Tutti-magazine : Vous êtes depuis 2002 professeur de chant au Conservatoire National Supérieur Musique et Danse de Lyon. Comment l’enseignement est-il entré dans votre carrière d’interprète ?
Françoise Pollet : J'ai commencé à enseigner très tôt, ce qui m'a permis de satisfaire cette envie de partage qui était déjà en moi. Le premier qui m'a mis le pied à l'étrier est le ténor suisse Ernest Haeffliger. Une chanteuse française s'était présentée chez lui pour entrer à la Hochschule de Munich où il enseignait. Il me l'a confiée afin que je la fasse travailler… C'est ainsi que je me suis retrouvée devant la difficulté qui consistait à trouver le moyen de traduire ce que je savais faire et qui était devenu automatique. Quel était le bon vocabulaire à employer pour que ce soit clair pour l'autre ? Cette chanteuse, de plus, n'avait pas du tout la même voix que moi. J'étais encore à l'époque soprano lyrique…
Lorsque, peu de temps après, j'ai intégré les chœurs de la Radio Bavaroise, j'ai rencontré des étudiants en musicologie qui cherchaient des professeurs de chant. La pratique faisait partie de leur cursus et ils devaient obligatoirement suivre des séances de chœur, talentueux ou pas. Ceux qui pratiquaient la musique ancienne devaient aussi pouvoir improviser sur des basses chiffrées. Ces étudiants devaient donc acquérir un minimum de technique et je leur ai enseigné les bases dont ils avaient besoin.
Mes débuts de pédagogue, je vous l'avoue, n'étaient pas évidents.
On vous a associée aux rôles écrits pour soprano spinto mais, à cette époque, vous étiez donc soprano lyrique…
Effectivement. J’ai auditionné pour la Radio Bavaroise avec les arias de Liu dans Turandot et de Pamina dans La Flûte enchantée ! À cette époque, j'avais pris conseil auprès d'un agent qui m'avait dit : "Votre voix ne correspond pas à votre physique. Revenez me voir lorsque vous chanterez comme ce à quoi vous ressemblez !". J'étais jeune et peu en position de répondre à une remarque si dure, mais ça ne m'a pas empêchée de penser en moi-même : "pauvre crétin !". Ceci dit, il n'avait pas tort. La pratique intense de 6 heures de chant par jour au sein du Chœur a fait que ma voix s'est alourdie petit à petit et je suis passée sans heurt de soprano lyrique à soprano lirico spinto, soit jugendliche-dramatische sopran, selon le terme consacré. Cette transition n'était pas une volonté de ma part pour répondre au point de vue de cet agent, mais, aidée par les cours que je suivais alors, tout s'est réalisé de façon totalement naturelle. Rien de sert de vouloir obtenir par la force l’acquisition de la technique vocale ou d’une tessiture qui n’est pas la sienne. Je le répète toujours à mes élèves : il ne s'agit pas de vouloir mais de pouvoir !
Avez-vous continué à enseigner après votre emploi dans les chœurs de la Radio Bavaroise ?
J'ai passé trois années en troupe à Lübeck, après quoi je suis rentrée sur Paris. Ma carrière a rapidement pris beaucoup d'ampleur de telle sorte qu'il m'est devenu impossible de trouver du temps pour enseigner malgré cette envie de partage qui ne m'a jamais quittée. J'ai pourtant été sollicitée plusieurs fois, mais je n'avais vraiment pas le temps. L'invitation de Jean-Louis Petit, Directeur du Conservatoire de Ville d'Avray, à reprendre la classe de Micheline Granger en 1995, m’a permis de me tourner à nouveau vers l’enseignement, tout en continuant à chanter jusqu'en 2006.
Puis il y a eu le Conservatoire National Supérieur de Lyon…
Grâce à une annonce publiée dans Télérama, j’ai appris que le Conservatoire National Supérieur de Lyon recrutait un professeur de chant. Le 5 décembre 2000, j'étais convoquée à un entretien et à donner deux cours de 20 minutes à deux étudiants de tessiture et niveau différents. Henry Fourès, le Directeur, m'a appelée le soir même pour m'annoncer la bonne nouvelle. J'avoue que j'étais quelque peu étonnée. Je savais que les candidats à ce poste avaient été nombreux, et certains d’entre eux prestigieux, ce dont je lui ai fait part. Il me répond : "Vous étiez brillante, vous ne le saviez pas ?". Comment voulez-vous qu'on sache pareille chose ? Je n'ai jamais pratiqué l'autosatisfaction et je ne savais pas que j'étais "brillante". J'ai seulement exprimé dans les cours et pendant l’entretien ce que je pensais devoir dire et je l'ai dit au bon moment. J'ai ainsi été nommée à Lyon début 2001.
