Le Quatuor Élysée est né en 1995, composé de deux membres des Quatuors Anton et Ysaÿe. Quelle était alors la motivation à la base de cette formation réunissant deux courants d'interprétation différents ?
Christophe Giovaninetti, premier violon : C'est l'envie d'une confrontation entre deux écoles assez prestigieuses qui nous a réunis. Celle de l'école russe avec sa fougue, sa passion débordante et sa qualité instrumentale irréprochable, avec la grande école viennoise et sa tradition. Nous voulions rapprocher ces deux pôles qui n'étaient pas spécialement faits pour cohabiter dans la mesure où leur conception du son est différente, comme leur manière d'aborder l'interprétation des œuvres. Nous voulions réaliser une synthèse par un travail qui promettait d'être très riche.
Pour préserver l'équilibre de votre quatuor, doit-il toujours être composé de deux membres de chaque école ?
Christophe Giovaninetti : C'était effectivement ce que nous souhaitions au départ. En cela, nous sommes aujourd'hui très heureux de pouvoir travailler depuis 9 mois avec Adeliya Chamrina, notre altiste russe, qui remplace dorénavant Dimitri Khlebtsevitch, souffrant. Avec elle, nous retrouvons l'équilibre franco-russe de la création de l'ensemble qui était devenu plus délicat dans l'attente du retour de Dimitri parmi nous durant plusieurs années.
De quelle façon deux courants interprétatifs différents parviennent-ils à s'exprimer dans votre formation ?
Christophe Giovaninetti : Ce qui rend notre travail assez extraordinaire est que ces deux approches opposées peuvent se réunir pour matérialiser un axe nouveau. Lorsqu'un quatuor se forme, le jeu de chacun se transforme grâce à l'écoute qui est l'essence même de cette formation. Par l'attention que nous portons à nos partenaires, les expressions a priori différentes changent et, petit à petit, s'impose une façon nouvelle de jouer. Nous sommes en outre attentifs à la sonorité particulière que chacun peut proposer - par exemple sa façon d'aborder un rubato -, en particulier si cette proposition ne rejoint pas notre idée première. Nous restons toujours ouverts à la discussion.
Comment ce travail s'opère-t-il lors des répétitions ?
Igor Kiritchenko, violoncelle : Il ne faut pas imaginer un fossé qui séparerait les deux écoles représentées dans notre formation, mais plus une manière de percevoir un même sujet sous différents angles comme pourraient le faire quatre personnes échangeant autour d'une table. Bien sûr, nous devons veiller à la cohérence de cette construction à quatre interprètes et nous retenons les meilleures solutions pour construire une approche commune de l'œuvre.
Cette fusion de courants aboutit-elle à un son particulier, propre au Quatuor Élysée ?
Igor Kiritchenko : Nous travaillons bien sûr à produire un son qui nous ressemble. Comme chaque quatuor, le Quatuor Élysée à une sonorité spécifique. Le son du 1er violon, autour duquel s'organise la structure, révèle souvent la sonorité spécifique d'une formation…
Comment sont distribués les rôles au sein de votre formation ?
Christophe Giovaninetti : Nous ne sommes plus au XIXe siècle où l'on pouvait trouver en France un 1er violon jouant debout avec superbe tandis que les trois autres instrumentistes étaient assis ! Nous nous situons très loin de cette époque-là, et nous nous positionnons dans un axe de confrontations d'idées et non de hiérarchie. Il est vrai que le 1er violon prédomine souvent, mais certaines œuvres peuvent privilégier un autre instrument. Par exemple, dans le Quatuor de Ravel, l'alto imprime son empreinte à l'œuvre. Il peut aussi arriver que la prédominance d'un pupitre soit moins importante que l'aspect moteur de la fluidité d'un accompagnement dévolu à d'autres instruments. Dans ce cas, les instruments accompagnateurs seront à la source du tempo sur laquelle la mélodie s'inscrira. En fait, nous cherchons avant tout la cohérence. Si l'un de nous joue une partie prépondérante dans l'œuvre, c'est plutôt à lui de proposer un tempo dans lequel il se sente bien et qui pourra réunir le groupe. De toute façon, il serait très compliqué de suivre l'avis de quatre personnes différentes pour aboutir à une idée générale.
Les membres du quatuor ont-ils aussi une carrière individuelle ?
Igor Kiritchenko : Bien sûr, nous jouons comme solistes ou au sein de formations différentes. Mais le quatuor est notre activité principale dans la mesure où nous nous réunissons de quatre à cinq fois par semaine.
Christophe Giovaninetti : Je pratique le quatuor depuis 30 ans et il m'est absolument essentiel de pouvoir jouer de la musique en dehors de cette formation. En effet, notre conception du quatuor est de créer à quatre et il est très important d'apporter à cette création une fraîcheur que seule permet l'ouverture. Ne pas se ressourcer en dehors aboutirait à confiner notre espace de travail commun. De plus, un musicien qui s'exprime en soliste en dehors du quatuor élève toujours le niveau de la formation.
