Tutti-magazine : Comment vous positionnez-vous par rapport à la musique contemporaine ?
Jean-François Zygel : Ma position a beaucoup évolué, et je pense qu'elle évoluera sans doute encore en raison de mon activité d'improvisateur. J'ai grandi à une époque où l'idéologie de la musique atonale était la plus forte. Comme tous les étudiants au Conservatoire National, j'étais farouchement opposé à de nombreux compositeurs que nous percevions comme des réactionnaires, voire des ennemis. Seuls comptaient Boulez et Xenakis car même Ligeti nous paraissait douteux dans ses dernières œuvres. C'était une idéologie dominante et, à 25 ans, comme un crétin, je la faisais mienne… C'est à à la fin de mes études de composition que je me suis réveillé !
Vous souvenez-vous de ce qui a déclenché cette prise de conscience ?
À cette époque j'étais pianiste d'orchestre et j'ai perçu que quelque chose n'allait pas. Une chose qui relevait presque de l'imposture car j'avais devant les yeux des partitions effroyablement complexes et, durant les répétitions, je constatais que les compositeurs n'avaient pas plus de contrôle que moi sur ce qu'ils écrivaient. Ce qui m'a alors frappé est l'inflation du commentaire sur l'œuvre alors que personne, le compositeur y compris, n'était capable de juger si les interprètes jouaient correctement ou pas. Cette énorme complexité aboutissait à une musique dont il était impossible de saisir le détail et qui, à l'écoute, paraissait paradoxalement, rudimentaire et grise. La musique atonale me faisait l'impression d'une pièce de théâtre dont on ne comprendrait pas un mot mais seulement les entrées et sorties des acteurs et leurs expressions.
Se remettre en question après plusieurs années n'est-il pas déstabilisant ?
J'ai été élevé par des parents communistes. Mon père était psy, ma mère sociologue, et je crois avoir développé une grande capacité à épouser des idéologies : je suis devenu anti-atonal au point de me mettre à défendre systématiquement toutes les musiques tonales : Steve Reich, John Adams ou Arvo Pärt…
Par la suite, grâce à l'improvisation, la danse, la vidéo et l'accompagnement de films muets, j'ai enrichi mon langage musical de certaines expérimentations des musiques atonales, et j'ai fini par me détacher des compositeurs de musique tonale qui me semblaient refaire toujours la musique des années 1910-1920, et en moins bien…
Quelle hypothèse de travail vous semble alors satisfaisante ?
Le problème se situe davantage dans la poursuite indéfinie de mêmes modèles - symphonies, concertos, quatuors à cordes, oratorios… - qui ne sont plus en prise avec notre époque. Les musiques populaires ou actuelles ont connu un développement incroyable qui les a conduites à une élaboration sans précédent. Auparavant, la musique était soit savante soit populaire. Aujourd'hui la pop, la chanson, le rock, le jazz et nombre d'autres formes constituent l'énergie musicale de notre temps, une énergie entièrement rejetée par la sphère musicale classique depuis l'après-guerre, comme tout ce qui est populaire.
Le compositeur Pascal Zavaro nous a confié que vous l'aviez formé à la composition. Vous sentez-vous proche de l'école française néotonale ?
Le mot "néotonal" me pose problème, car en l'employant, vous utilisez une appellation dans laquelle les compositeurs concernés ne se retrouvent certainement pas ! "Néo" suppose un retour à quelque chose d'abandonné. Or la musique tonale n'a jamais véritablement connu d'interruption au XXe siècle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, certains compositeurs écrivent plutôt tonal, d'autres plutôt atonal. Mais les musiques populaires et actuelles, qui sont l'essentiel de ce que l'on écoute, sont restées tonales. De plus le terme "tonal" recouvre pour certains une harmonie fonctionnelle marquée par les modes majeur et mineur, quand pour d'autres il désigne une organisation symétrique, au sens large, du langage musical. La musique dite "tonale" admet en outre sa propre contradiction, de la même façon que de nombreux peintres ont fait remarquer que dans la peinture dite figurative, il y avait de l'abstraction, et que précisément la figuration permettait l'abstraction. Un tableau figuratif est en réalité à la fois figuratif et abstrait, tandis qu'un tableau abstrait n'est qu'abstrait.