Vous avez donc déménagé à Lyon…
Pas immédiatement. J'ai commencé par faire de nombreux allers-retours hebdomadaires entre Ville d'Avray et Lyon. Cela a duré deux ans. Puis j'ai compris que, non seulement, j'y laissais pratiquement ma paye en transport et hôtel, mais que la fatigue occasionnée par les déplacements était énorme. J'enseignais les lundis et mardis à Lyon, et les jeudis et vendredis à Ville d'Avray… J'ai déménagé pour la banlieue de Lyon en 2003.
La recherche d'un lieu de vie n’a pas été facile, car je devais trouver un endroit où je puisse également donner des cours. Le chant, en appartement, devient très vite insoutenable pour les voisins. J’ai fini par trouver un endroit qui me convenait, que j'ai arrangé à ma manière et où j'ai pu créer une pièce de musique à l'acoustique très convenable pour la voix.
En tant qu’enseignante, pensez-vous suivre la trace de vos propres maîtres ?
Lorsque j'ai commencé à enseigner, certainement. Mais, petit à petit, au fur et à mesure des expériences professionnelles et personnelles, on se forge une identité propre, et finalement, je pense avoir adopté un enseignement qui ressemble à ce que je suis devenue, entre autres grâce à 30 ans de carrière.
J'avoue avoir la chance, au CNSMDL d'enseigner à de bons éléments, dont certains font carrière. Solistes, choristes, ou professeurs de chant, presque tous sont professionnels dans l’art lyrique.
Les master classes que j'ai données à l'Opéra Studio de l'Opéra National du Rhin pendant une dizaine d’années, m'ont permis de tisser des liens avec de jeunes chanteurs qui viennent de temps en temps solliciter mes conseils. D'autres interprètes, beaucoup plus avancés, viennent travailler avec moi lorsqu'ils sont de passage à Lyon. C'est le cas, par exemple, du baryton Jean-Sébastien Bou ou de la mezzo-soprano Ève Maud Hubeaux. Les rapports que j'entretiens avec ces chanteurs de haut niveau m'apportent beaucoup.
On admet généralement qu'un professeur puisse influencer ses élèves. Pensez-vous qu’à l’inverse, un enseignant puisse être marqué par certains de ses élèves ?
Je suis certaine que les expériences que chaque professeur vit face à ses étudiants participent à faire du pédagogue ce qu'il est. Parmi les chanteurs que j'ai formés, certains m'ont toujours touchée, émue par leur timbre et leur sensibilité. Lorsque je les retrouve, je ressens d'ailleurs toujours la même chose. Il peut arriver aussi que le rapport entre le maître et l'élève se passe moins bien, et ces chanteurs me marquent tout autant. Il m'est arrivé - rarement - d'avoir dans ma classe des étudiants dont j'estimais le niveau insuffisant pour entrer dans un CNSM… Il est vrai que je n'aime pas échouer.
Une Institution dite "supérieure" devrait être l’antichambre de la vie professionnelle, et les étudiants admis sont en droit de penser qu’ils le sont parce qu’on estime qu’ils ont le potentiel pour faire carrière. Or ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Mais, pour être honnête, je dois dire qu'il m'est déjà arrivé de réviser mon jugement sur un étudiant. Ceci dit, mon instinct m’a rarement trompée.
Quel regard portez-vous sur les jurys d'examens ?
Quelle que soit sa composition, le jury tombe irrémédiablement dans le panneau de l'esbroufe. À côté de cela, des chanteurs qui se présentent en sachant chanter de tout leur corps, de la plante des pieds à la racine des cheveux, peuvent être moins bien notés si leur chant est exempt de "simagrées" ou de "minauderies". À l'inverse, un chanteur qui n'assume pas son corps du tout et ne possède pas ce que j'appelle le "balancier" et le "fil à plomb intérieur" peut être plébiscité. Or que peut donner sur scène un tel chanteur, et pour lui-même, quelles seront les conséquences sur son instrument ?
