C'est en 2006, à Salzbourg, que la soprano allemande Christiane Karg a été projetée sur la scène lyrique internationale. Quatre ans plus tard, elle incarne Poppée dans la production du Glyndebourne Touring Opera où elle rencontre le chef d'orchestre Jonathan Cohen. Elle le retrouve cette année à la tête de son ensemble Arcangelo pour l'enregistrement d'Amoretti, riche programme dédié aux femmes amoureuses de Mozart, Grétry et Gluck. Un programme, nous dira son éditeur, entièrement composé par la chanteuse qui choisira également l'orchestre qui l'accompagne et la photographe avec laquelle elle a travaillé l'évolution de son image…
Tutti-magazine : Amoretti, tiré de La Finta Semplice de Mozart, qui donne son nom à votre nouveau disque, est sans doute l'aria le plus difficile à chanter. Pour quelle raison l'avez-vous enregistré en studio dès la première session ?
Christiane Karg : Cette aria, il est vrai, est parmi les plus difficiles à chanter de cet album, et je vous avoue que je ne le connaissais pas très bien… La difficulté vient de sa légèreté et de la fragilité qu'il faut préserver dans le chant. Mais, justement, c'était une bonne chose de commencer les sessions avec lui, alors que la voix est fraîche. Les jours de studios s'enchaînent ensuite à raison de six heures quotidiennes et il est difficile de retrouver cette même fraîcheur avec la fatigue accumulée. Un enregistrement, c'est un peu un marathon et j'étais vraiment heureuse d'aborder La Finta Semplice avec la disponibilité vocale que je souhaitais pour cet air.
Vous avez enregistré Amoretti en 4 jours. Cela était-il confortable ?
Bien sûr, ce n'est pas suffisant, et si cela avait été possible, j'aurais aimé pouvoir enregistrer un air, puis voyager pendant une semaine avant de revenir pour enregistrer le suivant, et ainsi de suite. Mais ce n'est absolument pas réalisable et il devient alors important d'utiliser au mieux le temps dont on dispose et de s'adapter. Un chanteur doit savoir s'adapter, car il se sent chaque jour différent en fonction de la qualité de son sommeil, s'il a pris froid… J'espère bien sûr toujours que tous les éléments seront réunis pour viser la perfection, mais c'est un idéal et la réalité est toute autre. Il n'y a jamais suffisamment de temps pour répéter, en particulier avec un orchestre que vous devrez payer pour cinq minutes de studio supplémentaires. Je n'ai jamais compté mon temps dès lors que cela pouvait bénéficier à mon travail. C'est sans doute la raison pour laquelle je n'aurais jamais pu intégrer un chœur.
Amoretti est placé sous le signe de l'amour sous différents aspects. Lequel préférez-vous interpréter sur le plan dramatique et pourquoi ?
Cela est lié à bien des aspects. Aujourd'hui, le temps est gris et il peut ; L'"Adieu" de Gluck tiré d'Iphigénie en Aulide s'accorderait bien avec ce que je ressens. En revanche, si dehors, le soleil était radieux, je serais sans doute plus proche de "Biancheggia" de Mozart. Tout dépend en fait de mon humeur du moment. Il m'est donc impossible de dire que je préfère ou que je ressens mieux tel ou tel autre sentiment amoureux. Ceci dit, j'aime beaucoup l'air "Il va venir… Pardonne, ô mon juge" tiré de Sylvain de Grétry, et son splendide accompagnement orchestral. Dans l'album Amoretti, vous trouverez six sortes d'émotions amoureuses exprimées par les différents airs qui le composent, et je me sens proche de tous ces sentiments car ils représentent ni plus ni moins la variété de ce que nous vivons tous au travers du sentiment amoureux, de la plus grande des joies à la tristesse la plus absolue. En définitive, notre quotidien n'est il pas chargé de tout cela en même temps ? Et cette gamme d'émotions n'est-elle pas nécessaire ? Triste ou heureux, vivre avec ce que nous avons est sans doute l'essentiel.