Quel regard portez-vous sur la production classique contemporaine ?
Ce monde est fortement remis en question et je le vois plutôt en train de sombrer. Son rapport à l'écrit n'a pas bougé d'un iota. À l’époque de l'enregistrement, l'écrit devrait être relativisé car il est tout à fait possible de faire de la musique sans l'intermédiaire d'une partition. Le monde des musiques improvisées, qui est d'une richesse extraordinaire, n'intéresse presque aucun compositeur de musique savante. La production classique contemporaine se présente sempiternellement sous les mêmes formes et s'adresse au même public. Comme les médecins de Molière, les compositeurs prennent un air austère et sérieux et s'expriment en latin. Ils impressionnent encore, mais n'intéressent plus personne…
Selon vous, une sensibilité à la musique est-elle fonction de l'éducation ?
J'aurais tendance à dire que ce qui fascine l'enfant est le désir de ses parents. Les miens n'étaient pas musiciens mais je revois très bien ma mère écoutant du Mozart sans faire rien d'autre. Pourtant c'était une femme très active. J'ai dû être fasciné par sa propre fascination.
Que dire de la musique classique qui compose le répertoire "savant" ?
Je crains que son champ ne concerne de moins en moins de gens. Le fait est que, si j'avais 20 ans aujourd'hui, je ne vois pas comment je pourrais m'intéresser à la musique classique et son même répertoire éternellement ressassé dans des salles à pompons. Les comptes rendus qu'en font les critiques de presse me font souvent penser à des chroniques sur les concours de chiots de race ! Il n'y a plus beaucoup de vie dans tout cela. Le monde de la danse, par exemple, me paraît beaucoup plus varié, plus vivant, plus en contact avec le public.
Voyez-vous une possible évolution ?
Il faut à la fois dynamiter le monde du classique et, malgré tout, le préserver car il contient tous les chefs-d'œuvre du passé. Je n'ai pas non plus envie d'un monde sans musique classique ! Il faut que les musiciens classiques contemporains ne considèrent pas que leur mission consiste uniquement à reproduire et conserver, mais aussi à inventer et à transmettre. Je voudrais que la musique classique d'aujourd'hui soit un lieu d'invention, qu'elle entretienne un rapport avec la vie sociale et artistique du XXIe siècle. Elle possédait cette force dans le passé, mais elle l'a perdue…
Les interprètes classiques trouvent-ils grâce à vos yeux ?
Nombreux sont totalement fermés aux différents genres musicaux qui ne sont pas le leur. Leur vision du monde est totalement usée. Avez-vous déjà lu une biographie de chanteur ou de musicien classique ? C'est le plus souvent un CV, avec des récompenses, comme celui d'un général soviétique… En ce qui me concerne, je ne vais presque jamais au concert car je suis sorti de la sphère de la musique classique pour me consacrer à une musique savante en prise avec son temps.
Est-ce dans ce but que vous formez des compositeurs…
Cela n'a jamais été ma principale activité même si, effectivement, j'ai formé des élèves à la composition. J'ai essayé de leur faire comprendre que l'harmonie jazz n'est pas moins intéressante que celle de Debussy. Mais, avant tout, j'espère leur avoir communiqué l'intensité, le feu, car c'est en définitive la seule chose que l'on transmet vraiment… Je suis professeur d'improvisation et d'écriture au Conservatoire de Paris, mais pendant les cours l'artiste reprend souvent le dessus. Cela doit d'ailleurs constituer le principal défaut de mes cours… En fait, ma principale activité, c'est la scène ! Je me produis environ 150 fois par an et me partage entre des concerts en solo, ou avec des musiciens essentiellement issus du jazz et des musiques du monde comme Antoine Hervé, avec lequel j'ai enregistré Double Messieurs, Didier Lockwood*, Joël Grare ou Didier Malherbe. Je crée également des spectacles dont les plus importants sont présentés au Théâtre du Châtelet.
* Les improvisations sur Debussy de Jean-François Zygel et Didier Lockwood enregistrées le 13 mai 2012 à Musicora sont disponibles en streaming sur Medici.tv
L'improvisation est-elle pour vous une voie d'évolution pour la musique ?