Adeliya Chamrina, altiste : À l'inverse, et sans contredire Christophe, je suis persuadée que le quatuor est une école unique pour un musicien. Je pense même qu'il constitue un apprentissage nécessaire à tous les instrumentistes à cordes. Personnellement, je ressens très bien ce que cela m'apporte en temps que soliste. Le quatuor est à ce titre bien spécifique, c'est une formation à part, très différente du trio ou du quintet.
Adeliya Chamrina a rejoint le Quatuor Élysée il y a moins d'un an et Sullimann Altmayer, votre second violon, depuis 3 mois… Comment gérez-vous ces transitions qui consistent à accueillir un nouvel élément pour les plus anciens, et à intégrer un groupe déjà formé pour les nouveaux ?
Igor Kiritchenko : D'un côté, la réponse est facile : ça fonctionne bien ! De l'autre, il est vrai qu'une période d'adaptation est incontournable. Les plus anciens - Christophe et moi-même - avons partagé un certain nombre d'expériences mais, en ce qui me concerne, je trouve que, présentement, l'adaptation est positive et agréable.
Christophe Giovaninetti : La raison d'être d'un quatuor est tout de même le long terme, et un travail soutenu sur le temps. Mais, au risque de vous paraître contradictoire, tout changement est assez fascinant car accueillir un nouvel élément aboutit toujours à jouer différemment. Ceci étant, notre formation de départ est restée constituée une dizaine d'années. Ensuite, un grand nombre d'altistes se sont succédés, ce qui n'était pas une situation idéale car nous avons perdu une partie de notre identité, en même temps que notre communication a été paralysée dans l'attente de savoir comment nous allions évoluer. Aujourd'hui, avec Adeliya et Sullimann, qui sont également plus jeunes, je peux vous dire que je vis une expérience assez fascinante. Tout en conservant sa personnalité, notre formation connaît un renouveau assez sensible. Ceci étant, il est indispensable de retourner aux bases pour recréer un son et une sensibilité communs.
Sullimann Altmayer, second violon : Bien sûr, pour les derniers arrivés, la perspective n'est pas la même puisque nous devons nous intégrer et trouver notre place au sein d'une structure constituée et d'un son déjà existant. Mais ce travail nous apporte beaucoup car l'expérience du quatuor est là, devant nous, et les œuvres ont déjà vécu avant que nous les abordions à notre tour, ce qui nous enrichit également. Une méthode de travail était déjà en place et, si nos arrivées successives l'ont sans doute modifiée, nous nous inscrivons bien entendu dans un axe déjà tracé. Mais, justement, pour moi, l'intérêt est aussi de faire cohabiter des éléments qui me sont propres à un travail déjà en place, sans remettre en question la cohésion existante. Adeliya et moi trouvons toujours le débat ouvert et j'espère que nous pourrons continuer toujours ainsi…
Christophe Giovaninetti : Il était important pour nous, les anciens du quatuor, de sentir que les musiciens que nous engagions aient des idées fortes qui puissent être confrontées aux nôtres dans un sens d'enrichissement. Nous ne cherchions absolument pas des artistes neutres prêts à se fondre dans ce que nous avions créé, mais capables de s'exprimer au-delà du groupe tout en restant à son service. Nous avons été sensibles aux idées d'Adeliya et de Sullimann dès les premières répétitions, y compris sur des œuvres que nous avions beaucoup jouées au fil des ans.
Le recrutement de nouveaux musiciens est-il aisé ?
Christophe Giovaninetti : Nous avons eu beaucoup de mal à trouver l'altiste qui nous convenait. Je n'ose même pas vous dire combien nous avons auditionné de musiciens… Pour Sullimann, les choses se sont déroulées très naturellement, presque miraculeusement… Du reste, il a commencé très fort avec le Quatuor Élysée car, pour son premier concert, nous avons joué le Quatuor no. 13 opus 130 de Beethoven avec la grande fugue. Une œuvre qui n'est pas des moindres pour un baptême !
Igor Kiritchenko : Autant dire qu'aujourd'hui, après ce démarrage sur les chapeaux de roues, nous allons avoir du mal à l'impressionner…
Adeliya Chamrina, quelles sont vos impressions au bout de quelques mois d'expérience ?