La sensibilité à l'apparence n'est pas quelque chose de nouveau. Je me souviens très bien d'un épisode, lorsque je chantais Cassandre dans Les Troyens au Metropolitan Opera de New York. Ma doublure, par contrat, devait assurer une représentation. J'ai donc dû lui laisser ma place et me trouver dans la coulisse au cas où. Bref, j'étais ce soir-là doublure de ma doublure en cas de nécessité. Or, quand j'ai vu ce qu'elle faisait sur scène, quelle stupéfaction ! À chaque aigu qu'elle ne pouvait pas sortir, la note se transformait en cri projeté vers la coulisse, dos au public. Dans la salle, à la fin de la représentation, le public lui a réservé une véritable ovation ! Vous êtes ensuite en droit de vous demander ce qui paie…
C'est un sujet que j'abordais récemment avec mes élèves, en souhaitant leur transmettre le respect envers le compositeur et le poète. C'est primordial. Plus j'avance en expérience, plus je me dis même que : "Prima le parole dopo la musica". Il y a bien sûr quelques exceptions avec le répertoire bel canto ou certains opéras de Puccini. Je leur dis aussi en plaisantant qu'ils sont payés pour les aigus ! Lorsqu'un chanteur tient quatre mesures une note aiguë qui n'est écrite que sur une seule mesure, cela déclenche l'enthousiasme de la salle. Il m’est arrivé de "succomber à la tentation" moi aussi et de ressentir alors un mélange de plaisir lié aux applaudissements. Un plaisir teinté de honte pour ne pas avoir respecté la partition mais pêché par nombrilisme. Je crois qu'il est très important d'intégrer la notion de compromis. Mais si je pense à nouveau à Haefliger, ou à Fischer-Dieskau, pour rien au monde ils n’auraient agi de la sorte. Ils seraient restés "honnêtes". C'est sans doute un phénomène de génération de chanteurs.
Votre intérêt pour le texte explique sans doute votre passion pour la mélodie et le lied…
Bien sûr. Je me souviens d'une critique de Sergio Segalini, je crois que c'était après Le Trouvère au Capitole de Toulouse. Il avançait que je n'avais pas compris grand-chose à ce répertoire-là car je donnais encore trop d'importance à un texte auquel on ne devait pas accorder autant d'attention. C'est sans doute contestable mais je ne pouvais ou ne savais pas faire autrement ! Là encore c'est une affaire de compromis. En effet, qui va préférer comprendre ce que dit Leonora dans "Tacea la notte placida" à un beau legato, un beau port de voix, des sons filés, des forte, des piani et un contre-ré qui n’est pas écrit ?
Enseigner à une femme ou à homme, est-ce très similaire ?
Je pourrais vous répondre par une boutade : il n’y a qu’une technique, la bonne ! Toutefois, mon premier contre-ténor m’a fait me poser pas mal de questions… C’était à Montpellier où j’enseignais sous forme de master classes alors que j'étais en poste à Lyon. Cela a duré ainsi durant 2 ou 3 ans, tant qu’Alain Jacquon était en poste. Parmi mes élèves, il y avait un contre-ténor. Je me suis d'abord demandé ce que j'allais bien pouvoir lui dire et, très vite, j'ai compris que j'avais devant moi un chanteur comme les autres et que la technique du chant, de la respiration ou du soutien valaient tout aussi bien pour lui. À lui comme aux autres, j'ai essayé d'apprendre à ne pas en faire trop, à trouver l'énergie juste.
Lorsque vous faites travailler un rôle ou un air tiré d’une œuvre que vous avez chantée, des souvenirs ou des réflexes liés à votre expérience refont-ils surface ?
