Tutti-magazine : Pianiste, chef de chant, coach vocal, coach en langues, chef de chœur, traductrice… Quelle est la meilleure façon de définir votre activité ?
Irène Kudela : Les apparences peuvent paraître compliquées mais, pour moi, toutes les activités que vous citez ne font qu'une. Je parle sept langues mais je le dois à ma naissance au sein d'une famille polyglotte et polyculturelle, et d'avoir vécu dans plusieurs pays avant d'arriver en France. C'est sur cette base que je suis devenue musicienne en commençant par le piano. Puis, à l'âge de 13 ans, j'ai entendu un enregistrement de Dietrich Fischer Dieskau et Gerald Moore dans La Belle meunière et, captée par la relation que je percevais derrière la musique, je me suis dit : "C'est ce que je voudrais faire !". En effet, travailler avec les chanteurs et, de façon plus large dans le monde du chant, pouvait me permettre de concilier les langues, la littérature et la poésie que j'adore, ainsi que la musique. C'était une véritable révélation alors que, plus jeune, le piano n'éveillait pas en moi un grand intérêt…
À 14 ans je rentrais en classe de piano au Conservatoire de Paris, et à 16 ans, dans la classe d'accompagnement vocal qui venait de se créer. J'étais très jeune mais c'est pourtant à cet âge, par passion, que j'ai débuté dans ce métier. Un métier qui, j'en avais pleine conscience, se résume à tout ce que peut faire un pianiste pour et avec les chanteurs : les accompagner en récital, et les faire travailler des rôles dans des langues qu'ils pratiquent ou non. Aujourd'hui, les responsabilités qu'on me confie portent à la fois sur l'apprentissage des rôles par les chanteurs, mais aussi sur l'assistanat des chefs d'orchestre amenés à diriger un opéra dont ils ne maîtrisent pas la langue. On le sait moins, les chefs ont aussi besoin d'un grand soutien, ce qui instaure le plus souvent une merveilleuse qualité de dialogue. Enfin, les metteurs en scène ont les mêmes besoins dans la mesure où ils ont à travailler sur des opéras dont ils ne pratiquent pas la langue non plus. Et lorsqu'ils utilisent des traductions, celles-ci ne proposent pas nécessairement du mot à mot. De même, ils ont souvent besoin de saisir le sens des didascalies imprimées sur les partitions, car elles ne sont pas traduites… Mon amour des langues, de la littérature et de la musique forment un tout et les différentes activités que je mène me permettent de travailler en étant très heureuse.
En tant que pianiste de formation, comment la dimension pédagogique est-elle entrée dans votre carrière ?
Je suis fille de professeurs de langues. Mon père enseignait l'allemand et le français, et ma mère l'anglais et également le français. Ils se sont connus en Allemagne et, dès ma naissance, j'ai baigné dans une ambiance riche de multiples langues. Ils adoraient la musique et ma mère, en particulier, était très fine mélomane. C'est elle qui souhaitait que je fasse de la musique. Par ailleurs, tous les deux avaient à cœur de partager tout ce qu'ils pouvaient avec leurs enfants. Je les voyais faire, et de nombreux étudiants venaient à la maison, de telle sorte que le partage était un comportement normal. En grandissant, puis en devenant jeune fille, puis femme et ayant moi-même des enfants, cette dimension de partage s'est exprimée le plus naturellement du monde… Lorsque j'ai commencé à travailler à l'Atelier Lyrique de l'Opéra de Paris* à 40 ans, après avoir partagé dans de multiples autres endroits, je me suis retrouvée face à de jeunes chanteurs qui, parfois, n'avaient que 10 ans de moins que moi, et j'étais un peu leur grande sœur. Il était donc là aussi question de partager, mais avec amour.
* L'Atelier Lyrique de l'Opéra national de Paris est désormais intégré à une structure plus large - l'Académie - qui accueille chanteurs, musiciens, metteurs en scène et différents métiers de la scène.
Vous avez côtoyé de nombreux musiciens, chefs d'orchestre et interprètes. Certains ont-ils laissé en vous une empreinte particulière en matière de pédagogie ?
Lorsque je suis arrivée à Paris, mon professeur de piano au Conservatoire était Reine Gianoli. Malheureusement cette fabuleuse musicienne devait disparaître un an après des suites d'un cancer. J'ai donc eu très peu de cours avec elle mais je me souviens de son enseignement de la musique qui passait par la peinture et la sculpture. Elle parlait de couleurs, de textures, de touchers, de velours, de soie et de métal. Et cela nous renvoyait aux tableaux qui sont aussi composés de couleurs et de textures. Cette approche m'a profondément marquée et, aujourd'hui, j'utilise aussi ces parallèles lorsque je forme des chanteurs ou des pianistes. Je ne pourrais dire s'il convient d'appeler cela "pédagogie", mais il s'agit en tout cas pour moi d'une véritable envie de transmettre par ce biais.
Les images tiennent-elles une grande place dans votre enseignement ?