Jonathan Cohen vous a dirigée en 2010 dans Le Couronnement de Poppée pendant la tournée de l'Opéra de Glyndebourne. Vous le retrouvez début 2012 pour enregistrer Amoretti. Comment pouvez-vous définir votre collaboration artistique ?
Nous avons également collaboré en 2010 pour Aci, Galatea e Polifermo de Haendel à la Cité de la Musique de Paris. Travailler avec Johnny est très particulier. Lorsque nous nos sommes rencontrés, je suis tombé sous le charme de sa manière de faire de la musique. Il est absolument incroyable et ne compte jamais son temps, ce qui est important à mes yeux, vous l'avez compris ! Maintenant je connais sa famille, son petit garçon, et nous sommes devenus amis. Notre approche de la musique est très simple. Il nous arrive de nous retrouver pour nous lancer à la découverte d'airs pour voix, chacun faisant part de ce qu'il aime à l'autre. Avec lui, je peux passer un après-midi dédié à la musique et au chant avec l'impression d'échapper au temps, en me sentant libre. Sur scène, c'est un réel confort pour moi de le savoir dans la fosse. Bien sûr, nous avons parfois des points de vue différents, en particulier sur les tempi, mais nous discutons et trouvons toujours un compromis qui nous convient à tous les deux. Ni lui ni moi ne sommes braqués sur nos positions mais toujours ouverts à l'échange, ce qui est capital.
Comment pouvez-vous définir votre rapport avec les musiciens d'Arcangelo ?
Jonathan Cohen est un être qui détient une énergie formidable, qui n'élève jamais la voix mais décrit toujours ses souhaits avec une très grande précision, et ses musiciens se montrent très attentifs à ce qu'il dit. Cela est d'autant plus précieux qu'ils ne travaillent pas toujours ensemble. Chaque musicien poursuit sa propre carrière et Arcangelo se forme en fonction de projets. Lorsque nous avons débuté l'enregistrement, je ne connaissais aucun des musiciens de l'ensemble car cette formation est toute nouvelle, mais je peux vous dire que la semaine d'enregistrement que j'ai passée avec eux a été formidable. Nous nous sommes rencontrés, nous avons fait de la musique et, au final, chacun s'est senti reconnaissant pour ce moment de communion visant à exprimer la meilleure musique possible. En vous confiant cela, je réalise le bonheur qu'a représenté cette collaboration artistique. La situation est très différente lorsque je me trouve en Allemagne face à un orchestre issu d'un théâtre lyrique constitué depuis de nombreuses années, et qui avance d'une façon routinière. Se rassembler pour participer à un projet spécifique permet d'apporter un côté neuf au travail car vous êtes disponible au partage d'un moment que vous vous efforcez de rendre le meilleur possible. Dans ce type de rapport, il n'y a aucune place pour les problèmes inhérents à une formation stable attachée à une maison d'opéra.
Est-ce le type de carrière que vous souhaitez pour vous-même ?
Tout à fait, je suis aujourd'hui indépendante après avoir passé cinq ans dans l'ensemble de l'opéra de Francfort.
Amoretti propose trois airs inédits au disque, deux de Grétry et un de Gluck. Cela représente-t-il pour vous une pression supplémentaire, un plaisir différent ?
En fait, je ne savais pas si certains airs de l'album que j'allais enregistrer étaient des inédits au disque ou même au concert. En effet, mis à part "Soumis au silence" de Gluck que j'avais chanté en italien avec Riccardo Muti il y a quelques années, et "Lungi da te" de Mozart, tous les airs sélectionnés pour Amoretti étaient nouveaux pour moi. Inédits ou non, ils l'étaient de fait quasiment tous dans mon approche personnelle ! Cependant, une chose est sûre, tous ces airs représentent ce qu'il fallait que je chante maintenant.
Les photos de Gisela Schenker qui illustrent le livret d'Amoretti sont très différentes de celles qui accompagnaient votre premier disque chez Berlin Classics, Vervandlung, et montrent une personnalité très différente. Était-ce une envie de votre part de proposer une nouvelle image ?
