangäne dans Tristan et Isolde à l'Opéra Bastille. Comment se déroulent ces répétitions ?
Janina Baechle : Nous avions notre première répétition sur scène hier et c'était un très beau sentiment que celui d'être de retour sur le plateau de Bastille après Akhmatova. Le travail de préparation de Tristan et Isolde avec Philippe Jordan est très agréable. Il est à la recherche du centre de l'œuvre et invite le chanteur à le suivre dans la vision très précise de ce qu'il veut obtenir. C'est plutôt formidable et contraste avec d'autres chefs… Pour autant, il se montre toujours prêt à considérer la vision des chanteurs. Évidemment, face à Robert Dean Smith, Violeta Urmana et Franz-Josef Selig qui ont chanté leur rôle je ne sais combien de fois, et moi-même qui ai dû interpréter Brangäne une vingtaine de fois, on discute forcément des différentes visions de chacun. S'il arrive que Philippe comprenne une phrase différemment, nous en parlons alors. C'est un processus très collégial. De plus, chacun connaissant déjà non seulement son rôle mais aussi l'ensemble de l'œuvre, les trois semaines de répétitions que nous avons sont pour ainsi dire luxueuses et nous permettent de parfaitement nous mettre en accord.
Vous avez chanté Brangäne sur de nombreuses scènes et c'est avec ce rôle que vous avez fait vos débuts en France en 2007 au Capitole de Toulouse. Votre perception du personnage a-t-elle évolué au fil des années ?
Ma perception du rôle a évolué à la fois avec l'expérience du texte, de l'écriture musicale et avec les approches des différentes productions. Certains metteurs en scène conçoivent davantage Brangäne comme amie d'Isolde, quand d'autres en font une confidente. À Vienne, dans la production de David MacVicar, Brangäne avait déjà tout compris depuis le départ et essayait de pousser Isolde à formuler la vérité de manière à la placer face à elle-même. Ici, avec Peter Sellars, l'option est quasiment inverse car Brangäne se demande comment elle n'a pas pu voir ce qui se tramait.
Cela fait-il de Brangäne un personnage coupable ?
Après le moment central de l'échange des potions, sans doute. Ce qui anime Brangäne est sa grande estime et son amour pour Isolde, ainsi que sa volonté de ne pas la laisser mourir. Brangäne comprend très bien qu'Isolde ne veut pas seulement tuer Tristan mais qu'elle veut également se donner la mort. Or c'est ce qu'elle veut empêcher à tout prix. C'est ensuite qu'elle se rend compte des conséquences de son acte qui touchent de façon terrible non seulement Tristan et Isolde, mais aussi Marke. En gros, tout ce qui se déroule est de sa faute, et elle devient coupable en ayant voulu faire le bien. Cette situation est totalement humaine et je crois que nous avons sans doute tous fait l'expérience de vouloir aider des personnes sans nous rendre compte que nous franchissions en même temps une ligne à partir de laquelle notre désir de bien faire aboutit à l'inverse de ce que nous souhaitons… À l'Acte III, alors que Tristan est mort, que Kurwenal tue Melot avant de mourir à son tour, que Marke est totalement détruit et que, en définitive, tout ce sang est répandu sur scène, Brangäne est témoin des conséquences de sa bonne action envers Isolde. Il n'est pas rare que ce moment très dur me fasse monter des larmes. J'ai même pris conscience que ce sentiment précis de culpabilité est devenu de plus en plus fort au fil des représentations. Je ne ressentais pas du tout ce poids lorsque j'ai commencé à interpréter Brangäne, même si Wagner dit lui-même que la potion est accessoire et que le destin des amants est écrit de toute façon.
