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Interview de Racha Arodaky, pianiste

Nous rencontrons la pianiste Racha Arodaky alors que le mixage de son enregistrement des Partitas de Bach est en cours de finalisation pour une sortie chez Air Note le 9 novembre 2011. Entre un concert avec l'Orchestre de Beyrouth, l'animation de master-classes et un récital Bach, rencontre avec une artiste passionnée, débordante d'énergie et de sensibilité…

 

La pianiste Racha Arodaky.  © ADETutti-magazine : Après Mendelssohn en 2001, puis Scriabine, Scarlatti et Haendel en 2009, comment la musique de Bach s'est-elle imposée à vous pour un enregistrement ?

Racha Arodaky : J'ai en fait débuté mon cycle baroque avec Scarlatti sans savoir que je passerais par Haendel pour arriver à Bach. Scarlatti est un peu un amour d'enfance que j'ai toujours considéré comme étant un grand précurseur des compositeurs classiques et romantiques. Quant à Haendel, c'est une rencontre que je dois à Murray Perahia qui m'a fait découvrir les Suites. Grâce à lui, je suis totalement tombée amoureuse de ces pièces.

Pouvez-vous nous expliquer le cheminement qui a donné lieu à ce disque consacré aux Partitas, depuis l'idée jusqu'à la réalisation ?

Je travaillais Bach en même temps que Haendel. Puis, je me suis intéressée au clavecin, à la mécanique, aux phrasés et aux choix des tempi. Les différences de sensations entre les deux instruments sont telles qu’il est particulièrement difficile d’adopter le même toucher et les mêmes tempi, qu'il s'agisse de Scarlatti, Haendel ou Bach. La dynamique est en effet très différente, tout comme les sensations physiques. Mais, plus que tout, l'envie n'est pas la même. J'ai découvert tout cela en touchant le clavecin.

Aborder le clavecin était donc incontournable…

Mon parcours dans la musique baroque l’exigeait. Il y a une telle vie dans cette musique qu'elle crée une sorte de besoin. Le clavecin m'a apporté des réponses à certaines questions d’interprétation.

Le clavecin a-t-il eu des répercussions sur votre jeu au piano moderne ?

Pas vraiment car j'ai du mal à accepter l'idée de devoir singer le clavecin. Comprenez que si j'ai envie de jouer comme au clavecin, je jouerais sur cet instrument…  J’ai été confrontée d'un côté à ma profonde attirance pour le clavecin et les versions des œuvres jouées sur cet instrument, et de l'autre à la frustration ressentie au piano en raison des différences fondamentales qui existent entre les deux modes d’expressions. Je me suis même posé la question suivante : "Dois-je assumer ma version au piano moderne ou dois-je me résoudre à ne pas interpréter le baroque car seul le clavecin est à même de traduire le langage musical de l’époque ?". Puis, le piano moderne m'a permis de découvrir des choses assez inattendues, des couleurs surprenantes, un nouvel univers. J'ai alors assumé mon jeu sur cet instrument tout en amenant malgré tout une inspiration baroque mais traduite dans le lyrisme et la liberté des lignes.

Comment avez-vous su que le moment était venu d'enregistrer les Partitas de Bach ?

Je me sentais prête et j'en avais envie. Je vis avec les Partitas depuis longtemps, d'abord pour les avoir travaillées jeune, ensuite pour les avoir jouées souvent en public. J'ai écouté un grand nombre d'enregistrements afin de prendre connaissance des divers axes d'interprétations. Je les ai également jouées à Murray Perahia, ce qui nous a conduits à un extraordinaire échange. Puis plusieurs fois je les ai laissées reposer pour leur donner une nouvelle respiration. Le répertoire pianistique classique est très enregistré et par d'excellents interprètes. Lorsqu'une version me convainc totalement alors je ne vois pas l’utilité d’en faire une nouvelle. Il faut que je ressente le besoin presque viscéral de transmettre une nouvelle lecture d’un répertoire pour le graver.

Racha Arodaky enregistre Bach.  © NanoComment appréhendez-vous un enregistrement ?

Il est toujours difficile d'enregistrer un disque car on fige une matière vivante, mais il arrive un moment où l’on ressent pleinement que l’on est prêt à enregistrer, même si on a des doutes et des interrogations. J'ai discuté de cette problématique avec Murray Perahia, de ce moment où l'analyse prend parfois le pas sur l'instinctif. Trouver la juste mesure entre ces deux opposés est très difficile, surtout lorsque l’on enregistre un disque.

