Krassimira Stoyanova chantera le rôle de Marguerite dans une nouvelle mise en scène de Faust signée Jean-Romain Vespirini à l'Opéra Bastille du 2 au 28 mars. À ses côtés, Piotr Beczala et Michael Fabiano (les 25 et 28 mars) chanteront le rôle de Faust, et Ildar Abdrazakov, celui de Méphistophélès. Jean-François Lapointe, Damien Pass, Anaïk Morel et Doris Lamprecht tiendront respectivement les rôles de Valentin, Wagner, Siebel et Dame Marthe. L'orchestre sera placé sous la baguette de Michel Plasson. Tous les renseignements ICI
Tutti-magazine remercie M. L'Ambassadeur de Bulgarie en France, S.E. Anguel Tcholakov, et M. Christo Goutev, Conseiller chargé des Affaires politiques et de la Presse, de nous avoir ouvert les portes de l'Ambassade de la République de Bulgarie à l'occasion de cette interview. Remerciement spécial à M. Christo Goutev qui a assuré la traduction simultannée des propos de Mme Krassimira Stoyanova.
Tutti-magazine : Le 8 février, vous donniez un récital avec le pianiste Jendrik Springer à l'Amphithéâtre Bastille. Quelles impressions gardez-vous de cette soirée ?
Krassimira Stoyanova : J'ai chanté pour la première fois à l'Opéra Bastille dans Luisa Miller en 2011 mais c'est mon premier récital dans cette maison. J'ai tout d'abord été impressionnée par l'Amphithéâtre, et j'ai ensuite eu la surprise de constater que le public, pour une large part, était composé de jeunes personnes. Après le concert, j'ai pu m'entretenir avec le dramaturge* de l'Opéra qui m'a parlé d'une politique récente de l'Opéra Bastille visant à attirer un public neuf et jeune autour de récitals et de concerts chambristes. Pour un chanteur, pouvoir proposer un concert de ce type à Paris, que je considère comme un centre de la culture, est à la fois une joie, un honneur et, bien sûr, un grand plaisir.
* Christophe Ghristi, qui était responsable de la programmation des Convergences à l'Amphithéâtre Bastille, a quitté ses fonctions à la fin de la saison 2013-2014.
Votre programme proposait des mélodies et des lieder en italien, russe et allemand. Percevez-vous un potentiel d'émotions différent pour chacune de ces langues ?
Absolument. De la même façon, si je devais m'exprimer en français, ce serait une quatrième source d'émotions. Chaque langue et chaque nationalité sont attachées à un fonds émotionnel et expressif qui lui est propre. Sans compter que la pulsation d'une langue détermine dans une large mesure non seulement la vocalité et le timbre, mais aussi la façon même dont on s'exprime. J'ai, pour ma part, eu la possibilité d'acquérir une bonne connaissance de la sensibilité allemande, italienne et russe. Chanter dans ces langues pour ce récital m'a ainsi permis de me sentir parfaitement à l'aise.
C'est en français que vous répétez en ce moment Marguerite à l'Opéra
de Paris pour Faust dans la production de Jean-Romain Vespirini…
Tant l'écriture musicale que dramatique en français marquent d'emblée une différence. Faust est basé sur l'œuvre de Goethe, or c'est précisément de cette rencontre entre la poésie allemande et le traitement musical français que naît un véritable intérêt. Le sens philosophique qui constitue la base du livret est magnifiquement cristallisé dans la musique de Gounod. Par ailleurs, le compositeur avait au départ nommé son opéra "Marguerite", ce que je conçois fort bien car, pour moi qui chante cette héroïne, je ressens parfaitement la place centrale du personnage dans l'opéra.
Sur le plan plus général de la philosophie et du sens de la vie, Marguerite incarne l'espoir qui est en chaque être humain, une foi profonde dans le Créateur et une croyance totale en l'absolution. Ce personnage, en outre, se métamorphose au fil de l'opéra de façon on ne peut plus intéressante. Elle est tout d'abord présentée comme une simple jeune fille qui, pour la première fois, s'exprime dans le langage de l'amour. Volant sur les ailes de l'amour, elle plonge pourtant dans la problématique de la vie quotidienne et se trouve face aux conceptions moralisatrices d'une société qui lui fait payer chèrement ses écarts en ruinant sa raison et la vie de son enfant qu'elle finit par tuer.