Un autre trait marquant du personnage de Brangäne est son silence. À la fin de l'Acte II, par exemple, quand Marke termine son long discours par "Ce motif insondable, terriblement mystérieux, qui le fera connaître au monde ?", si Brangäne s'exprimait et persuadait le Roi de l'écouter, elle pourrait lui expliquer certaines choses et arrêter le mécanisme fatal. Mais, peut-être en raison du poids des conventions, elle reste muette. Je ne sais pas comment cette scène va se dérouler avec Peter Sellars, mais, à Vienne, j'étais sur le plateau à ce moment-là et je jouais une Brangäne qui tentait de trouver le courage d'approcher le Roi pour lui parler. Montrer cette amorce de tentative est un beau développement pour le personnage.
C'est la troisième reprise à l'Opéra Bastille de la mise en scène de Peter Sellars créée en 2005 qui a pour singularité de donner une grande place aux créations vidéo de Bill Viola. Comment un chanteur trouve-t-il sa place devant un mur d'images qui peut vampiriser sa présence ?
Les chanteurs se posent effectivement cette question mais je n'ai pas la réponse, d'autant que je n'ai jamais vu ce spectacle. J'ai évidemment posé la question à des personnes qui connaissent cette production et les réponses se situaient entre deux extrêmes : pour certains, les projections prennent trop d'importance au détriment des chanteurs, et d'autres trouvent que les images apportent quelque chose et se fondent dans un ensemble avec les chanteurs… Dans sa mise en scène, Peter Sellars ne veut pas que nous soyons conscients de ces projections, à l'exception d'un moment précis en ce qui concerne Brangäne et le Roi Marke : à la mort d'Isolde, elle entre directement en contact avec les images en se tournant vers elles. À aucun autre moment du déroulement de l'action, il ne doit y avoir d'interaction entre le jeu sur scène et ces projections. C'est une convention : les personnages n'ont pas connaissance de cette autre histoire qui se déroule derrière eux. Le mieux est donc de jouer sur scène en faisant abstraction des projections et laisser le spectateur accueillir la juxtaposition de l'image et des chanteurs. Chacun, alors, la reçoit selon sa propre sensibilité.
L'Opéra Bastille vous a accueillie pour la première fois en mars 2011 pour la création de l'opéra de Bruno Mantovani Akhmatova où vous interprétiez le rôle-titre. Avec trois ans de recul, que vous a apporté cette expérience ?
Akhmatova* a été une grande aventure et c'est, je crois, le rôle qui m'a permis de trouver en moi ce que j'appellerais la "cantatrice adulte". Dans mon répertoire, il n'est pas si fréquent de chanter un rôle qui se situe au centre d'un drame. Avec Ortrud, Jezibaba, Ulrica ou Azucena, je suis la sorcière qui embête constamment tout le monde. Ces personnages lancent des actions mais ne se trouvent pas tout à fait au centre d'une construction dramatique comme peut l'être Carmen, que je ne chante pas. Akhmatova m'a offert la possibilité de me situer au centre de l'action et de cristalliser les diverses références qui entourent le personnage. Ce travail m'a beaucoup appris sur le plan de la gestion de l'énergie et de la tension sur scène, mais aussi sur le poids à porter quand on a conscience de devoir être le centre autour duquel gravitent les autres chanteurs. Que ce soit Elsa von Brabant, Lohengrin ou Tristan, je sentais toujours jusque-là cette énergie qui part du personnage principal et j'étais dans le rôle de la chanteuse qui la recevait. Mais devenir ce pivot moi-même était une autre chose…
Depuis l'expérience d'Akhmatova, je constate que je travaille un peu différemment sur scène. En tant que comédienne, je pense être plus consciente de l'équilibre de l'énergie qui circule sur un plateau. Je sais combien il est important de donner soi-même cette énergie et non de se contenter de la recevoir. Anna Akhmatova est tellement pétrie de souffrance et de vie que, comme une éponge, j'ai dû absorber l'énergie de ce personnage. Désormais, je crois que je recherche cette énergie à la fois vitale et mortelle dans tous les autres personnages que je rencontre, dès lors qu'ils présentent un intérêt ou qu'ils possèdent une force de vie.