Quelles sont les impressions qui vous habitent lors d'un enregistrement ? Pensez-vous à l'auditeur, par exemple ?

Je ne pense pas trop à l'auditeur mais bien plus aux idées que je dois faire ressortir, je suis dans la liberté du moment après les mois de réflexion, dans l’aboutissement et donc dans la transmission. Tout cela est loin d'être évident car il faut composer avec des éléments que l’on ne peut pas toujours contrôler. À commencer par le piano, dont on ne peut pas savoir s’il va répondre à votre exigence le jour de l’enregistrement car il peut subir par exemple l'acoustique et l'hygrométrie du lieu. Pour moi, cela peut modifier les sensations physiques que j'éprouve en jouant.  Il y a également le choix de la prise de son qui entre en compte et qui parfois vous donne des hésitations d’un jour à l’autre, d’un mouvement à l’autre et qui vous fait douter de telle ou telle place de micros. De fait, l'addition de tous ces paramètres ne permet pas toujours d'obtenir dans son jeu le schéma mûrement composé que vous avez à l'esprit. Quand bien même vous avez essayé en amont de prévenir ce qui peut vous perturber - le choix du piano, par exemple -, vous vous retrouvez toujours face à des imprévus, l'ingénieur du son peut par exemple vous signaler une inégalité entre deux notes que, concentrée dans votre musique, vous n'avez pas remarquée. L’acoustique du lieu peut aussi interagir dans la matière sonore, en bien ou en mal. Un enregistrement, par définition, ce sont toujours des concessions…

 

Racha Arodaky en concert.  © Cédric Azan

Ne pas tout contrôler peut devenir une frustration ?

C’est justement ce qui crée la magie ! Un contrôle absolu conduirait à un résultat aseptisé et de fait totalement inhumain. Mais on peut aussi - et c'est un autre choix - entrer dans une phase "gouldienne". C'est d'ailleurs en enregistrant Bach que j'ai compris la démarche de Glenn Gould. On peut tout à fait choisir d'enregistrer comme lui, bout par bout, ce qui est la seule façon d'obtenir un rendu exceptionnel dans la cohérence des lignes et des phrasés. Pour ma part je privilégie une certaine spontanéité. Lorsqu'on écoute Glenn Gould sur de longues sessions, on prend conscience de la différence importante entre les deux approches. Ma démarche, pour Bach, se situe sur un autre registre, avec mon ingénieur du son François Admouchnino, nous avons essayé de faire le moins possible de montage pour préserver un élan et un jeu naturels.

Si vous deviez rattacher à cet enregistrement un sentiment à faire passer à l'auditeur, quel serait-il ?

Avec ce disque, j'ai voulu avant tout exprimer la dimension humaine de la musique de Bach. Je m'inscris à l'opposé d'une démarche de sacralisation de sa musique et préfère me consacrer au Bach qui nous ressemble, avec sa fragilité et ses failles. C'est la raison pour laquelle je suis persuadée qu'il faut s'abstenir de tout lisser et, au contraire, opter pour un jeu avec une prise de risque permanente.

Est-ce pour cette raison que vous avez créé Air Note, votre propre label de disques ?

Non, la création de mon propre label répond plutôt au besoin d'acquérir une totale liberté. Liberté de temps, liberté du choix des personnes avec lesquelles je veux travailler. Lorsque l’on enregistre on se sent fragile et il est très important de pouvoir s'entourer de gens patients, à l'écoute, généreux, qui sont dans une même démarche de travail. C’est pourquoi j'ai décidé, pour mon disque consacré à Haendel, de créer Air Note.

N'êtes-vous pas dès lors confrontée à des problèmes de gestion, à la lourdeur de certaines responsabilités ?

Bien sûr, mais je suis intimement convaincue qu'il faut sortir du milieu sclérosé dans lequel s'enferme la musique classique. Il faut oser une communication qui exploite au maximum les nouveaux outils qu’offre Internet et notamment les réseaux sociaux comme Facebook. La plupart des petits labels se montrent très frileux quant aux investissements promotionnels. Pourtant ceux-ci sont essentiels pour faire connaître l’artiste et son travail. En tant que musicienne, lorsque j'insistais auprès de mes différents labels sur la nécessité d’investir dans la publicité pour faire connaître mon disque, on me répondait toujours qu'il n'y avait pas de moyens ! Soit, mais il arrive un moment où l'on doit justement prendre ce risque financier, et c'est mon co-producteur, Jérôme Halbout et moi qui l'avons assumé pour mon disque Haendel. 