C'est très drôle car, pas plus tard qu'hier, j'ai fait travailler l’air de Zerbinetta. d'Ariadne auf Naxos. Or les réflexes qui me revenaient n'étaient pas les miens mais ceux des sopranos qui avaient chanté ce rôle à mes côtés. Je me souviens de toutes ces partenaires, de Sumi Jo à Dilbèr Yunus, et de la façon dont elles passaient au travers des difficultés de leur partie. Je pense par ailleurs que les souvenirs de scène sont une page qu'il faut vite tourner sans quoi la nostalgie peut devenir omniprésente. Les souvenirs sont les souvenirs, rien d’autre. Je suis passée à autre chose, même si certains élèves finissent par m'avouer un jour ou l'autre que je suis impressionnante. Ma forte personnalité, je la dois sans doute aux années passées à chanter les grandes héroïnes. Elles ont donc laissé des traces…
J'ai beaucoup de mal à le comprendre mais, apparemment, certains de mes étudiants ont passé 4 ans à mes côtés en arrivant en cours avec le cœur qui battait la chamade. Je ne me ressens pourtant plus du tout comme une interprète sur scène mais uniquement comme une pédagogue, soucieuse de ne brusquer ni de blesser leurs susceptibilités, comme un professeur de chant exigeant et intransigeant qui attend beaucoup d'investissement de la part de ses élèves. Cette exigence, je pense, se perd dans ce monde qui va tellement vite…
J’ai en mémoire les souvenirs d’un grand chanteur qui disait que les carrières n’étaient plus ce qu’elles étaient depuis qu’on prenait l’avion et non le bateau pour traverser les océans. Les décalages horaires font des dégâts. Les carrières trop rapides : il faut être jeune, beau et de préférence taille mannequin. Mais pourquoi la scène ne pourrait-elle pas ressembler à la vie et ses physiques si divers ? Les spectacles, les retransmissions et l’écoute me font me poser beaucoup de questions sur les distributions, le niveau technique de certains interprètes, la préparation d’autres…
De fait, je n'ai plus tellement envie d'aller au concert ou à l'opéra. Je me rends en revanche aux générales pour entendre un élève ou un chanteur que j'ai fait travailler. Ne pensez pourtant pas que je sois blasée car la raison qui me retient est que le niveau d'exigence a bien baissé. Certains chanteurs se retrouvent sur scène et donnent l'impression d'avoir une technique qui n'est pas encore aboutie. Combien de fois je me suis dit que tel ou tel interprète manque de vérité, de profondeur, d'investigation, de maturité… Pourtant, le tableau n’est pas si sombre car les grands artistes et les grands interprètes ne sont pas en voie de disparition. La relève est là !
Comment expliquez-vous qu'il est maintenant courant d'engager des chanteurs trop jeunes dans des rôles qui vont user leur voix prématurément ?
D'une part, je le sais parce que c'est mon métier, mais je ne suis pas certaine que les directeurs d'opéras aient conscience des risques. D'autre part, s'ils les connaissent, ils s'en fichent. Quant aux chanteurs, s'ils savent le danger qu'ils encourent, ils prennent le risque sciemment. Il y a peu, j’ai appris avec stupeur que les opérations de la sphère laryngée ne sont pas rares du tout. Moi, j'en étais restée aux histoires d’abus de cortisone. Cela ne suffit donc plus !
Les problèmes médicaux liés au chant sont rarement abordés…
Bien sûr, car certains de ces problèmes sont directement liés à une mauvaise façon de travailler. Il convient de faire la différence entre un kyste, un polype et un nodule. Le kyste, le plus souvent, est génétique. Comme le petit grain de sable dans l'huître qui finit par faire une perle, on traîne avec soi un tout petit kyste qui finit par grossir. Il ne se développe pas spécialement sur les cordes vocales et peut se placer sur les piliers ou n'importe où dans le corps.
Le polype, lui, naît d'une fatigue vocale dont on n'a pas tenu compte. Cette petite vésicule se remplit d'eau. L'opération est simple : on l'enlève, il n'y a pas à creuser et l’acte chirurgical reste en surface.
Enfin, le nodule vient d'un mauvais geste technique répété continuellement au même endroit. Par exemple, un chanteur qui fait de mauvaises attaques malmène son organe et, à force de répétitions, peut développer un nodule. Il va de soi qu'il est indispensable de tirer les conséquences d'une telle sonnette d'alarme. Je dirais même que, quelle que soit l'opération subie, le temps de convalescence qui suit obligatoirement l'intervention doit être mis à profit pour réfléchir. Trois mois d'arrêt sont nécessaires. La première semaine, le silence absolu est imposé. Puis, progressivement vous réintroduisez dans votre quotidien la parole, puis le chant, par doses infinitésimales.
À la lumière de tout cela, vous comprendrez pourquoi je répète inlassablement à mes élèves : le corps d'abord ! On ne chante pas avec ses cordes vocales, mais avec son corps. Intégrer l'entièreté de son corps lorsque l'on chante permet d’éviter les problèmes techniques. J'aurais pu chanter trois fois de suite la Maréchale du Chevalier à la rose sans rencontrer de problème sur le plan vocal. En revanche, mes pieds, mes mollets, mes cuisses, le bas de mon dos, n'auraient pas pu le supporter. Or ils constituent l'échafaudage qui tient le tout. Naturellement, cette indispensable structure, il est nécessaire de la travailler en dehors de l'exercice du chant. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu à ce que mes élèves à Lyon suivent aussi des cours de travail corporel. Me croirez-vous si je vous dis que la moitié des élèves ne les suit pas ?