* Voir les extraits de l'opéra de Bruno Mantovani Akhmatova avec Janina Baechle et Atilla Kiss-B à la fin de cet article.
Anna Akhmatova a réellement existé. Interpréter sur scène un tel personnage est-il différent d'un rôle de fiction ?
Oui et non car je ne pouvais plus la rencontrer, pas plus que me transformer en elle, car l'opéra n'est pas le cinéma. Ceci dit, dans le fait qu'Anna Akhmatova ait existé, j'ai trouvé une nécessité absolue d'être loyale et fidèle au personnage. C'est du reste ce qu'on devrait faire pour n'importe quel rôle en le défendant contre tout. Mais il s'agit ici non seulement d'un personnage historique mais d'une figure encore révérée par son peuple. J'ai rencontré des Russes pour lesquels Akhmatova représente une femme plus grande que la vie. Je me devais donc, ici plus qu'ailleurs, de me montrer la plus fidèle possible à cette personne, à ses rêves et à son héritage.
L'approche de la musique de Bruno Mantovani a-t-elle été facile ?
La musique de Bruno Mantovani est très complexe. Mais cette écriture n'est jamais découpée comme chez Lachenmann où l'on finit par ne plus comprendre où commence un mot et où il finit… Dans Akhmatova, Bruno reste très proche du langage parlé. Parfois même, presque trop proche. Mais, justement grâce à la parole, il m'a été possible d'accéder plus facilement à sa musique. La complexité harmonique se situe plutôt dans l'orchestration alors que, pour les voix, la difficulté vient davantage du rythme et des couleurs. J'ai dû commencer à travailler la partition d'Akhmatova environ un an avant les représentations mais, avec le recul, j'ai l'impression que ce n'était pas si difficile. Je dirais même que c'est devenu en fin compte assez naturel car le drame portait les rapports entre les personnages.
Que faut-il comprendre lorsque vous parlez d'une expression parfois trop proche du langage parlé ?
L'idéal est de trouver un juste milieu entre voix chantée et voix parlée, mais aussi de mettre en valeur le chant. Or, parfois, la rapidité ne permettait pas au chant d'exister pleinement. De plus, avec un orchestre aussi important, il est particulièrement difficile de faire sonner la parole. Davantage de chant n'aurait sans doute pas été problématique. Quoi qu'il en soit, avec Pascal Rophé, nous sommes finalement parvenus à un bon équilibre en étirant légèrement les phrases de façon à retrouver un peu le chant. Pascal dirigeait l'orchestre et je dois reconnaître le travail fantastique qu'il a accompli.
Vous proposerez le 14 avril prochain un récital dans le cadre de la série Convergences à l'Amphithéâtre Bastille. Le programme en est assez original puisqu'il débute par le moment du coucher et accompagne le spectateur jusqu'au réveil…
Ce récital intitulé Nocturnes est intercalé entre les représentations de Tristan et Isolde. Or le monde de la nuit qui prédomine dans l'opéra m'a incitée à conserver cette thématique en l'élargissant à tout ce qui peut se produire dans une nuit, nuit heureuse, hantée, nuit épuisante… Le programme est divisé en plusieurs groupes. Le premier est consacré au soir et au moment où l'on s'endort, le second aux rêves et aux cauchemars, puis viennent les insomnies, pour finir par l'approche du matin et les divers sentiments qui peuvent s'y rattacher. À vrai dire, je ne suis pas tellement fan des programmes qui rassemblent un grand nombre de compositeurs mais ce thème se prêtait à chercher dans plusieurs axes musicaux. Le plus difficile a été ensuite de faire un choix parmi de multiples possibilités pour aboutir à une sorte d'évidence, autrement dit un programme intéressant et capable d'exposer des couleurs différentes. Le danger est en effet de stagner sur une même couleur ou sur un même sentiment. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai choisi des mélodies en différentes langues car elles apportent des sonorités variées. En outre, il est très important pour moi de toujours chanter en allemand et en français car l'Allemagne et la France sont maintenant mes deux pays…
Une fois établie une première liste de mélodies, j'ai mis à l'écart tous les choix trop évidents, comme "Beim schlafengehen" ou "Die Nacht" de Strauss car tout le monde les attend. J'ai préféré choisir des choses un peu plus rares. Par exemple, je suis très heureuse à la perspective de chanter des mélodies de Pfitzner, un compositeur que l'on ne chante quasiment plus et qui nous a pourtant laissé de véritables merveilles. Sa "Venus Mater" est tout aussi belle que les berceuses de Strauss mais personne ne la chante. Il y aura aussi un magnifique "Wandrers Nachtlied" de Goethe, traduit par Lermontov, du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov. Il s'agit d'un extrait de son grand cycle "Mélodies silencieuses". Il diffusera une atmosphère différente. L'ensemble du programme me paraît maintenant cohérent tout en demeurant très coloré.