Je me sers des images, mais aussi des parfums auxquels je suis très sensible, et de la perception du corps. Chanter et jouer du piano sont des expressions éminemment physiques. S'exprimer dans une langue étrangère fait appel à des sonorités différentes, et donc à des sensations différentes. Pour réveiller ces sensations, lorsqu'elles sont totalement inconscientes, il faut parfois aller les chercher très loin pour se rendre compte, finalement, que ce sont ni plus ni moins que les sensations du chant. C'est le cas pour le tchèque et le russe, deux langues merveilleeuses à chanter. Or pour atteindre ces sensations-là, il faut à la fois procéder par images et par une forme d'éveil corporel. Pour autant, je n'ai aucune prétention psy ou à jouer les gourous. J'aide à trouver des choses que chacun possède dans son corps, des choses déjà connues ou pas encore. Aller à la rencontre d'une langue étrangère c'est parfois faire connaissance de parties de soi, à commencer par la tête entière, que l'on n'était pas conscient d'utiliser.
D'où l'importance des sensations du corps et de la respiration, qui va de pair. Souvent, lorsqu'on veut chanter dans une langue étrangère, la peur d'avancer vers l'inconnu fait que l'on bloque tout ce qu'on a de bon en nous. Et lorsqu'on a peur, on ne respire plus et il devient impossible d'aller vers quelque chose de nouveau. Tout cela marche ensemble. Des langues comme le tchèque sont très rythmiques, et la danse peut aider. Alors, face à des chanteurs encore un peu craintifs, je les prends par la main et nous dansons. C'est un excellent moyen pour comprendre que la trajectoire que je leur propose est humaine avant toute autre considération…
Assez jeune, une anecdote m'avait beaucoup frappée. J'ai été assistante de Mstislav Rostropovitch durant des années et je travaillais aussi avec sa femme, Galina Vishnevskaya. Je l'assistais, lui, pour tous les opéras qu'il dirigeait. Nous nous retrouvions chez lui pour travailler un peu, et je partais ensuite toute seule pendant un mois avec pour responsabilité de préparer toute la distribution avant son arrivée au moment de la générale-piano. Je l'accompagnais aussi chez lui lorsqu'il rôdait des programmes de récitals de violoncelle. Je n'ai jamais joué à ses côtés sur scène mais ces séances de travail me procuraient une immense joie. Quant à Galina Vishnevskaya, soit elle apprenait ses rôles, soit elle préparait des mélodies qu'elle enregistrait exclusivement avec son mari au piano. À 23 ans, j'ai ainsi eu la chance de pouvoir plonger dans le répertoire russe au plus haut niveau avec ses plus grands représentants… Un jour Galina m'avait raconté que leur plus jeune fille Olga, qui devait avoir 5 ans à l'époque, lui avait dit : "Mais maman, pourquoi tant de gens disent qu'il est si difficile de parler le russe ? Je n'ai que 5 ans et je le parle !". Cette phrase, je la ressors assez souvent lorsque des gens me disent qu'ils n'y arriveront pas. Cela pour dire que nous sommes tous capables de prononcer n'importe quelle langue. Nous avons simplement besoin d'un guide. Or ce qui m'intéresse par rapport aux chanteurs, c'est justement de les guider dans l'apprentissage d'un rôle pour leur permettre de donner le meilleur en trouvant les choses en eux-mêmes. Je ne donne pas de recettes mais j'aide à trouver ce qui est déjà présent. De fait, la peur de l'inconnu devient bien plus gérable dès lors qu'il s'agit de soi.
Nous avions rencontré le baryton Philippe-Nicolas Martin en janvier 2016 alors qu'il travaillait avec vous le rôle du Garde-chasse de "La Petite renarde rusée" dans une production de l'Arcal, et il nous avait confié la qualité de votre relation. Quelle est la nature du contact que vous aimez installer face à un chanteur ou à un groupe ?
Concernant un soliste, plusieurs cas de figure peuvent se présenter : le chanteur vient me trouver au tout début de l'apprentissage, ou bien je le rencontre parmi les autres artistes d'une production. Ces derniers ont donc déjà appris, parfois pas très bien, quand d'autres ne sont pas prêts du tout. Toutes ces différences influent sur la relation.
Le chanteur qui vient me voir effectue la démarche. C'est donc lui qui initie la relation et le rapport est infiniment plus facile. Souvent, elle ou il arrive avec une grande crainte de ne pas être capable. Par principe, j'aime les gens et, très rapidement, j'ai envie de les comprendre pour, ensuite, pouvoir les aider. Je vais donc entrer dans leur système de compréhension et, sans me poser de question, c'est l'humain qui crée la façon de transmettre. La matière est la même pour tout le monde mais je procéderai à tout petits pas face à une personne craintive ou fermée, et j'aurais tendance à abreuver de paroles quelqu'un de très ouvert. Demander à un chanteur de se confronter à des sonorités auxquelles il n'a jamais pensé peut s'avérer très perturbant. Aussi, je demande toujours d'enregistrer nos échanges. De la sorte, s'il est troublé par ce que je lui propose d'inattendu, le chanteur peut ensuite entendre le résultat. Il doit pouvoir confronter son point de vue au mien et je lui donne la possibilité de ne pas être d'accord. C'est indispensable pour que la relation fonctionne.