Pourquoi Air Note ?

Air Note, c'est la note aérienne, celle qui est en suspens. C'est ce moment qui surgit lorsque vous écoutez de la musique et que votre sensibilité est soudainement captée de façon inattendue pour vous transporter. J'aime la notion du temps suspendu, ce qui est invisible et nous entoure…

Racha Arodaky.  © NanoEn combien de temps avez-vous enregistré les Partitas de Bach ?

Nous avons enregistré pendant cinq jours à l'église luthérienne Bon-Secours à Paris. Après Scriabine et Haendel, c'est mon troisième enregistrement dans ce lieu.

Après une opulente chevelure stylisée sur votre précédent enregistrement, pourquoi cet œil sur la couverture de votre nouveau disque ?

Sur cette couverture, la symbolique du regard s'attache à l'émotion première que l'on ressent à la rencontre d'une personne. L'œil nous captive par son intensité et sa sensibilité. Pour moi, avant l'oreille, il y a le regard qui capte et permet au son d'être reçu. Cet œil est une invitation à me suivre dans mon approche de Bach, c'est mon regard sur les Partitas.

Vous vous exprimez avec des images et des symboles, associez-vous la musique aux images ?

Lorsque je joue de la musique je ressens plutôt des sensations.  La musique baroque me lie intensément à mon enfance qui a été bercée de musique arabe classique. Cette musique laisse une grande part à l'improvisation, elle est remplie de mélismes et d'ornementations et sa construction en crescendos successifs se rapproche de la musique baroque. Grâce à mon père, j'ai été très tôt familiarisée avec la musique d'Oum Kalthoum, de Farid El Atrache ou les lectures du Coran pour lesquelles, au-delà de la religion, je m'attache au chant du lecteur et à la façon dont il place les intonations de sa voix sur les mots. Tout cela m'a énormément inspirée dans mon approche de la musique baroque. Je ressens avec beaucoup d'acuité cette rythmique permanente, ce côté circulaire, communs à ces deux univers musicaux.
C'est peut-être en fait tout cela qui caractérise mon approche de la musique baroque. C'est en tout cas pour cette raison que je tiens à la graver sur disque.

Racha Arodaky.  © ADEEn vous écoutant, il est presque évident que vous vous orientez plus vers une carrière d'interprète soliste. L'échange avec l'orchestre vous intéresse-t-il moins, ou pas ?

Travailler avec l'orchestre m'intéresse énormément, comme la musique de chambre que j'adore. Mais je suis tellement perfectionniste, tellement en prise avec le travail intense et long… Nous évoluons aujourd'hui dans une société d'argent et on n'a pas le temps. Jouer avec un orchestre ou faire un disque se fait le plus souvent dans l'urgence. Vous arrivez la veille, vous répétez avec l'orchestre, puis c'est la générale et le concert. On aboutit alors à quelque chose de sympathique mais qui a du mal à cohabiter avec mon exigence de perfection. Bien sûr, il m'arrive de jouer avec des orchestres, pour l'aventure, pour les rencontres humaines qui peuvent être extraordinaires. Mais enregistrer un concerto suppose une vraie rencontre, un vrai travail commun dans une même direction. Cela demande un investissement certain en temps… et donc en argent. En définitive, je pense que tout est affaire de rencontres entre musiciens qui progressent sur la même voie… J'aimerais beaucoup un jour enregistrer les Concertos de Bach. Ce sera sans doute lié à une rencontre avec un ensemble, un chef…





Propos recueillis par Philippe Banel

(le 10 octobre 2011)



À noter :
Signalons, à Paris, le concert organisé par Codæx France,
distributeur du label Air Note, le 6 décembre au Goethe Institut.
Racha Arodaky se produira également le 4 février 2012 à la Salle Wagram,
dans le cadre du lancement de son disque consacré aux Partitas de Bach.


Commander les Suites
pour clavier de Haendel
par Racha Arodaky



Commander les Partitas de Bach
par Racha Arodaky

 

 

 

 

 

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