Vous serez accompagnée au piano par Markus Hadulla, avec lequel vous avez enregistré le disque "Urlicht" consacré à Gustav Mahler paru l'année dernière chez Marsyas. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
J'ai entendu Markus pour la première fois à l'Amphithéâtre Bastille fin 2010. Il jouait des sonates pour alto et piano d'Hindemith avec Antoine Tamestit. Il se trouve qu'à cette époque j'étais à la recherche d'un pianiste. J'avais chanté avec Charles Spencer et Helmut Deutsch, les grands seigneurs du métier, mais je voulais travailler avec quelqu'un de plus proche de mon âge et, en tout cas, je cherchais une autre forme de collaboration… Lors de ce concert à l'Amphithéâtre, j'ai été très vite intriguée par les couleurs de Markus Hadulla, la force de son piano, et l'écoute qui prenait place entre Antoine Tamestit et lui. À la fin du concert, je suis allée le voir et lui ai demandé si, parfois, il lui arrivait d'accompagner des chanteurs. Il s'est alors mis à rigoler et me disant que c'était justement là son activité principale ! Nous avons donc convenu de nous rencontrer pour jouer ensemble et, depuis, nous faisons régulièrement des récitals. J'aime le son de Markus et la volupté de son jeu. Ceci dit, je suis consciente de ma chance de pouvoir chanter non seulement avec Markus, mais avec deux pianistes de ma génération car je travaille également avec Marcelo Amaral. Ces deux interprètes sont très différents de caractère : Markus illustre bien ses origines allemandes par son sérieux et ce côté un peu plus calculé, alors que Marcelo est plus latin dans son expression. C'est un vrai bonheur de travailler avec ces deux pianistes. J’ai d’ailleurs réussi à les faire se rencontrer et je crois qu'ils se vouent une grande estime réciproque.
Avec Markus, j'ai aussi récemment enregistré des lieder de Brahms. Ce nouveau disque devrait sortir en octobre chez Capriccio. Mais, auparavant, nous nous retrouverons le 26 juillet à Montoire dans le cadre des Heures Romantiques pour un programme intitulé "Au pays qui te rassemble" et construit autour de Brahms, Schumann, Wolf, Mahler, Strauss, Debussy et Duparc.
Un CD "Urlicht" chez Marsyas, un Brahms chez Capriccio : vous n'êtes pas fidèle à un label en particulier ?
Les contrats exclusifs avec une maison de disques sont devenus très rares et, de toute façon, ne concernent pas ce type de répertoire. Mon producteur de disque, qui est aussi mon ingénieur du son a des contacts avec de nombreux labels. Ce sont nos projets et l'intérêt qu'ils suscitent qui nous orientent vers tel éditeur ou tel autre. Mais l'important est de pouvoir enregistrer ce genre de musique et de lutter pour le défendre. La mélodie et le lied permettent une expression merveilleuse, remplie d'émotion. Chaque interprète est susceptible d'y trouver son propre monde. On entend souvent dire que le récital est difficile, qu'il n'attire pas le public. Ce n'est pas vrai. En revanche, il faut convaincre les gens que cette forme d'expression peut leur parler bien plus directement que n'importe quel autre genre musical.