Lorsque je travaille avec un groupe au sein d'une production, la première différence est que la relation est publique en ce sens que tout le monde assiste à ce que je peux dire à chacun. Il va donc de soi que, dès la première répétition, je ne vais pas me précipiter sur un chanteur pour lui énumérer une liste de choses à corriger. Au contraire, avec beaucoup de douceur, je vais tâter le terrain. Si la personne prend l'information avec plaisir, je peux aller plus loin. Mais si je sens une réticence, je me contenterai de lui donner les informations les plus importantes. Certains chanteurs superstars du chant peuvent être extrêmement demandeurs, soit parce qu'ils sont très en retard dans l'apprentissage du rôle, soit parce qu'ils l'ont déjà beaucoup chanté et se réjouissent de trouver un peu de sang neuf pour aller plus loin. Les superstars ne sont généralement pas les plus difficiles, et les artistes moins connus ne sont pas nécessairement les plus faciles non plus, là encore par la peur. De telle sorte que ma façon de transmettre dépendra de la façon dont je pourrai accéder à la personne.
Un autre facteur est celui du temps dont on dispose. S'il est tard dans le processus de préparation, et même si j'assiste à une catastrophe, il m'est impossible de remettre en question au dernier moment une personne qui va se retrouver seule à chanter sur scène. L'abord psychologique est, de fait, extrêmement important. Voilà pourquoi ma priorité reste d'aider une personne à donner le meilleur d'elle-même en tenant compte d'un cadre de conditions données.
Observez-vous, lors de vos nombreux déplacements, des besoins particuliers en conseil ou apprentissage liés à un pays ?
Tout à fait. Il se trouve que je fais en ce moment de nombreux allers et retours en Islande. Il s'agit d'un pays neuf où l'opéra est également une expression nouvelle. Le cas est donc très particulier. Pour autant, de nombreux chanteurs sont formés, ainsi que des pianistes. En revanche, les Islandais n'ont pas encore de chefs de chant. Les chanteurs de l'Opéra forment également eux-mêmes de jeunes chanteurs mais leurs pianistes ne connaissent pas encore très bien le répertoire. Ils ont pu constater des progrès extrêmement rapides au niveau de chanteurs complètement perdus qui ne savaient ni comment apprendre ni avec qui.
Mais l'Islande est un cas particulier. D'une façon générale, on m'appelle là où l'on peut utiliser mes compétences. Les besoins en tchèque, russe et français sont ceux qui reviennent le plus souvent. Par exemple, j'ai commencé à beaucoup travailler à Munich sur le répertoire tchèque et on m'a ensuite demandé de venir faire travailler le répertoire français. Tout est également question de personnes et de rencontres. Il se trouve que je peux faire travailler l'opéra tchèque aussi bien en allemand, qu'en anglais, en russe, en français ou en italien. Or, face à une distribution internationale, cela me permet de m'adresser à tout le monde et d'être comprise par l'ensemble de mes interlocuteurs.
Autre exemple, je vais bientôt faire répéter une distribution russe pour Eugène Onéguine à l'Opéra de Paris, c'est-à-dire des chanteurs dont certains auront déjà interprété cet opéra dans plus de dix productions. En revanche, le chef n'étant pas russe, j'espère pouvoir contribuer au lien qu'il pourra former avec les chanteurs et l'ouvrage.
Vous donnez également des masterclasses…
Et j'aime cela car elles permettent à un public qui n'est pas du tout sensibilisé au chant de s'y intéresser en répondant à sa curiosité. Tel a été le cas en septembre dernier au Festival Vino Voce de Saint-Émilion. L'objectif était d'amener des gens qui n'ont jamais vu travailler de chanteur à découvrir comment cela se déroule. Pour moi, l'intérêt était double : faire avancer les chanteurs, et montrer au public la nature du travail vocal.
Nous rencontrons souvent des chanteurs extrêmement malheureux face aux mises en scène dans lesquels ils doivent s'exprimer. Quel est le comportement le plus constructif à adopter face à une telle situation ?
Le premier conseil que je pourrais donner dans un pareil cas est d'arriver bien préparé aux répétitions. Bien connaître son rôle laisse une chance de pouvoir dialoguer avec le metteur en scène. Sans travail préalable suffisant, le chanteur prête le flanc à tout et, si le metteur en scène n'est pas ouvert au dialogue, il n'aura aucun moyen de justifier son désaccord. "Bien préparé" ne signifie pas seulement connaître son rôle par cœur. C'est aussi avoir réfléchi sur le personnage qu'on va interpréter… Se mettre sur un plan d'égalité me semble être indispensable. Chanteurs, metteurs en scène et chefs d'orchestre sont des êtres humains égaux, et je pars du principe que nous évoluons dans un monde où les gens se respectent mutuellement. Si tel n'est pas le cas, je n'aime pas dire aux gens "c'est difficile !", et encore moins énoncer un jugement du style "untel est un abruti !" dans la mesure où chacun est susceptible d'avoir un ressenti différent avec une même personne. Tous, nous avons fait l'expérience d'un individu dont la réputation était abominable et avec lequel, finalement, tout s'est très bien passé. L'inverse peut être tout aussi vrai. Aussi, je préfère considérer ces situations au coup par coup tout en restant persuadée que l'essentiel est de bien se préparer car c'est aussi se respecter soi-même.