Vous avez travaillé en troupe au Stadstheater de Lübeck en Allemagne pendant 3 ans au début de votre carrière. Est-ce une expérience que vous conseillez volontiers à de jeunes chanteurs ?
C'est même une expérience indispensable ! C'est grâce à la troupe que j'ai appris mon métier. À Lübeck, j'ai été encadrée, aimée et soutenue. Aujourd'hui, un jeune chanteur devrait aller en Allemagne, en Autriche ou en Suisse alémanique pour travailler en troupe. Je ne comprends pas pourquoi des structures comme Saint-Étienne, Angers, Tours et bien d'autres de cette importance ne fonctionnent pas avec un système de troupe. À Lübeck, nous n'étions pas plus de 14 chanteurs sous contrat annuel pour des saisons qui proposaient pas moins de cinq ou six productions d’opéras, une opérette et un Musical. Salarier un groupe de chanteurs pour 2 ans et constituer un répertoire avec eux coûte sans doute moins cher que monter des productions en engageant des chanteurs au coup par coup pour seulement trois représentations. Ce serait un moyen d'en augmenter le nombre sans avoir à supporter les cachets, les frais d'hôtel, etc.
Quelles étaient les conditions de travail dans la troupe de Lübeck ?
Lorsque je suis arrivée à Lübeck, je quittais la Radio de Munich avec 6 ans d'ancienneté dans les chœurs, ce qui correspondait à un second échelon et je gagnais 4 200 DM par mois. J'ai lâché ce poste pour chanter tous les premiers rôles intéressants à Lübeck dès la première année : la Maréchale dans Le Chevalier à la rose, la Comtesse étrangère dans Rusalka, la mère dans Hansel et Gretel, Giulietta dans Les Contes d'Hoffmann et Santuzza dans Cavaleria Rusticana ! Mais pour chanter ces cinq grands rôles, mon salaire est tombé à 3 100 DM par mois, c'est-à-dire 1 100 DM de moins que comme choriste. Ce salaire n'incluait évidemment pas ni les frais de logement ni le couvert, pas plus que des cours de chant. En revanche, j'avais des séances de coaching, et l’apprentissage des rôles se déroulait en compagnie des partenaires. Cinq personnes nous encadraient, à la tête desquelles se trouvait la responsable des études. Je me souviens que les répétitions du Chevalier à la rose débutaient dès le 11 août, aussi m’a-t-il fallu apprendre et travailler le rôle de la Maréchale avec quelqu'un à Munich. Le hasard faisant parfois bien les choses, ce fut avec le chef des chœurs qui avait été coach de Kim Borg pour le Baron Ochs à Glyndebourne ! Il faut s'habituer au style particulier de Strauss, à ce genre de conversation où votre réplique doit tomber en parfaite synchronisation avec celle de vos partenaires. Il est beaucoup facile de mémoriser un opéra de Mozart qu'un opéra de Strauss. Le second rôle straussien a été pour moi beaucoup plus facile à apprendre…
Dès que je suis arrivée à Lübeck, trois jours de travail au piano m'attendaient car la responsable souhaitait vérifier que je savais bien mon rôle. Les répétitions sur scène ont ensuite commencé. Nous en étions tout juste à l'Acte II qu'on m'avait déjà inscrite pour travailler Rusalka avec un co-répétiteur car je devais chanter la Comtesse étrangère une semaine seulement après ma première Maréchale. Je devais de plus faire cette prise de rôle sans répétition dans la mise en scène car c'était une reprise. Quant à Hansel et Gretel, il s'agissait d'une création et les répétitions devaient commencer trois semaines après la première du Chevalier à la rose. Cet enchaînement fait que vous n'avez pour ainsi dire pas besoin de travailler seule, ou très peu. Vous avez toujours quelque chose à chanter ou à répéter au théâtre. Cela paraît sans doute très dur mais je peux vous assurer que c'est un excellent moyen d'apprendre.
Ce travail intense en troupe permet-il parallèlement un apprentissage du stress ?