Je pense que, chaque fois que l'on fait un nouveau disque, s'offre à un artiste l'opportunité d'exprimer quelque chose de nouveau, en lien avec l'enregistrement. Un nouveau disque c'est aussi l'occasion de faire une nouvelle séries de photos qui seront diffusées à partir de la sortie de l'album. pour vous représenter. Mais il est vrai qu'il y a une différence entre les photos attachées à Amoretti et celles de mon premier album Vervandlung car deux ans et demi les séparent, et j'ai changé. Je pense avoir gagné en solidité. Je ne trouvais pas la série de photos de Vervandlung très représentative de ce que je suis car elle me réduisait à un aspect très uniforme, très limité. Or cela ne me correspond ni personnellement, ni musicalement. Chacun a de multiples facettes à exprimer, et en particulier les artistes sur scène : j'interprète parfois un rôle de garçon, parfois je suis une vieille dame ou une jeune fille. L'apparence peut se transformer si rapidement… Alors je voulais que les photos prises par Gisela Schenker représentent autant de types de femmes qu'il y a de types d'airs dans le programme que j'ai composé. De plus, j'adore changer…
Est-il important pour vous de contrôler votre image ?
Je ne tiens pas tant à contrôler mon image qu'à ne pas laisser ce soin à quelqu'un d'autre ! Ceci va sans doute de pair avec mon nouveau statut d'artiste indépendante. Le pire pour moi est de manquer de liberté… Je dois du reste reconnaître que le label Berlin Classics m'a accordé une très grande liberté pour Amoretti. J'ai pu choisir mon programme, l'orchestre qui allait m'accompagner, le texte de présentation, la photographe et les photos… Jamais Edel n'est venu me dire qu'une aria ne pourrait pas être sur mon disque. Croyez-moi, cette liberté revêt un sens profond pour moi, tant je pense que l'Art ne peut jamais s'exprimer au mieux quand un artiste est protégé ou que l'on décide à sa place qui il doit être.
Vous avez l'habitude de la scène et des spectateurs. Comment jouez-vous un rôle face à un micro ?
J'oublie totalement le micro qui est devant moi. Il y a deux semaines, j'ai participé à une émission de télé en direct pour le lancement d'un festival dans le nord de l'Allemagne. À un moment, quelqu'un m'a conseillé une position particulière par rapport au micro afin que le son soit meilleur… Mais je ne chante pas pour un micro mais pour le public, pour ces deux mille personnes qui ont payé pour assister au concert. Pour moi, il est bien plus important d'exprimer quelque chose de vivant que de soigner une posture vis-à-vis d'un
micro.
Vos deux premiers disques chez Berlin Classics sont construits sur deux thématiques fortes. Le premier, sur l'homme et les saisons, le second, sur l'amour. Quels thèmes aimeriez-vous aborder dans le futur ?
Il y a tant de projets que j'aimerais réaliser, tant d'idées que je voudrais creuser… J'aime beaucoup les textes de Louise de Vilmorin, et je me plonge souvent à la maison dans un de ses premiers recueils de poèmes, Fiançailles pour rire. Ses textes mis en musique par Poulenc sont absolument incroyables. Je voudrais en savoir plus sur cette femme et je compte faire des recherches dès que je trouverai du temps. J'aimerais retrouver ce que les compositeurs ont écrit sur ses poèmes. Plus largement je pourrais m'orienter vers une vie de femme écrivain, ou bien compositeur. Ce pourrait être aussi Clara Schumann… Quoi qu'il en soit je pense m'investir dans le répertoire français que j'aime particulièrement. Plus proche dans le temps, mon prochain disque pourrait être consacré à Haendel, et je construis parallèlement un nouveau programme de récital - Nostalgia - que je chanterai l'année prochaine à Schwetzingen.
Vous avez enregistré Amoretti à Hampstead Garden Suburb. Vos remerciements imprimés dans le livret du disque laissent entendre qu'il faisait très froid à St Jude…
En février 2012, il faisait un froid terrible à Londres, le pire depuis longtemps. Mais j'arrivais d'Allemagne où la température état descendue jusqu'à -15 ou -20° durant quinze jours et, à vrai dire, le froid anglais me semblait bien plus clément ! Ceci dit, il faisait vraiment froid à St Jude et j'admirais les musiciens toujours concentrés sur la musique. Pour moi, c'était différent car j'enregistrais après tout mon propre album ! Mais eux jouaient pour moi et au final, nous avons investi une telle énergie dans la musique qu'elle a fini par nous réchauffer.