Ensuite, il est des cas où l'explication peut permettre de faire évoluer une situation bloquée. Par exemple, le chanteur, au lieu de s'enfermer dans un refus, doit pouvoir expliquer en quoi ce qu'on lui demande est impossible. Si une posture casse sa respiration, il doit montrer en quoi elle l'empêche de chanter. Mais, au préalable, il faut accepter d'essayer car, ce faisant, le metteur en scène peut prendre conscience de la difficulté. Un refus d'emblée vous fait passer pour quelqu'un de capricieux et le dialogue devient impossible. Le metteur en scène est un artiste qui ne peut s'exprimer que par le truchement du chanteur. Il a lui aussi besoin d'être compris et soutenu dans sa démarche, et appréciera toujours un dialogue sincère.
Vous revenez d'Islande où vous préparez "La Voix Humaine". Cette pièce particulièrement difficile vous demande-t-elle une approche de travail différente ?
La langue islandaise possède assez peu de phonèmes. En revanche, elle use de sons qui n'existent pas en français et que d'autres langues connaissent. Mais, surtout, l'oreille islandaise n'est pas formée pour de nombreuses sonorités. J'ai fait travailler Eugène Onéguine en russe aux chanteurs islandais et, pour certains d'entre eux, le russe s'apparentait à un cauchemar absolu car ils n'entendaient pas certains sons, comme les "je", "ze", "che" et "tche". Mon rôle était alors de réveiller à la fois l'oreille et la sensation. Or ce processus est très long. Lorsque j'ai commencé à travailler la pièce de Poulenc avec la soprano, tel était le cas.
Le spectacle obéit à une structure assez originale : la moitié de La Voix humaine est chantée en français, et l'autre moitié consiste en des interventions en islandais dites par une actrice. Le texte parlé peut précéder ou suivre ce qui est chanté, et certaines phrases de Cocteau non-utilisées par Poulenc sont parfois attribuées à la comédienne. L'accompagnement est entièrement confié au piano dans la version que Poulenc avait jouée lui-même. Or, une première difficulté est apparue : la chanteuse ne parvenait pas à chanter en français juste après avoir entendu parler en islandais. La direction de l'Opéra ne comprenait pas le problème et m'a demandé de revenir. J'ai alors pu expliquer la nature de ce premier problème : l'excellente comédienne islandaise disait le texte sans s'inscrire ni dans la rythmique ni dans la poésie ou le besoin de Cocteau et de Poulenc. En raison de la perception culturelle très différente de la langue islandaise, il s'opérait régulièrement une déconnexion complète de La Voix humaine pour un univers qui n'avait plus rien à voir avec l'œuvre. De telle sorte que la chanteuse était totalement perdue et se trouvait incapable de reprendre le fil de sa propre progression. Je ne parle pas islandais mais, à la demande de la metteuse en scène islandaise, j'ai pu amener l'actrice à rentrer dans l'univers de la langue française en observant les respirations de Poulenc lorsqu'elle dit son texte. De plus, l'actrice rencontrait un problème qui est celui des acteurs du monde entier confrontés à la musique : au théâtre le cadre de temps n'existe pas, alors qu'il existe à l'opéra et qu'il est même très strict. Il lui fallait donc entrer dans un cadre de temps musical, qui plus est celui d'une langue différente. Cette problématique très complexe m'a totalement passionnée et, bien sûr, mon amour pour les langues était comblé ! À vrai dire, ce qu'on attendait de moi dépassait de beaucoup la charge d'un chef de chant et j'ai été conquise par le fait de pouvoir utiliser de façon encore plus ample ce qui m'anime.
La situation en Islande a-t-elle progressé comme vous le souhaitiez ?
En replaçant l'actrice dans un temps musical qu'elle ne soupçonnait pas, la chanteuse a pu se reconnecter beaucoup plus facilement à l'œuvre pour enchaîner avec le texte parlé. Désormais, lorsqu'elle recommence à chanter, la langue ne représente plus pour elle des phonèmes qui ne veulent rien dire. Elle utilisait pourtant une traduction mot à mot, mais cela ne suffisait pas. Il fallait recréer le lien entre ce qu'elle entendait en islandais et ce qu'elle allait chanter en français. La clé du problème était de faire en sorte que tout se rassemble en un seul univers.
Au moment où je vous parle, nous avons vu tout l'ouvrage et j'ai pu faire travailler la chanteuse, la comédienne, ainsi que la pianiste qui n'était pas sensibilisée au théâtre. Or la musique de Poulenc est très théâtrale au point d'accentuer un mot qui vient d'être dit ou de le précéder. Dans La Voix humaine, l'orchestre, ou ici le piano, peut aussi bien devenir le personnage de "Elle", qu'épauler son expression ou prolonger son discours alors qu'elle ne chante plus. Tout cela est impossible à imaginer sans expérience du théâtre, qui plus est dans une langue inconnue… Je retournerai prochainement en Islande pour une dizaine de jours afin de poursuivre ce travail, après quoi l'équipe aura dix autres jours pour se consacrer à la mise en espace proprement dite.
Lorsqu'on monte un opéra de Janacek, vous y êtes souvent associée. Travailler assez régulièrement sur les mêmes œuvres provoque-t-il une certaine lassitude ?