Je pense que le stress est encore bien supérieur lorsque vous êtes laissée à vous-même. Ce stress ne m'a jamais quittée. Cinq jours avant ma première Maréchale, j'ai fait un zona, précisément à l'endroit où les baleines du costume appuyaient. Certains prétendent ne ressentir aucun effet du stress, mais je n'y ai jamais cru. Personnellement, cette pression me rendait malade d’anxiété, et plus d'une fois je me suis demandé : "Mais qu'est-ce que je fiche là ?"… J'en reviens à ce que je tente d'inculquer à mes étudiants : si le chanteur est maître de son instrument, il en reste maître même en état de stress intense. Le stress n'a pas pour effet de faire tout oublier. En revanche, il peut faire oublier ce qui n'est pas bien intégré. Le but du travail de préparation est justement fait pour que la technique soit tellement ancrée et tellement simple qu'il n'y ait plus à y réfléchir.
Vous avez l'habitude de donner des master classes. Quel est votre objectif lorsque vous enseignez à des chanteurs sur une courte durée ?
Je vous répondrai le plus franchement possible : l'espoir que, de ces quelques jours passés ensemble, reste quelque chose ! Trop souvent, je me heurte à une grosse désillusion lorsque je constate qu'il ne reste rien. Tout d'abord, quelques jours de travail sont rarement suffisants. Ensuite, les stagiaires peuvent ne pas être assez concentrés, voire pas suffisamment prêts intérieurement, pour accepter ce que je leur propose. Lorsque j'ai enseigné dans le cadre de l'Académie Internationale de Musique Maurice Ravel, le stage durait 15 jours et j'avais pensé que cela permettrait une mise en place profitable. Puis est arrivé le concert de fin de stage où j'ai constaté avec effroi que tout ce sur quoi j'avais insisté, et en premier lieu la prosodie du français, s'était évaporé. Je n'avais cessé de répéter à mes étudiants qu'il fallait très légèrement rouler les "r" car les grasseyer est le plus sûr moyen de faire partir le son en arrière. Les "r" sont une chose, et le "e" muet en est une autre lorsqu'on chante en français, et il convient de ne surtout pas l'accentuer. De fait, la syllabe avant le "e" muet est rallongée. L'exemple le plus parlant est la façon de dire "je t’aime". On chante "je t’aièème" et non "je t'aimeee".
Tous les chanteurs ne suivent pas cette règle…
Je vais vous raconter une anecdote. La première fois que je chante Dialogues des Carmélites sous la direction de Michel Plasson, il m'interrompt au bout de trois lignes du premier air de la Seconde Prieure, et me dit assez sèchement : "Mais qu'est-ce que vous faites ?". Je lui réponds : "Je me doutais bien que j'allais vous gêner, mais je ne place pas les "e" muets là où ils sont écrits…". Il réagit aussitôt : "Ah, mais non ! Non ! Non ! Non ! Faites ce qui est écrit !". En fidèle disciple d'Irène Aïtoff, ce n'est pas ce que je faisais tout simplement parce que c'est laid. Nous avons donc recommencé et j'ai placé cette fois les "e" muets comme sur la partition. Tout de suite, Michel Plasson s'est exclamé : "Non ! Non ! Faites comme avant !". Nadine Denize faisait aussi partie de la distribution et chantait Mère Marie. À la fin de la répétition, Michel Plasson s'est adressé à tout le monde : "Et tout le monde fait comme Françoise et Nadine, hein !"… C'est une situation assez cocasse mais, croyez-moi, lorsque j'assiste à une générale de Carmen et que les quatre protagonistes roulent finement les "r" et poussent les "e" muets alors que j'entends les quatre seconds rôles qui grasseyent les "r" et insistent naturellement sur tous les "e" muets, cela heurte mes oreilles.