Adeliya Chamrina : Dès notre rencontre, il était évident que les perspectives que j'entrevoyais constituaient une véritable opportunité pour moi. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours voulu m'exprimer à travers la musique de chambre. Je me souviens très bien avoir été très agréablement surprise le jour de mon audition pour le quatuor. Nous avons joué le Quatuor no. 1 de Tchaikovsky, et j'étais déjà enthousiaste à l'écoute de la justesse de cet ensemble, de l'homogénéité du son qu'il produisait. Depuis cette audition, je ne cesse d'être fascinée par le travail que nous faisons. J'ai la chance d'avoir trouvé ma place et je suis persuadée que je vais m'y épanouir. Mon entourage a, du reste, déjà remarqué des transformations lorsque je joue en soliste…
Lors du Festival Intégral Classic organisé au Châtelet, vous avez interprété le Quatuor no. 2 de Rachmaninov. L'Andante de cette œuvre demande une très grande maîtrise de l'équilibre et des dosages de dynamique. Que pouvez-vous nous dire de votre travail sur ce mouvement ?
Christophe Giovaninetti : Ce 2e mouvement est très long et nous devons être attentifs à conserver l'intensité et la ligne d'intérêt du début à la fin. Le son se construit en commençant par le violoncelle, puis entre l'alto, le 2d violon et enfin, le 1er violon. C'est donc ce qu'annonce Igor au violoncelle qui va créer le son de l'ensemble de ce mouvement. S'il l'aborde différemment lors d'un concert, le son global du quatuor sera différent car Adeliya qui lui succède, à l'alto, devra jouer en fonction de la proposition d'Igor malgré la prédominance de son instrument dans l'architecture de la partition. Elle est tributaire de l'entrée du violoncelle et doit assurer la balance. C'est du reste une œuvre que nous devons répéter dans chaque salle où nous jouons car chaque acoustique est différente. Certaines salles nous autorisent des pianissimi que d'autres nous interdisent. Le jeu et le son varient ainsi non seulement en fonction de ce que nous voulons proposer, mais aussi en fonction de l'endroit où nous nous produisons.
Nous nous sommes également beaucoup interrogés sur le tempo à retenir. Par exemple, nous avons entendu une version du Quatuor de Budapest qui adopte une pulsation bien plus rapide que la nôtre. Notre choix est différent. Mais, bien sûr, nous ne pouvons pas non plus être trop lents car nous ne pourrions alors plus tenir l'intérêt de l'auditeur sur plus de 15'. L'indication de Rachmaninov "Andante molto sustenuto" n'est en soi pas très évidente car, de prime abord, on ne voit pas bien une association entre un Andante et le qualificatif "molto sostenuto". Cela aboutit en fait à une progression soutenue constamment, une sorte de lourdeur. Quoi qu'il en soit, l'équilibre n'est pas évident à trouver.
Vous avez enregistré ce quatuor de Rachmaninov en 2011…
Igor Kiritchenko : Tout à fait, nous avons enregistré les deux Quatuors de Rachmaninov et le Quatuor no. 1 de Tchaikovsky pour le label Ligia Digital*. Mais Adeliya et Sullimann ne nous avaient pas encore rejoints. Nous avons fait cet enregistrement avec Marc Vieillefon au 2d violon, et Christophe Gaugué à l'alto. Un an après, avec d'autres musiciens, nous ne le jouons pas exactement de la même façon…
* Un extrait de l'Allegro du Quatuor no. 2 de Rachmaninov est proposé à la fin de cette interview.
Avez-vous des projets de disques ?
Igor Kiritchenko : Nous allons faire un enregistrement avec la pianiste Danielle Laval. Nous avons rencontré Danielle à l'occasion d'un concert découverte organisé par Intégral Distribution au Châtelet et nous enregistrerons avec elle fin novembre le Quintet de Schumann et celui, moins connu, du compositeur russe Nicolaï Medtner. Ce disque sortira au 1er trimestre 2013 sous le label CCM-Intégral Classic. Ce sera notre premier disque issu de notre nouvelle collaboration avec Flavien Pierson. Nous verrons ensuite quelle direction donner à nos projets.

Le quatuor s'intéresse-t-il à la musique contemporaine ?
Christophe Giovaninetti : Bien sûr. Nous en avons toujours joué et, personnellement, j'adore jouer du contemporain.
Igor Kiritchenko : Nous travaillons actuellement sur un projet de résidence, et il est tout à fait certain que nous réfléchirons à la commande d'une œuvre contemporaine. Mais il est encore un peu tôt pour en dire plus.
Quelles œuvres travaillez-vous en ce moment ?
Igor Kiritchenko : Nous allons bientôt commencer à préparer le programme des concerts d'été qui s'annonce très diversifié. Au côté des Quatuors classiques de Haydn et Mozart, nous jouerons celui de Debussy et de Schulhof, et bien sûr… le Quatuor no. 2 de Rachmaninov. Nous allons aussi accompagner la voix dans le Salve Regina de Pergolèse, et travailler certaines œuvres qu'aucun de nous n'a encore jouées. Elles nous permettront de construire à quatre un travail passionnant qui nous rassemblera…
Propos recueillis par Tutti-magazine
Le 8 avril 2012
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