Aucune lassitude n'est possible avec Janacek tant il représente l'humain. Dans sa musique, rien n'est écrit ni au hasard ni de manière intellectuelle. Né dans un village de Moravie - il a vécu dans la même ville que mon grand-père, dans la région de Brno -, il a commencé à composer de la musique à la quarantaine, et des opéras passé 60 ans. Auparavant, il était à la fois instituteur et directeur de chorale et, bien que musicien, il ne pensait pas devenir un authentique compositeur. En revanche, il était passionné par l'humain et collectait dans de petits cahiers les intervalles, les rythmes et les couleurs de l'expression parlée des gens. Or ces trois données expriment à la fois l'état d'esprit d'une personne et la caractérisent par rapport à une autre. Janacek était passionné par le théâtre et, lorsqu'il a commencé à écrire des opéras, il était intéressé par la juste représentation d'une émotion. Il s'est donc servi d'une base de texte et a utilisé intervalles, rythmique et couleurs pour exprimer ce que ressent le personnage à un moment donné de l'œuvre. Souvent, les chanteurs sont perturbés par la polytonalité de Janacek. Par exemple, en do Majeur, ils peuvent être amenés à chanter, non l'intervalle do-mi, mais do-mib. Pourtant, l'orchestre et les autres chanteurs restent dans la tonalité de base. Avec cet ajustement de la hauteur de l'intervalle, le compositeur exprime la déprime du personnage. Il n'y a là aucun discours intellectuel mais une approche psychologique. À l'inverse des nouveaux langages musicaux expérimentés par Berg ou Webern, Janacek a mis la musique au service de la langue. Pour des oreilles extérieures, cela aboutit certes à un langage musical, mais tel n'était pas son propos.
Tout cela pour dire qu'à partir du moment où la construction se fait sur l'humain, cela me passionne. Il m'est impossible de me lasser car je découvre sans arrêt de nouvelles choses. J'ai participé à de multiples Katia Kabanova et de nombreuses Jenufa mais, à chaque fois, je redécouvre l'œuvre et m'émerveille de la justesse de Janacek par rapport à l'humanité des personnages. De surcroît, chaque chanteur va apporter sa propre personnalité. Dès lors, vous ne pourrez jamais entendre un ouvrage de Janacek chanté de la même manière. De plus, sa musique revêt une spécificité bien particulière. En effet, il écrivait comme un cochon et il confiait ensuite ses manuscrits, totalement illisibles, à un copiste qui décryptait ce qu'il pouvait. La partition était alors éditée sur cette base avec les habituelles fautes des éditeurs. Il y avait donc déjà trois versions. Il arrivait ensuite que, Janacek assistant à une répétition où un chanteur faisait une faute, retienne cette faute en la jugeant meilleure que ce qu'il avait écrit. Le copiste reprenait alors cette correction comme il le pouvait, etc. Je possède neuf partitions différentes de Jenufa dont on ne peut dire qu'aucune n’est juste ou fausse.
Cette multitude de versions pose-t-elle un problème aux chefs d'orchestre ?
Pour avoir travaillé sur de multiples productions, je connais très bien le matériel existant. Aussi, lorsque je conseille un chef qui dirige pour la première fois un opéra de Janacek, je lui indique tout ce qui existe et les différentes possibilités qui s'offrent à lui. Cela lui permet de choisir sa propre solution en fonction de ce qu'il ressent, tout en demeurant totalement dans la volonté du compositeur. Bien entendu, il n'est pas question d'inventer mais de faire une succession de choix pour correspondre le mieux à la sensibilité du chef. Alors, avec toute cette matière à disposition, comment voulez-vous que je m'ennuie ?
Dans les années quatre-vingt vous avez également travaillé pour les films d'opéra…
J'étais la pianiste et conseillère musicale de la maison Erato, à l'époque où ce label était celui de Rostropovitch. Michel Garcin en était le Directeur, et Daniel Toscan du Plantier à la tête de l'entreprise. C'était l'époque des films d'opéras et, par exemple, j'ai accompagné Barbara Hendricks dans des émissions de télé à la sortie de La Bohème de Commencini… À cette époque, Ruggero Raimondi devait chanter Boris Godounov. Il s'agissait du premier enregistrement mondial de la première version de l'opéra, qui devait donner lieu à un film réalisé par Zulawski. Mais il fallait d'abord convaincre Raimondi d'accepter de chanter cette version de Boris qui met moins en valeur son personnage au deuxième acte, et qui est aussi plus difficile, car plus âpre. Daniel Toscan du Plantier m'avait donc demandé de convaincre Raimondi ! J'avais 24 ans, et me voilà prête à prendre le premier avion pour Rome où il se trouvait… J'arrive avec ma partition sous le bras à l'hôtel où logeait Raimondi, et je le fais appeler depuis la réception. Il descend et, là, me regarde en s'exclamant : "C'est vous qui êtes censée me convaincre ?". Que pouvais-je répondre d'autre que : "Euh… Oui…". À 21 ans, j'avais déjà été confrontée à un problème similaire à l'Opéra de Philadelphie. Le Directeur du théâtre doutait de ma capacité à faire travailler les chanteurs plus âgés que moi dans Carmen. Ce à quoi j'avais fait le même genre de réponse. J'ai donc proposé à Raimondi d'essayer, et nous avons travaillé ensemble toute la journée. Puis il m'a fait visiter Rome avec beaucoup de gentillesse. À la fin de la journée, il s'est tourné vers moi et dit : "Bon, allez Irène, vous m'avez convaincu. Dites-leur que c'est oui !". Ce n'était pas rien car Ruggero Raimondi avait déjà remporté un énorme succès avec le film Don Giovanni de Losey, il était une star mondiale dans le domaine du film d'opéra, et on montait les productions sur son nom.