Que pouvez-vous nous dire de l'évolution de votre expérience entre vos deux disques ?
Ma voix a changé, c'est certain. Elle a gagné des aigus, ce qui me permet d'aborder un autre répertoire. Début 2012, j'ai pu ainsi chanter Zdenka dans Arabella, mon premier rôle écrit par Richard Strauss. En fait, la voix change, mais ce sont surtout les rôles qui préparent à une évolution du chant. Je suis persuadée que ma propre voix a évolué avec chaque rôle que j'ai travaillé et chanté.
Prévoyez-vous alors certaines prises de rôles afin de favoriser l'évolution de votre voix ?
Il me faut nécessairement planifier. Mais les contrats avec les maisons d'opéras s'établissent 5 ans à l'avance et il est impossible de savoir ce que sera la voix quelques années plus tard. C'est un problème très important. Je chanterai Susanna et Pamina durant les 10 prochaines années, cela est certain. Mais d'autres rôles viendront s'ajouter comme Aricie de Rameau, Mélisande de Debussy, un personnage qui m'intrigue beaucoup, Héro dans Béatrice et Bénédict de Berlioz, et Sophie dans Le Chevalier à la rose. Je pourrai chanter ces rôles en toute sécurité durant les quatre prochaines années. Mais je ne peux rien savoir de ce qui viendra après. Une chose est sûre : je suis heureuse de chanter les rôles qui me correspondent aujourd'hui car aucun n'est prématuré. Bien entendu, mon professeur de chant constitue une référence en la matière et je l'interroge toujours quand il s'agit d'aborder un nouveau rôle. Sa réponse est parfois : "Peut-être tu devrais attendre deux ans…". On dit aussi que ma voix est assez similaire à celle de Lucia Popp et je suis très attentive aux rôles qu'elle a chantés et à la façon dont elle a construit sa carrière.
Avez-vous déjà répondu "non" à une proposition ?
Bien sûr, les propositions sont parfois si stupides ! Isolde dans deux ans, Aida dans trois et pourquoi pas le Requiem de Verdi ? Allons, un peu de bon sens ! En revanche je m'interroge sur Constanze de L'Enlèvement au sérail. Le moment est-il venu, ou dans un an, dans deux ? Et Donna Elvira dans Don Giovanni ? Pas tout de suite car j'ai déjà chanté Zerlina et je veux d'abord interpréter Donna Anna. Dans deux ans, ce serait l'idéal… Je pense en outre que mon nouveau disque va m'aider car personne ne m'a encore entendue dans un programme de colorature avec un certain nombre d'aigus.
En novembre 2012, vous allez aborder le rôle de Mélisande à l'Opéra de Francfort mis en scène par Claus Guth. Comment vous préparez-vous à cette prise de rôle ?
J'ai déjà travaillé avec Claus Guth par le passé et je pense que Pelléas et Mélisande est un opéra parfait pour lui. Quant au rôle de Mélisande, à défaut d'être parfait, il est bon pour moi. Je dois dire que plus je m'investis dans le texte - j'ai commencé à m'y intéresser à partir d'octobre 2011, tout en écoutant des enregistrements - plus ce personnage me paraît compliqué. C'est un vrai point d'interrogation. Plus je m'approche de Mélisande, plus elle s'éloigne. Qui est elle vraiment ? Tant de problèmes l'ont marquée. C'est passionnant. Mais j'ai besoin de quelques semaines afin d'entrer complètement dans ce rôle. Lorsque je posséderai mieux la musique et le texte, et que je travaillerai sur la nouvelle production, je serai capable d'en dire plus sur ce rôle…
Propos recueillis par Philippe BanelLe 16 juillet 2012
Pour en savoir plus sur Christiane Karg :
www.christianekarg.de
Pour en savoir plus sur l'ensemble Arcangelo :
www.arcangelo.org.uk