Somme toute, j'espère pouvoir incarner sur scène cette dimension tragique extrêmement profonde, non seulement par le chant mais par mon jeu d'actrice. Je confesse aussi que je me sens particulièrement heureuse de pouvoir chanter ce rôle dans cette merveilleuse ville de Paris.
Marguerite est un rôle relativement récent pour vous. Avez-vous attendu que votre voix soit prête pour l'écriture tendue de Gounod ?
Marguerite est un rôle très particulier. Une chanteuse n'a pas nécessairement besoin d'avoir déjà une longue carrière derrière elle pour aborder ce rôle, mais de fait, pour chanter Marguerite, plusieurs qualités sont requises. Sur le plan de la pure technique vocale, ce rôle présente en effet de grandes difficultés. La principale est sans doute la façon particulière dont la tessiture de soprano est utilisée. Après un début d'opéra assez brillant voire pompeux, le rôle devient brusquement dramatique, après quoi l'écriture devient extrêmement exaltée et demande à utiliser un autre registre. Tout cela demande en outre une grande assurance et une solide maîtrise de sa voix.
Sur le plan théâtral, Marguerite se distingue-t-elle des héroïnes d'opéras que vous interprétez ?
Les héroïnes d'opéra que je chante sont avant tout des femmes douloureuses. Cela se comprend par l'évolution de l'art lyrique marqué par le style romantique. L'opéra présente toujours des amours déçus, une vie dramatique accompagnée de circonstances bouleversantes qui conduisent irrémédiablement une héroïne soit au suicide soit à la tuberculose ! J'ai déjà à mon actif un nombre certain de rôles de soprano qui finissent fort mal. Marguerite ne constitue bien sûr pas une exception.
Vous entretenez des liens particuliers avec l'Opéra de Vienne…
L'Opéra de Vienne a été ma première maison d'opéra internationale, et j'ai passé quatre saisons dans cette compagnie avant de développer une carrière indépendante. Depuis, il ne se passe pas une seule saison sans que je retourne à Vienne pour chanter. Je peux seulement vous dire que, à chaque fois, c'est comme si je revenais chez moi…
En octobre 2009, vous avez été nommée Kammersängerin. Que symbolise ce titre pour vous ?
Les Autrichiens, comme les Allemands, délivrent ce titre aux chanteurs qui ont contribué au développement de la culture musicale du pays. En Angleterre cette reconnaissance donne lieu au titre de "Dame". Personnellement je n'y attache aucun symbole autre qu'une reconnaissance que m'adresse l'État autrichien.
Vous étiez à Covent Garden en février 2013pour chanter Tatiana dans Eugène Onéguine dans une mise en scène de Kasper Holten…
Je dois d'abord dire que Kasper Holten est un metteur en scène très talentueux. Travailler avec lui a été une expérience absolument fantastique. Son approche d'Eugène Onéguine est à la fois chargée d'un grand respect et d'une réelle profondeur. La spécificité de cette production est le traitement du personnage de Tatiana au travers de différentes périodes de sa vie. La jeune Tatiana est tout d'abord présentée puis intervient ensuite sous la forme des souvenirs attachés à la mémoire de la Tatiana devenue femme. Les moments décisifs de son passé sont alors illustrés par ce double juvénile incarné par une ballerine.
Pour moi, ce parti pris était en quelque sorte un défi car je devais suggérer à mon jeune double toute une palette de sentiments et émotions, voire de pensées. La danseuse incarnait ensuite concrètement ce que j'exprimais. Ce lien entre la danseuse et moi-même était d'une grande importance dans cette mise en scène. J'avais un peu cette sensation d'animer une marionnette à partir des sentiments que j'exprimais, mais je reconnais que cette approche était intéressante. Bien sûr, cela aurait sans doute été plus aisé si j'avais pu moi-même interpréter Tatiana à différents âges ! Mais, d'une façon générale, quel que soit mon ressenti, je crois qu'il faut réserver au public le droit d'aimer ou pas.