Demander à un chanteur de changer ses habitudes n'est sans doute pas chose facilement acceptée…
Il faut vouloir évoluer. Comme le dit parfaitement le pianiste et pédagogue hongrois György Sebök dans le documentaire Une Leçon de musique, pour s'asseoir sur une autre chaise alors qu'on est déjà assis, il faut se lever et changer de chaise. Il est impossible d'être assis sur les deux en même temps ! Eh bien, pour pouvoir évoluer, il faut laisser derrière soi une ancienne conception. Il poursuit en expliquant que le piano ne résiste pas et qu'il n'est nul besoin de le violer car il est consentant. Les obstacles et difficultés sont en nous, pas dans l'instrument. Je ne peux que m'incliner devant cette approche du piano car c'est exactement la même chose pour le chanteur par rapport à sa voix. J'ai en ce moment une élève incapable de respirer, et il est clair que, dans un cas comme celui-ci, on touche très vite du doigt les problèmes psychologiques qui bloquent le chanteur dans son évolution. Parfois aussi, il y a heureusement des signes très encourageants. J’ai récemment fait travailler le jeune ténor Rémy Mathieu, qui a été mon élève au CNSMDL. Confronté au dur métier d’artiste lyrique, j'ai perçu que, dans son corps, beaucoup de choses étaient en train de bouger. Je vois en cela un signe d'évolution positive. Mais je constate aussi avec une certaine crainte que certains chanteurs croient pouvoir surfer sur leurs propres problèmes et avancer sans se poser de questions alors que la clé de l'évolution passe précisément par la confrontation avec ses démons intérieurs.
Votre contrat avec le conservatoire de Lyon prendra fin dans quelques semaines. Souhaitez-vous continuer à enseigner en privé ?
Bien sûr, l'enseignement a toujours fait partie de ma vie. Si j'ai dû, en raison de ma carrière, suspendre parfois cette activité, l'envie de partager a toujours été présente en moi. Du reste, si on ne me poussait pas à la retraite, je continuerais bien volontiers à enseigner au Conservatoire de Lyon. Une chose me navre, et je l'ai déjà exprimée plusieurs fois à la Presse : le chant, en France, dans les pôles dits "supérieurs", devrait être enseigné par de grandes pointures à même de pouvoir partager leur expérience. J'appelle "grandes pointures" les gens qui ont eu de longues carrières. Or je crois bien être la seule chanteuse à enseigner sur notre sol avec pour bagage cette irremplaçable expérience. J'ai entendu dire que certains responsables de grandes institutions exprimaient une volonté de ne pas engager de professeurs ayant fait carrière. Quelle aberration !
Comment expliquez-vous cela ?
On n'est pas loin de penser en France qu'un interprète qui chante bien ne sait pas enseigner. Cela sous-entend qu'un chanteur qui a fait carrière n'a pas de connaissance technique. On s'intéresse davantage à savoir si vous avez bien suivi les master classes d'un célèbre professeur américain dont je tairai le nom et à vérifier que vous connaissez bien par cœur les noms de tous les petits os et muscles qui entrent en fonction lorsque vous émettez un son. Sans cette connaissance, vous n'êtes pas fait pour enseigner. La dernière nomination en France sur réputation remonte à Jane Berbié. Elle a pris sa retraite il y a plus de 10 ans…
Un enseignant de conservatoire gagne-t-il bien sa vie ?
J'ai très bien gagné ma vie lorsque je chantais sans pour autant avoir les moyens de m'acheter un château. N'étant ni ténor ni grand soprano dramatique, je n'ai par conséquent jamais touché de cachets faramineux. Au Conservatoire, en tant que professeur, je gagne par mois entre la moitié et le tiers de ce que je touchais par soirée. Vous comprendrez que la perspective de la retraite n'est pas faite pour me rassurer. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles les grands chanteurs n'enseignent pas en France. J'ignore si Roberto Alagna, Stéphane Degout ou encore Sophie Koch, Sylvie Brunet, Sandrine Piau et Ludovic Tézier, pour ne citer qu’eux, souhaitent enseigner. Mais comment voulez-vous que des gens qui sont excessivement sollicités et qui gagnent très bien leur vie acceptent, une fois les valises posées, de prendre un poste d’enseignant qui leur rapportera 3.000 € par mois ? C'est ce que je touche en fin de carrière après avoir franchi six échelons ! Alors, bien sûr on vous répondra que c'est la crise… Il est vrai aussi que, sauf pour les "stars", les cachets ont terriblement baissé même si, par rapport à d’autres professions, les chanteurs sont encore des privilégiés. Mais la question fondamentale est : sommes-nous fiers de notre patrimoine ou pas ? Désirons-nous donner la meilleure formation qui soit aux jeunes artistes ? Pourquoi, en Allemagne ou en Suisse, fonctionne-t-on différemment ? Le fait est que, dans ces pays, les cours de chant - 16 heures, contre 12 heures en France - ne sont plus accompagnés par un pianiste. J'ignore où cela s'est perdu car, lorsque je travaillais avec Haefliger, il donnait 16 heures de cours par semaine et deux accompagnateurs assuraient la totalité de ses cours.