À quel stade de votre carrière vous êtes-vous intéressée au récital ?
Très jeune, je n'ai pas été sensibilisée à cette forme d'expression. Mes parents écoutaient de l'opéra, nous avions des disques de Mozart, de Verdi et Puccini, et je savais ce qu'était un oratorio car je chantais dans des chorales. Mais je n'avais jamais entendu de lied… Puis j'ai débuté des études de chant, et le lied faisait partie de l'apprentissage au même titre que les airs d'opéras. Je ne me souviens plus si c'était du Brahms ou du Schubert, mais ma réaction a été de trouver cela immédiatement fantastique. En seulement trois pages, tout un monde se dévoilait ! C'est ainsi qu'est né mon grand amour pour cette forme. Je me suis alors mise à la recherche de compositeurs, de musiques, j'ai fréquenté les librairies, je me suis informée et, très rapidement, j'ai fait beaucoup de récitals. Cela a duré jusqu'à ce que je parte pour Vienne et que j'entre dans la troupe de l'Opéra. Il y avait tant de travail que je ne trouvais plus de temps pour le récital. Pourtant, cette forme d'expression me manquait et, bien que toujours à Vienne, je m'y suis remise. Depuis, je lutte pour préserver quelques dates de récitals dans l'année car c'est dans ce cadre que je peux exprimer le plus de moi-même. Le récital me permet de faire preuve de fantaisie et de développer mes propres idées, des projets…
Le récital vous permet-il d'exprimer autant d'émotions qu'un rôle comme celui d'Akhmatova ?
Au sein de mon répertoire d'opéras, Anna Akhmatova est un personnage tellement humain dans ses réactions, si complexe et vivant, que je le considère à part. Les rôles du répertoire régulier de mezzo sont un peu plus limités. Je me régale à interpréter une grande prêtresse, la sorcière ou la confidente car j'adore jouer sur scène et me transformer, mais la combinaison de nuances à ma disposition est plus restreinte que dans Akhmatova ou que dans un récital pour lequel je peux choisir d'exprimer tout un univers à part. En récital, je peux exprimer ce que j'ai de plus intime et, s'il sait écouter, le spectateur peut avoir accès à la personne privée qui est derrière la voix. Certains collègues détestent cette forme tant ils ont l'impression d'être nus… En ce qui me concerne, je suis heureuse de pouvoir à la fois chanter sur scène et choisir d'incarner des personnages qui me permettent de m'exprimer telle que je n'oserais jamais dans ma vie quotidienne, et de partager avec le public en plus petit comité ce qui m'est cher, ce qui m'est précieux et me fait rêver. Cette notion de partage est très importante à mes yeux. La distance de la scène, séparée du public par la fosse, ne permet pas cette proximité.
La musique de Mahler tient une place importante dans votre répertoire. Quelle est la nature de votre lien avec ce compositeur ?