Le terme "improvisation" est trop restrictif : je préfère de beaucoup "musique non écrite". Malheureusement on en est resté à cette idée qu'il faut une partition écrite avec des notes sur un papier pour exister en tant que compositeur. Dans la tête de l'improvisateur que je suis depuis l'âge de 9 ans, la musique est présente comme un flux continu. J'invente de la musique, le support n'a aucune importance.
Dans l'improvisation, création et interprétation sont simultanés. Je ne vois pas en quoi cela aurait moins de valeur que de procéder en deux temps : écriture, puis interprétation. Improviser n'est pas faire n'importe quoi quand ça vous prend, mais inventer de la musique et créer des contraintes au fur et à mesure que l'on avance, car dès les premières notes s'impose une logique du discours et de la forme.
En studio, pour un enregistrement, je me souviens avoir passé trois heures sur la même idée. Je sentais que la base était bonne mais mon improvisation ne l'était pas. Je l'ai alors retravaillée exactement comme si je devais utiliser un papier à musique avec un crayon et une gomme. Il est tout à fait possible de passer ainsi toute une journée sur une seule pièce qui ne sera "improvisée" que dans le sens où elle n'est pas écrite sur le papier. La seule limite de l'improvisation est qu'elle ne permet pas d'être rejouée par d'autres interprètes.
Selon vous, quel regard portent les musiciens classiques sur votre travail ?
J'occupe une place paradoxale dans le monde classique en étant très connu, mais pas tellement reconnu par lui.
Pourtant, vous remplissez les salles dans lesquelles vous vous produisez. N'est-ce pas une forme de reconnaissance ?
Je parlais de reconnaissance institutionnelle, pas de la reconnaissance du public.
Parlez-nous de vos Concerts de l'improbable au Théâtre du Châtelet…
Pour moi, le concert doit être une sorte de rêve éveillé. Je n'hésite pas à avoir recours à la lumière, la vidéo, la danse, le théâtre… Chaque Concert de l'improbable célèbre un grand compositeur. Sous une apparence ludique et surréaliste, ce compositeur du passé n'est pas présent comme une référence à révérer, mais comme un contemporain dont l'œuvre vie parmi nous. Par exemple, le 4 juin prochain, pour Bach to the Future, j'ai invité une trentaine d'artistes classiques et jazz, mais aussi un danseur de hip-hop, un steelband, une danseuse contorsionniste, un beatboxer…
La Nuit de l'improvisation* est un grand rendez-vous annuel qui rassemble une quarantaine d'improvisateurs de tous les genres et de tous les arts sans aucune exclusive. La prochaine aura lieu le 13 juin 2013. Il s'y passe chaque année des choses incroyables. C'est autant une fête qu'un concert, un happening qu'un spectacle.
* Un extrait de la 3e Nuit de l'improvisation filmée au Théâtre du Châtelet le 5 mars 2010 par Frédéric Le Clair est proposé à la fin de cette interview.
Quel rapport entretenez-vous avec votre public ?
Sur scène, je ressens parfaitement sa vibration et c'est pour moi un rapport que je qualifierais de religieux. Lorsque j'improvise, le public me suit, y compris lorsque je lui propose une musique très moderne ou en partie atonale. Je n'ai jamais rencontré aucun problème avec lui durant un concert d'improvisation. Pourtant, l'improvisation est souvent plus complexe qu'une composition écrite : elle permet des polyrythmies et des sonorités incroyables. Au Châtelet, les Concerts de l'improbable et les Nuits de l'improvisation attirent un public assez jeune pour de la musique classique. Ils s'étendent sur quatre heures et se déroulent dans quatre espaces différents du théâtre, ce qui me permet d'être assez proche des spectateurs.
Vous aimez la scène ?
J'adore la scène, j'adore parler, jouer et inventer. Quand j'étais petit, mon père m'a emmené voir un spectacle de théâtre dans lequel jouait une de ses connaissances. Nous sommes allés dans les coulisses après avoir traversé la scène. Pendant qu'ils discutaient, je me suis aventuré dans cet univers que je ne connaissais pas. Puis nous sommes sortis, et je me rappelle très bien avoir dit à mon père que le monde qui nous entourait était faux. La scène et les coulisses m'étaient apparues comme la vérité. J'ai grandi, mais mon lieu de vérité reste la scène…
Propos recueillis par Tutti-magazine
Le 22 mai 2012