De même, vous avez collaboré avec Kent Nagano…
Absolument, et je vais vous raconter une anecdote édifiante sur un épisode de notre collaboration. En 1994, Kent Nagano m'avait fait engager au Festival de Salzbourg. C'était la première fois qu'il était invité et il souhaitait m'avoir à ses côtés. Il allait diriger Œdipus Rex et la Symphonie des psaumes, un spectacle mis en scène par Peter Sellars qui a été repris l'année dernière au Festival d'Aix… Je me rends donc à Salzbourg avec lui en tant que chef de chant et assistante au côté de son autre assistant, Laurent Pillot. Tout le temps des répétitions se déroule sans problème : lorsque Nagano n'était pas présent, Laurent et moi travaillions ensemble, et lorsqu'il était là, je jouais du piano sous sa direction. Or il faut savoir que Kent Nagano est un chef extrêmement exigeant, précis, qui demande aux musiciens de jouer "sur la baguette". Arrive la fin des répétitions et il dit à Gérard Mortier qui était alors Directeur du festival : "Je souhaite qu'Irène tienne la partie de piano dans Œdipus Rex". Mortier accepte sans problème, mais pas le Directeur de l'Orchestre Philharmonique de Vienne, lequel objecte : "Non, car c'est une femme !". En 1994, aucune femme n’était autorisée à jouer avec cet orchestre. Ce à quoi Nagano a répondu qu'il ne dirigerait pas si je ne jouais pas ! Gérard Mortier, bien évidemment, a adoré le scandale qui s'est ensuivi et a annoncé que le spectacle ne se ferait pas si le Philharmonique de Vienne ne me permettait pas de jouer dans la fosse. Et il a obtenu gain de cause. Toutefois, pendant toutes les répétitions et tous les spectacles, j'arrivais dans la fosse totalement transparente. Aucun de mes collègues musiciens ne répondait à mon "bonjour". J'étais un fantôme, et je n'existais pas pour ces musiciens que j'avais trouvés extraordinaires trois semaines plus tôt et qui m'avaient émue aux larmes. J'étais alors bien loin d'imaginer que j'allais devoir me retrouver parmi eux. La situation était incroyable : être imposée parmi le meilleur orchestre du monde et penser que tous les musiciens vous détestent pour le simple fait que vous êtes une femme !
Mais l'histoire ne s'arrête pas là car Nagano me voulait à tout prix très près de lui dans la fosse. Il faut dire que le Philharmonique de Vienne ne répond pas comme la majorité des autres orchestres : le chef obtient le son qui découle de son geste une seconde après. Ce décalage est extrême, et Nagano n'avait pas l'habitude. Par ailleurs, il a dirigé ensuite de nombreuses fois à Salzbourg, mais il s'agissait là d'une première particulièrement importante qu'il fallait assurer au mieux. Bref, pour répondre à l'exigence du chef, on avait placé le piano sur lequel je jouais contre le mur de la fosse, à la gauche de Nagano. Mais le Festival avait également installé au-dessus de ma tête une plaque bois afin de me cacher sans étouffer le son de l'instrument. Or cette installation comportait tout de même une petite ouverture et, chaque soir, les spectateurs du premier rang qui s'installaient remarquaient soudain une tête de femme par un petit trou ! Et tous les soirs, c'était la même chose : "Eine Frau, kuck mal!" *. Et toute la salle défilait pour voir cette femme qui avait pris place dans la fosse d'orchestre. Cette attraction ne faisait pas partie de la mise en scène de Peter Sellars, mais il s'en souvient encore ! Moi, j'étais stressée, non par la situation que je trouvais grotesque et plutôt risible, mais en tant que musicienne. Car mes collègues ne m'aidaient pas, or j'avais l'habitude jouer pile-poil sur l'indication du chef. Avec le Philharmonique de Vienne, je devais observer un retard. De plus, le piano est un instrument à percussion et je me trouvais près des instruments à cordes dont le son met plus de temps à se propager. Je devais donc à la fois analyser ce qu'indiquait le chef et observer les cordes afin de jouer du piano après elles. C'était la seule façon d'aboutir à un son cohérent. La tension était énorme pour ne pas me retrouver en avance.
* "Il y a une femme, venez voir !".
La voix est au centre de votre travail, pourquoi ne chantez-vous pas ?
Je suis mariée à un chanteur, c'est vous dire si la voix est importante dans ma vie ! Quant à moi, on me prête une jolie voix, mais je suis bien trop timide pour chanter. Je n'ai jamais pu imaginer me trouver sur une scène face à des tas de gens qui me regardent. La seule pensée en est même effroyable. En revanche, étant chef de chant, la voix m'entoure et j'ai continuellement l'occasion de chanter pour donner les répliques aux chanteurs et montrer des exemples. De fait, je suis extrêmement heureuse de m'exprimer par le chant toute la journée sans pour autant être exposée comme une interprète professionnelle.
Vous faites travailler régulièrement les jeunes chanteurs de l'Académie de l'Opéra national de Paris. Que pouvez-vous dire de cette collaboration ?