Quel profil de pianiste recherchez-vous pour vous seconder dans l’exercice de l’enseignement ?
Il faut impérativement que le pianiste aime ça et connaisse le répertoire. En effet, il doit savoir où le chanteur va respirer et pouvoir écouter et comprendre sa difficulté à progresser dans une œuvre. Faut-il retenir le tempo pour aider l'interprète ou, au contraire, accélérer ? Doit-on laisser le chanteur respirer ou, à l'inverse, le solliciter pour qu'il respire ? Tout cela est affaire de feeling et ce n'est pas à la portée de tout le monde.
Personnellement, j’ai eu beaucoup de chance avec mes pianistes. J’ai eu pour accompagnateur à Ville-d’Avray un jeune pianiste qui était encore en formation au CNSMDP, et à qui j’ai demandé de me rejoindre à Lyon : Nicolas Jouve. Il est désormais régulièrement invité par l’Opéra National de Lyon. C’est maintenant Nobuyoshi Shima qui accompagne la classe, et lui collabore régulièrement avec l’Orchestre National de Lyon. L’Opéra fait aussi souvent appel à lui pour accompagner les auditions.
Parlant de salaire, si les professeurs de chant ne sont pas suffisamment rémunérés, que dire alors de leurs accompagnateurs ? Sachant qu'ils travaillent quasiment plus qu'un chef de chant, leur salaire est infamant et démontre le peu d’estime qu'on leur porte. Un chef de chant est considéré comme un professeur associé et ne travaille que 12 heures, alors que le pianiste doit faire 18 heures par semaine pour un salaire bien inférieur. Le salaire d'un accompagnateur à temps plein doit se situer en dessous de 1.000 € nets par mois ! Tant qu'on parle d'Art, de vocation et de transmission, tout est magnifique. Mais si l'on aborde la partie financière on s'aperçoit que la situation est très préoccupante. Pourtant, les politiques ne devraient pas oublier que là où il y a de la culture, il n'y a pas de violence. C’est la culture qui fait une société et la fait grandir.
Vous désirez également vous spécialiser dans le coaching de chanteurs professionnels. Comment envisagez-vous cette activité ?
Plusieurs cas de figure peuvent inciter un chanteur à souhaiter travailler avec moi.
Un chanteur professionnel peut s'apercevoir qu'un léger problème n'est toujours pas réglé et qu'il faudrait arriver à le débloquer. J'ai alors plaisir à assister ce chanteur dans sa démarche. Par ailleurs, il est fréquent que l’interprète concerné ne soit pas en mesure de situer lui-même la nature de son problème. Je l'observe alors quand il chante pour comprendre ce qui pose problème et en déduire la manière d'évoluer.
Une autre direction de travail est l'étude d'un rôle, car un nouveau rôle pose au chanteur de nombreuses questions. J'en reviens à la prosodie du français, si peu évidente pour de nombreux interprètes. C'est un axe de travail qui me passionne et je suis toujours prête à partager l'expérience que j'ai acquise tout en aidant mes collègues à trouver la juste prononciation qui permet aussi à la voix de s'exprimer au mieux.
L'enseignement va-t-il vous permettre de continuer à vous exprimer aussi complètement que vous le souhaitez ?
Oui, dans ma relation privée entre celle ou celui qui vient me solliciter. Ma vie, je le constate, est constituée de nombreuses vies. J'ai d'abord été professeur de musique dans les lycées, parallèlement à mes études au CRR de Versailles où j’ai obtenu un premier prix à l’unanimité et félicitations du jury, puis je suis partie en Allemagne où j'ai repris des études que j'ai payées en faisant plein de petits boulots. Après l’obtention du "Staatsexam für Solo-Gesang", je suis d’abord devenue choriste. Puis j'ai quitté cette sécurité pour la troupe de Lübeck avant de revenir en France avec le statut de soliste free-lance. J'ai quitté tout cela lorsque ma fille a atteint ses 13 ans. Les accidents de la vie ont fait alors que j'ai eu envie de me sédentariser, pour elle et pour moi.
Après le conservatoire, je suis prête à entrer dans une nouvelle vie, la sixième, elle aussi investie dans l'enseignement et l’échange. Je l'espère riche en rencontres et en partages…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 30 mai 2015
Pour en savoir plus sur Françoise Pollet :
francoisepollet.com