L'année précédente, vous étiez la Tatiana du metteur en scène Stefan Herheim à Amsterdam dans une mise en scène résolument différente. Le cadre esthétique dans lequel vous vous exprimez est-il important?
J'attache une importance capitale à l'esthétique d'une production car elle aide l'interprète à être convaincu en son for intérieur, ce qui lui permet ensuite d'incarner plus facilement un personnage dans un contexte défini. Ce cadre est le moteur principal du succès d'une réalisation et, au final, de l'existence de la précieuse étincelle créative qui peut briller sur une scène.
Par ailleurs, je pense que le travail du metteur en scène devrait toujours s'appuyer sur une lecture psychologique de l'œuvre. Cela permet de lier les différentes strates d'une interprétation pour aboutir à un tout. C'est ainsi qu'un spectacle prend vie.
Votre premier disque chez Orfeo - I Palpiti d'amor - était composé d'arias d'opéras que vous aviez tous chantés intégralement sur scène. Nourrissez-vous de l'expérience préalable de la scène votre approche des airs séparés de leur contexte ?
Absolument. C'est mon expérience des rôles qui se retrouve dans l'enregistrement. La scène permet de tout faire ensuite plus facilement et de trouver le relief nécessaire.
Pour vos deux derniers disques sortis chez Orfeo - Slavic Opera et Verdi - le maestro Pavel Baleff dirigeait le Münchner Rundfunkorchester. Vous le retrouverez le 10 avril à Montpellier. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
Avec Pavel Balleff, notre amitié remonte à une vingtaine d'années. Mon mari et moi-même l'avons rencontré alors qu'il était étudiant, et nous avons pu constater avec quelle probité il a construit sa carrière. Pavel est un musicien d'une superbe profondeur qui atteint même à un certain degré de spiritualité. Il découle de son approche, des sonorités, des couleurs orchestrales et une qualité de phrasé tout à fait intéressantes. Entre-nous s'est installée une parfaite harmonie qui nous permet de tout de suite nous situer dans une même dimension. Cela constitue de fait la qualité essentielle d'une collaboration artistique.
En 2010 vous regrettiez que la musique slave, et en particulier bulgare, ne soit pas plus représentée en Europe. En particulier les œuvres de Pancho Valdiguerov. La situation vous semble-t-elle avoir évolué ?
Il n'est malheureusement pas possible que les choses changent si vite. Ceci étant, on peut remarquer au niveau mondial une certaine tendance à un retour de la musique russe. De même, avec Dvorak et Janaceck, on note également un regain d'intérêt pour la musique tchèque. Mais il me paraît évident que le monde ignore totalement qu'il existe des compositeurs bulgares, de la même manière on ne connaît pour ainsi dire pas les compositeurs polonais ou roumains. J'ai pareillement très peu entendu parler de compositeurs serbes ou grecs. Il est fort probable que cette méconnaissance soit liée à la politique de chaque pays.
De mon côté, en tant qu'artiste, mon devoir est de favoriser tout effort qui tend à ce que des opéras bulgares soient montés sur les scènes d'opéras du monde. Je ne peux absolument pas savoir quand ces efforts aboutiront mais c'est avec joie et plaisir que je m'y engagerai.
En août 2014, vous étiez à Salzbourg pour Le Chevalier à la rose sous la direction de Franz Welser-Möst. Vous reprendrez ce rôle l'été prochain sous la même direction…
Pour être tout à fait franche, lorsque j'ai commencé à me pencher sur le rôle de la Maréchale du Chevalier à la rose il y a quelques années, je n'étais pas portée par un grand enthousiasme. Pourtant, je reconnais que ce rôle est arrivé à point nommé pour moi. Si je l'ai accepté très facilement, c'est en grande partie grâce à l'aide que m'a apportée le grand metteur en scène allemand Harry Kupfer. Dans sa production du Chevalier à la rose, il est parvenu à monter toute l'histoire de façon on ne peut plus naturelle et humaine. De la sorte, j'ai eu la sensation que tous les chanteurs rassemblés autour de ce projet sont parvenus à donner le meilleur d'eux-mêmes.