Il s'agit ni plus ni moins de ma grande passion depuis 14 ans et, de toutes mes activités, celle qui m'apporte le plus de joie. Partager, d'une part ma connaissance des répertoires avec des jeunes chanteurs, et d'autre part, partager avec de jeunes chefs de chant mon expérience en la matière est un merveilleux bonheur. La jeunesse représente l'avenir. Je sais combien cette phrase peut sembler facile, mais, pour moi, elle est porteuse d'un vrai sens car j'ai des enfants, et ma vie est aussi axée vers l'avenir. Je ne me vois pas vivre sans avoir transmis ce que j'ai reçu. Peut-être parce que je suis fille de professeurs, c'est là un des sens de ma vie : vivre avec les autres et pour les autres. L'Académie, qui s'appelait auparavant Atelier Lyrique, a fait appel, au tout début, à mes compétences touchant l'opéra russe. Puis on a vite compris que j'avais envie de transmettre beaucoup plus de choses et je me rends aujourd'hui à l'Académie pour du russe, du tchèque ou de l'allemand, pour du lied, de la mélodie, de l'opéra, et pour faire travailler à la fois chanteurs et pianistes. Quoi qu'on m'y demande, j'y suis heureuse et, rien qu'en le formulant, cela m'émeut car je suis reconnaissante à chacun des directeurs qui se sont succédés, d'avoir compris que je pouvais tenir un petit rôle dans la structure.
Lorsque vous préparez un chanteur à un rôle et que vous découvrez le fruit de votre travail sur scène, cela provoque-t-il en vous une émotion particulière ?
La façon dont je vois mon métier est d'essayer de donner tout ce que j'ai pour aider l'autre à grandir et être au meilleur de lui-même. Lorsque j'étais très jeune je donnais absolument tout et il ne me restait plus rien. J'arrivais à la Première totalement exsangue et j'avais besoin de plusieurs jours pour m'en remettre tant j'avais puisé dans ma toute jeune existence. Avec l'expérience et le nombre des années, je donne aujourd'hui tout autant sans chercher à économiser de mon énergie ou de ma connaissance sur un ouvrage, mais je gère différemment le niveau affectif de façon à me préserver. Mais il peut m'arriver encore de me laisser avoir et, lorsque j'en prends conscience, je sais que je vais souffrir. Ceci étant, l'émotion susceptible de vous faire pleurer lors d'une Première touche l'affect mais pas le côté professionnel. Lorsque je fais mon travail correctement je suis heureuse pour la personne qui est sur scène. Une émotion débordante serait fausse car il s'agirait alors de moi et non plus d'elle. À l'inverse, je ne peux être ni heureuse ni fière si j'estime avoir mal fait mon métier, et je me dis alors : "Mais pourquoi n'ai-je pas dit ceci ? Pourquoi n'ai-je pas fait cela ?".
Par ailleurs, lorsque j'assiste à une production que j'ai fait travailler, il m'est impossible de me reposer. Je ne peux ni profiter du spectacle ni me détendre, car je n'écoute pas et ne vois pas le spectacle. Je suis reliée note à note et mot à mot avec tous les chanteurs et tout l'orchestre en même temps. Le paradoxe est que je ne lâche pas le bébé car je suis encore en train de veiller sur lui, même si je sais que je n'en ai plus la charge. Cependant, pour être honnête, il peut arriver un soir de Première ou un autre soir, qu'un chef ou un interprète que j'ai fait travailler m'épate tout à coup. Mais alors, loin de moi l'orgueil de penser qu'ils me le doivent ! L'amour que je leur porte est alors décuplé car je reconnais la valeur du travail qu'ils ont accompli… Bien sûr, si je vais écouter un ouvrage sur lequel je n'ai pas travaillé, les émotions arrivent en même temps que je découvre, comme toute autre personne du public.
Au fil de ces années, avez-vous vu s'accentuer la difficulté d'être chanteur ?
Oui, à commencer par la forte diminution des possibilités de travail offertes aux jeunes chanteurs qui a marqué les trois dernières années. Cette situation est catastrophique. Ensuite, dans la mesure où il y a de moins en moins de travail mais de plus en plus d'organismes de formation, et cela dans le monde entier, le niveau a beaucoup augmenté et de plus en plus de chanteurs d'un excellent niveau peuvent prétendre à travailler. Dès lors, ce à quoi je travaille auprès des jeunes chanteurs, indépendamment du degré de performance qui leur est demandé, c'est paradoxalement de sortir de l'idée même de performance pour s'attacher au sentiment qu'ils sont exceptionnels dans le sens où chacun de nous est unique. Ils ont tous quelque chose d'infiniment particulier, et il est nécessaire de mettre cette chose particulière en évidence. Il ne s'agit pas de chanter plus fort ou plus vite ou de posséder le plus beau contre-ut car ils peuvent prétendre à posséder ou acquérir tout cela. En revanche, chacun a sa propre spécificité et, si chaque chanteuse et chaque chanteur s'attache à la développer à un niveau qui la rend évidente, à ce moment le travail ne leur manquera pas. Il ne s'agit pas de jugement de valeur, mais de différence. Cette chose différente, ils la possèdent mais, attention, s'ils se reposent dessus, ça ne donnera rien. Au contraire, la différence doit être épaulée par un travail colossal.