Ce qui me lie à Mahler est de l'ordre de l'instinctif. Si je ne connaissais pas le lied lorsque j'ai débuté mes études de chant, je ne connaissais pas plus la musique de Mahler. Cette rencontre a eu lieu à Hambourg au début des années quatre-vingt-dix. Le premier lied de Mahler que j'ai chanté était "Nicht wiedersehen" et, tout de suite, j'ai éprouvé un sentiment de reconnaissance, comme si je retrouvais quelque chose. Cette identification à la musique de Mahler était née et, dès que j'ai commencé à vraiment chanter sa musique, on m'a dit que cela me correspondait bien. Cette relation à Mahler est un peu comme un cercle : par ce monde qui me parle beaucoup, je peux exprimer à mon tour quelque chose qui, en soi, parle également. Aujourd'hui, la Symphonie No. 2 de Mahler est devenue en quelque sorte ma carte de visite. Je l'ai d'ailleurs enregistrée avec le Wiener Kammerorchester sous la direction de Gilbert Kaplan, et le disque vient de sortir. Il s'agit donc d'une version pour orchestre de chambre, ce qui peut paraître bizarre. Mais, nous avons fait la création à Vienne, et je dois dire que ça fonctionne pas mal… J'ai chanté également plusieurs fois la Symphonie No. 8 ainsi que les cycles de lieder. Mais, les Mahler amusants ne me correspondent pas trop. Je me reconnais bien davantage dans le Mahler qui cherche un ailleurs, une force, et s'interroge sur la Vie et la Mort.
Vous avez justement enregistré la Symphonie No. 8 de Mahler avec l'Orchestre Symphonique de Bamberg sous la direction de Jonathan Nott, son chef principal. Ce disque est sorti l'année dernière sous le label Tudor. Quand et comment s'est déroulé cet enregistrement ?
Deux concerts ont en réalité été enregistrés dans l'immense salle du Festspielhaus de Baden-Baden en juillet 201O, ainsi que toutes les répétitions avec orchestre, la générale et une session consacrée à certains passages. Le disque doit être basé sur l'un des deux concerts. La distribution était fantastique. De plus c'était ma première Symphonie No. 8 ! Je l'ai bien heureusement chantée à nouveau par la suite…
Placée devant l'imposant orchestre et les chœurs, comment réagissez-vous à la masse sonore qui s'exprime derrière vous ? Devez-vous lutter pour ne pas être absorbée par l'énorme dynamique ou êtes-vous portée par elle ?
Il y a lutte seulement si le chef n'est pas bon ! Heureusement, les chefs d'orchestre qui se frottent à la Symphonie No. 8 de Mahler ont généralement une idée de la problématique de l'équilibre dans cette œuvre. Je ne peux pas mieux comparer la seconde partie de cette symphonie qu'à un grand concert de rock. On en ressort véritablement ivre ! Dans le chœur final, quand arrive "Das Ewig-Weibliche", j'avoue que je ne m'entends plus chanter et que je me retrouve en position de me demander si je chante moi-même ou si le son vient d'ailleurs ! Mais ce déferlement sonore donne lieu à sentiment physique assez extraordinaire. Comme dans le finale de la Symphonie No. 2, on se sent emporté à un autre pallier de l'être. Lorsque l'orchestre, les trois chœurs et les solistes conjuguent leur puissance, cela devient quasiment métaphysique et je me retrouve systématiquement en larmes. Il m'est d'ailleurs impossible de résister aux conclusions de ces deux symphonies. Mais je crois que personne n'est épargné, à commencer par le chef. Je me souviens d'une Symphonie No. 8 dirigée par Mariss Jansons à Munich et dans quel état il se trouvait à la fin de l'œuvre ! C'est une expérience absolument extraordinaire.
Le chœur "Alles Vergängliche…" qui conclut cette symphonie touche généralement la sensibilité de chacun. Sur scène, des moments de paroxysme peuvent également submerger l'interprète par l'émotion. Comment gérez-vous ces passages ?