Après Ariane dans Ariane à Naxos, la Maréchale est le second rôle de Richard Strauss que j'interprète et je suis consciente que, pour moi chanteuse bulgare, avoir chanté Strauss à Salzbourg, précisément l'année du 150e anniversaire de sa naissance, revient à un gigantesque rendez-vous sur le plan personnel. Je suis également très heureuse de suivre les traces de mon aînée la soprano bulgare Anna Tomowa-Sintow dans ce rôle et sur la même scène.
Vous êtes attendue en juin 2016 pour vos débuts dans le rôle de Elisabetta dans Don Carlo
à l'Opéra de San Francisco. Comment voyez-vous cette étape au plan de votre carrière ?
L'Opéra de San Francisco jouit d'une très bonne réputation et tous les grands chanteurs se sont déjà produits sur cette scène. Ce sera pour moi une grande joie d'y faire mes débuts.
Quelle évolution souhaiteriez-vous en termes de rôles ?
Comment vous répondre ? Je me définis comme une chanteuse qui n'a jamais chanté ce qu'elle aurait pu souhaiter par elle-même dans la mesure où je suis une interprète que les œuvres elles-mêmes choisissent ! Lorsqu'un rôle vient à moi, je me mets à sa disposition et je fais alors le nécessaire. Je laisse aux caprices du Destin la possibilité de me proposer les rôles qui jalonnent ma carrière…
Vous avez dit "la voix ne ment jamais". Pour autant y a-t-il dans l'évolution d'une chanteuse
des étapes où le rapport à la voix devient plus trouble ?
Bien sûr. La voix et les yeux sont les organes les plus importants de l'être humain. Grâce à cette voix, nous communiquons avec les autres et nous exprimons nos émotions, tandis que nos yeux nous montrent ce vers quoi tend notre communication. Tout chanteur se doit d'observer un certain mode de vie et d'être extrêmement vigilant dans le soin qu'il prend de sa santé et, bien sûr, de sa voix. Pour autant, chacun, à un moment donné de sa vie, traverse des moments de difficultés. Or ces difficultés ont toujours un certain impact sur la voix. Le centre vocal autour de la glande thyroïde est partie prenante de nos émotions. Lorsqu’on traverse une tragédie personnelle, ce centre peut en quelque sorte s'arrêter de fonctionner. Il peut même se consumer. Chacun en fait l'expérience en sentant sa gorge se nouer lorsqu'il pleure. Cela donne une toute petite idée de la complexité du métier de chanteur. Certaines périodes sont des moments fort délicats et, au final, fort difficiles.
Pour autant, ces difficultés n'impliquent nullement que nous devions nous tenir à l'écart de la vie. Qu'on le veuille ou non, nous sommes partie intégrante de la vie et devons concevoir les choses telles quelles sont. Pour moi, le Destin et la façon dont les rôles viennent vers moi se réclament du même principe et je m'ajuste.
Quels vont être vos rendez-vous importants ?
Après Faust à l'Opéra Bastille, mon mois d'avril sera dédié aux concerts à Baden-Baden, Montpellier, Stuttgart, Schwetzinger, Vienne et Turin. Après quoi, en mai et juin, je serai à Berlin, toujours pour le rôle de Marguerite. En août, nous en avons parlé, je me rendrai à Salzbourg pour la reprise du Chevalier à la rose, et fin septembre, je ferai mes débuts dans Aida à Munich après un Requiem de Verdi au Concertgebouw d'Amsterdam en début de mois. Quant à la fin de l'année, elle sera marquée par des concerts et à nouveau Aida.
J'ai en outre déjà de nombreux projets jusqu'en 2019 dont Munich, New York avec Aida, Madrid, Don Carlo à Covent Garden…
En 2016, je ferai mes débuts dans un autre opéra de Richard Strauss : L'Amour de Danaé, et je débuterai à Bayreuth en 2017. La même année, je devrais aussi faire une prise de rôle dans La Force du Destin à Zürich. Au milieu de ces nouveaux rôles, je continuerai bien sûr à chanter les opéras qui sont à mon répertoire et à me produire dans un grand nombre de concerts.
Enfin, en octobre, je vais enregistrer un nouveau disque qui comportera des arias véristes et tendres.
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 22 février 2015
Pour en savoir plus sur Krassimira Stoyanova :
www.krassimira-stoyanova.com