Si le jeune chanteur comprend cela, il se trouvera rassuré de se savoir unique et cela lui servira dès qu'il va devoir auditionner car il aura très peur. Peur d'être jugé. Pourtant, il doit comprendre qu'il ne s'agit pas de cela. Que ce soit un directeur de théâtre ou bien moi-même qui ai aussi auditionné pour mes propres productions, on ne choisit pas forcément celui qui chante le mieux dans un cadre de performance, mais la personne qui correspond le plus précisément à un projet précis. Or ce jeune chanteur qui se présente pour auditionner ne connaît pas le projet du directeur, du metteur en scène et du chef d'orchestre. La seule possibilité en son pouvoir est de se montrer tel qu'il est, qui il est, et au plus haut niveau de ce qu'il peut être. Ensuite, il correspondra ou non au projet : on cherchait un blond, il est brun, et ça s'arrête là ! Il est indispensable que les jeunes interprètes comprennent ce mécanisme et il faut les y aider en leur faisant trouver et assumer leur part de merveille. Pour ma part, je souhaite les aider à conforter leur singularité afin qu'ils soient rassurés le jour où ils auront à passer des auditions.
Votre trajectoire passe par Royaumont. Qu'évoque spontanément pour vous ce lieu ?
Ce lieu est tout simplement magique ! Cet endroit amplifie tout. On y devient plus intelligent, plus ouvert. Il se passe quelque chose, de telle sorte qu'à Royaumont j'ai ressenti un grand potentiel à recevoir. La hauteur des plafonds en ogive et l'élévation du lieu - et je ne suis pas croyante - font que l'être humain devient meilleur et trouve en lui la possibilité de devenir infiniment plus riche. J'ai fait de nombreux stages dans ce lieu et j'en garde un souvenir fabuleux car j'avais l'impression de pouvoir donner infiniment plus aux personnes présentes, mais aussi qu'elles étaient en capacité de recevoir bien davantage. La réceptivité jouait dans les deux sens de façon incommensurable. Chaque fois que je suis allée à Royaumont, je sais que j'ai fait un progrès énorme. Je n'ai jamais expérimenté cela ailleurs dans le monde.
Y a-t-il des œuvres que vous n'avez pas encore abordées dont vous souhaiteriez qu'on vous confie la préparation ?
Il y a pas mal d'opéras russes que l'on ne m'a pas encore demandé de préparer, ainsi que de nombreux opéras de Massenet ou de Puccini. J'ai beaucoup fait travailler Massenet en coaching mais pas en production, à part Le Cid. Quant à Puccini, j'ai seulement collaboré à une production de La Bohème et une de Turandot. Le problème est qu'on ne me demande pas ces opéras parce qu'on n’y pense pas. À l'inverse, on fait souvent appel à moi pour Pelléas et Mélisande. Il faut dire aussi que j'ai eu la chance d'étudier cet opéra avec Jacques Jansen, Irène Joachim et Camille Maurane alors que j'accompagnais leurs classes au Conservatoire de Paris. C'est à cette occasion que j'ai connu mon mari, Michel Fockenoy, qu'ils aimaient beaucoup.
Quant à la raison qui m'attire vers certaines œuvres, c'est la dimension théâtrale essentielle qu'elles partagent. C'est précisément le théâtre qui m'intéresse. Chez Verdi, je choisirais Falstaff ou Don Carlo qui me passionnent parce que le théâtre est au centre des œuvres. Il en est de même pour le lied ou la mélodie car, avec la littérature et la poésie, il s'agit là aussi de mises en situation de personnes. J'adore la voix dans le bel canto, mais je me sens moins attirée par les œuvres…
Quels sont vos projets à l'horizon des prochains mois ?
Je passerai de La Voix humaine en Islande à La Petite renarde rusée à La Monnaie de Bruxelles en février et mars. Puis, dans la saison qui vient, je travaillerai sur De la Maison des morts à Munich, et Boris Godounov à Götteborg. Je reviendrai aussi à l'Opéra de Paris le 2 février pour un récital des jeunes interprètes de l'Académie consacré à Dvorak, puis à l'Opéra Bastille pour Eugène Onéguine en mai, et à nouveau De la Maison des morts en novembre, la saison prochaine. Voilà pour ce qui est sûr et signé… Après m'être interrompue plusieurs années en raison de problèmes de santé, j'ai pu également reprendre quelques activités de concert. Récemment j'ai joué au côté de la mezzo-soprano Aude Extremo autour d'un répertoire russe et tchèque. Cette musique me tient à cœur et j'ai toujours une grande envie de la partager et de la faire découvrir, de la même façon que le répertoire français à l'étranger. Enfin, je suis en train d'organiser avec une autre interprète une tournée basée sur des récitals de mélodies. Parallèlement, j'animerai des masterclasses de répertoire français…
Vous paraissez une personne comblée…
Le métier que je pratique me rend extrêmement heureuse. Jeune, j'ai eu la chance de faire des rencontres qui m'ont non seulement enrichie, mais m'ont également toujours permis de découvrir davantage sur moi-même. Sur le plan professionnel, de nombreuses collaborations merveilleuses sont devenues des relations amicales. Quant à la maladie, elle m'a permis d'aller à la rencontre de moi-même. Cette étape, aussi difficile soit-elle, m'a fait comprendre combien j'aime la musique, combien elle est importante pour moi, et combien j'aime partager. À 54 ans, je m'estime être la personne la plus heureuse au monde…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 22 décembre 2016
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