C'est ce qu'on appelle "le métier" car cela s'apprend. Un professeur me disait :"Pense que tu as près de toi un petit policier qui te dit de reculer d'un pas !". C'est un réflexe qui doit se déclencher au moment où l'on commence à se mettre en danger et que, bientôt, il n'y aura plus de retour possible. Il faut toujours conserver cette toute petite distance pour rester dans son rôle de chanteur et ne pas devenir la personne privée qui s'effondre en larmes et ne peut plus rien contrôler. Se perdre, c'est aussi perdre le public… Au début de ma carrière j'avais extrêmement peur de m'investir ainsi, de telle sorte que je n'allais pas assez loin dans l'émotion. Mais j'étais curieuse de connaître ces sensations que peut parfois procurer un abandon contrôlé, et j'ai progressé dans ce sens. Il suffit de faire une fois l'expérience d'une voix qui commence à craquer pour comprendre qu'on est allé trop loin. C'est ni plus ni moins une forme d'apprentissage qui consiste à toujours garder les rênes de son émotion tout en sachant combien lâcher et comment contrôler. Mais c'est aussi un courage, celui de parvenir à trouver les émotions en soi pour les transmettre ensuite. C'est à ce niveau que peut exister le contact entre un artiste et le public. Cet apprentissage ne connaît pas de fin…
Après les représentations de Tristan et Isolde à l'Opéra Bastille, vous chanterez le 16 mai en récital à Paris à l'église Saint-Leu - Saint-Gilles dans le cadre de L'Autre Saison…
L'ensemble Les Dissonances de David Grimal a créé une saison de concerts nommée "L'Autre Saison". Des amis artistes proposent des concerts d'environ une heure sans percevoir de cachet. Les fonds récoltés par la vente de billets servent à financer des actions de réinsertion pour les sans-abri. Ces concerts sont aussi l'occasion d'intégrer des personnes en difficulté dans le travail de préparation des concerts. Le 16 mai prochain, je proposerai dans ce cadre un programme Poulenc, Weil et Gerschwin. Je serai accompagnée au piano par Marcelo Amaral.
Vous vous dirigerez ensuite vers le Wiener Staatsoper pour le Ring dirigé par Jeffrey Tate dans lequel vous interpréterez plusieurs rôles. Quelle est l'importance de Wagner dans votre répertoire ?
Je chanterai effectivement les rôles de Erda et de Waltraute dans cette Tétralogie mise en scène par Sven-Eric Bechtolf. Quant à Wagner, il occupe une très grande place dans ma carrière. Je dirais même que la musique de Wagner représente à peu près 80 % de ce que je chante. À côté de cela, avec Rusalka, j'ai la chance de voir le rôle de Jezibaba revenir plus souvent. Il faut dire aussi qu'on a tendance à donner cet opéra plus souvent qu'auparavant. Je reprendrai à ce rôle à l'Opéra de Lyon la saison prochaine dans la mise en scène de Stefan Herheim qui a été créée à La Monnaie… En novembre dernier, j'ai chanté Azucena au Volksoper de Vienne, et il m'arrive régulièrement de reprendre le rôle d'Herodias dans Salomé et de Gaea dans Daphné. Mais Wagner et le répertoire allemand représentent la plus grande partie de mes engagements à l'heure actuelle. Je me réjouis d'autant plus de ces petites incursions offertes par Dvorak et d'autres œuvres, d'autres rôles. Par exemple, je chanterai Jocaste dans Œdipus Rex de Stravinsky le 11 octobre prochain à Amsterdam en version concert. Toutes ces expériences me permettent de trouver d'autres couleurs vocales et de me plonger dans d'autres univers.
Vous avez fait partie de la troupe du Wiener Staatsoper de 2004 à 2010. Que retrouvez-vous lorsque vous y retournez ?
Lorsque je chante au Staatsoper je reviens en tant qu'invitée. Je pense que la direction de Dominique Meyer a apporté un certain calme dans cette maison d'opéra, et je la trouve plus conviviale. Évidemment, je connais tout le monde, tous les pianistes. Retourner au Staatsoper, c'est comme retourner chez soi, ce qui est très agréable.
Cette maison est unique, à commencer par la taille de son répertoire. Le Staatsoper doit proposer quelque chose comme cinquante opéras par saison et, presque chaque soir, un spectacle ! Cela fait partie d'une grande tradition à Vienne : les opéras du répertoire sont présentés régulièrement. L'orchestre est également unique. Si la totalité du Wiener Philharmoniker ne se retrouve pas dans la fosse de l'opéra, un certain nombre de musiciens qui jouent au Staatsoper en sont tout de même issus, quand ce n'est pas la totalité… Dans Strauss et Wagner leur son est assez incroyable et très particulier. C'est comparable à la Staatskapelle. J'ai chanté Tristan à Dresde et, là aussi, le son est unique. Dans un contexte où les orchestres développent un son plutôt universel, j'aime beaucoup retrouver cette couleur si spécifique à certaines formations. Peu d'orchestres sont reconnaissables comme le sont encore ceux de Vienne et de Dresde…
Comment percevez-vous le public Viennois ?
À Vienne, le public est différent. Il y a toujours cette tradition des "Stehplatz" qui permet, pour 3 €, d'assister debout aux opéras qui sont donnés. On trouve là aussi bien des médecins, que des avocats ou des notaires qui peuvent parfois s'offrir de bonnes places assises, ce qu'ils font sans doute parfois. Mais ils fréquentent l'opéra trois ou quatre fois par semaine et assistent donc debout aux représentations. Ils forment une communauté complètement à part, connaissent tout et assistent aux opéras depuis 30 ou 40 ans. Chanter devant ce public peut naturellement devenir oppressant car un chanteur est toujours comparé à quelqu'un qui a chanté la même chose avant lui. Ces spectateurs se montrent aussi très critiques et ne pardonnent pas au chanteur qui ne parvient pas à atteindre une certaine note… Ceci étant, il est fantastique de voir à Vienne l'importance de la place de l'opéra, et plus largement de la musique. Elle fait partie du quotidien, se retrouve dans les conversations, les gens se passionnent et s'énervent à propos de ce qu'ils ont entendu. À Vienne, la musique n'est pas conservée dans un musée, elle est vivante !
Où allons-nous pouvoir vous entendre la saison prochaine et vers quels rôles souhaitez-vous vous diriger ?
Je ferai mes débuts à Toronto avec le rôle de Fricka dans La Walkyrie en février 2015. La saison prochaine, je dois aussi chanter Erda sous la direction de Simon Rattle à Vienne et Munich. Ce sera entre avril et juin 2015. J'ai également un projet avec Christian Thielemann. Et il y aura bien sûr d'autres récitals…
Plus loin, dans quelques années, j'aimerais faire ma première Geneviève dans Pelléas et Mélisande. Un jour aussi, Madame de Croissy dans Dialogues des carmélites, et Clytemnestre dans Elektra. Mais je suis encore trop jeune pour ces rôles. Peut-être aussi, et sous réserve de vérifier certaines notes, Kostelnicka dans Jenufa. Sur le plan théâtral, c'est un rôle que je trouve très intéressant. En définitive, j'aimerais m'orienter vers des rôles de caractère qui restent des rôles à chanter, et pas seulement à jouer.
Vous parlez de tessiture à propos de Kostelnicka… Comment voyez-vous l'évolution de votre voix ?
Certaines voix de mezzo se développent vers le haut et deviennent soprano, alors que d'autres voix de mezzo s'alourdissent et peuvent aborder le répertoire d'alto. J'ai l'impression que ma voix se comporte de façon assez curieuse car, si elle s'alourdit, j'ai conservé une certaine légèreté grâce à la pratique du récital. J'ai une voix qui, par nature, est assez large, mais elle est également dépendante des rôles que je chante et de la façon dont je l'utilise. Rien n'est gravé dans le marbre quant à l'évolution qui m'attend. C'est d'ailleurs ce qui est intéressant.
Intéressant et inquiétant ?
Parfois… Mais il faut rester calme, prendre l'avis de ses professeurs, de ses proches, des chefs d'orchestre et de ses pianistes. Puis, au final, être à l'écoute de sa propre voix intérieure…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 26 mars 2014
Pour en savoir plus sur Janina Baechle :
www.janinabaechle.com