Tutti-magazine : Comment avez-vous été sensibilisé à la musique classique ?
Félix Ardanaz : Je suis né dans une famille de mélomanes, et on écoutait beaucoup de piano, de musique symphonique et d'opéra italien. Pour autant, ma famille ne compte aucun musicien. J'ai commencé le piano à 8 ans, comme beaucoup d'enfants mais, déjà, je me sentais très attiré par cet instrument. J'avais entendu des disques des Nocturnes de Chopin à la maison et, à cette époque, j'adorais en particulier ce compositeur. C'est cette passion pour Chopin qui m'a menée quelques années plus tard à Varsovie… À 13 ans, l'élément déclencheur a été un CD de Martha Argerich. Puis, j'ai cherché à la retrouver sur des vidéos. J'étais tellement bouleversé par sa personnalité que, d'une certaine façon, elle a beaucoup compté dans mon adoration pour le piano. L'autre figure importante de cette passion a été Alicia de Larocha. Tout a commencé lorsque j'ai entendu sa version de la suite Iberia d'Albéniz. Là aussi, sa personnalité me fascinait totalement. J'ai pu faire ensuite sa connaissance et commencer à travailler avec elle à Barcelone…
Ma passion pour la musique classique, en réalité, s'est construite très doucement. À 8 ans, je n'avais pas pour vocation d'être musicien, mais tout a évolué peu à peu, en partie par instinct, jusqu'aux chocs des interprétations de Martha Argerich et Alicia de Larocha. La musique symphonique que j'entendais très jeune a sans doute aussi fait beaucoup dans mon désir de devenir chef d'orchestre.
Vous avez débuté vos études musicales en Espagne et vous devenez en 2006 un des derniers élèves d'Alicia de Larocha. Parlez-nous de cette relation…
À la fin de sa vie, Alicia de Larocha recevait effectivement très peu d'élèves. Mais j'ai eu la chance de la rencontrer à 17 ans et de pouvoir travailler un peu avec elle. C'était une femme fascinante, d'une grande humilité. Elle était si engagée dans la musique qu'elle transmettait sa rigueur. Elle se montrait vraiment exigeante pendant les cours, mais elle l'était tout autant vis-à-vis d'elle-même lorsqu'elle écoutait un de ses disques et qu'elle s'autocritiquait.
Elle m'a appris énormément de choses mais, de tout ce que j'ai pu retirer de son enseignement court mais intense, la dimension la plus importante est la tension rythmique. Alicia de Larocha était obsédée par le rythme, que ce soit dans Albéniz, Chopin ou Beethoven. En effet, elle n'aimait pas être cantonnée à la musique espagnole. L'histoire lui a plutôt donné une étiquette "musique espagnole" mais elle était très douée pour toutes sortes de musiques et répertoires. Le rythme était pour elle ce qui comptait le plus. Elle pouvait apprécier un rubato, mais toujours dans un cadre contrôlé. Elle avait également une façon de penser fascinante en termes de couleurs sonores et d'atmosphères. Elle les a du reste si bien exprimées dans son jeu… C'était aussi une femme de rigueur. Cette rigueur que l'on retrouve dans ses interprétations est précisément celle qu'elle demandait à ses élèves. Pour elle, le respect absolu du texte original n'était pas négociable. Une exigence que j'ai faite mienne.
Avez-vous aussi conservé la rigueur rythmique d'Alicia de Larocha ?
D'une certaine façon seulement, car je me suis ouvert à l'école russe, qui me fascine énormément. J'ai fait la rencontre de Ludmila Berlinskaia à l'École Normale, à Paris, et j’ai trouvé en elle une musicienne et une pédagogue exceptionnelle qui m’inspirait toujours beaucoup. Elle m'incitait à aborder mes interprétations avec beaucoup de liberté et de créativité, en projetant ma propre personnalité, quelles que soient les pièces. Ludmila Berlinskaia avait eu un contact direct avec le grand pianiste russe Sviatoslav Richter, et elle avait grandi dans l'environnement musical le plus propice possible. Elle transmet donc la musique d’une manière naturelle, comme un langage inné et non appris, voire copié.
De même, j'ai travaillé en cours particuliers durant 3 ans avec Brigitte Engerer. Son enseignement était totalement différent de celui d'Alicia de Larocha. Brigitte Engerer avait énormément travaillé à Moscou avec Stanislas Neuhaus, et ce toute sa vie. Or c'était l'école de la liberté, du rubato, des images. Elle parlait constamment des "images sonores" spécifiques auxquelles il fallait adhérer pour exprimer des sentiments par le piano.
Entre la rigueur d'Alicia et la liberté de l'école Russe, je crois occuper une position médiane. J'ai également étudié à l'Université de Musique Frédéric Chopin de Varsovie et à la Royal Academy of Music de Londres. De plus, en travaillant avec le grand pédagogue russe Pascal Nemirovsky, après Brigitte Engerer et Ludmila Berlinskaia, j'ai trouvé une continuation directe au sein de l’école russe. Avec Pascal Nemirovsky, j'ai appris le Concerto No. 1 de Tchaikovsky. Son enseignement m’a apporté énormément de connaissances sur la noblesse de ce style. Il m’a aussi beaucoup aidé du point de la sonorité afin de trouver le son brillant et rayonnant nécessaire dans beaucoup de passages du Concerto.
Lorsque vous étiez jeune pianiste, ce passage d'une école de piano à l'autre était-il difficile ?
Il est vrai qu'on peut se sentir parfois un peu désorienté par les contradictions qu'il peut y avoir entre les différentes écoles. Par exemple, la rigueur classique, le cadre et la mesure de l'école française s'opposent aux qualités de l'école russe. Mais chaque école dispense des points très forts et il appartient à chaque pianiste de retirer tout ce qu'un enseignement peut lui apporter. Devenir adepte d'une seule école n'est pas ce qu’il y a de plus productif. Par exemple, pour jouer Debussy, Ravel et même Chopin, l'école française est magnifique dans la mesure où elle est la plus raffinée. En revanche, pour la musique romantique, j'aurais plutôt tendance à adhérer à l'école russe. C'est, je pense, la diversité des apports qui fait la richesse des interprétations de notre époque.
Lorsque vous débutez des études supérieures de piano, vous commencez parallèlement à apprendre la direction d'orchestre. Ces deux désirs étaient-ils indissociables ?
La manière de jouer d’Alicia de Larocha m'avait transmis l'idée que le piano est un instrument orchestral. Pour elle, jouer du piano signifiait "jouer d'un orchestre réduit au piano". Aussi loin que je me souvienne, c'est d'ailleurs toujours ainsi que l'on m'a appris le piano. Mon attirance pour la direction d'orchestre était donc une conséquence directe. Étudier l'orchestre, les couleurs, l'instrumentation, les familles d'instruments, la balance et le piano c’était, pour moi, pour ainsi dire le même travail ! Naturellement la technique de direction d'orchestre n'a rien à voir. Il faut apprendre le geste et énormément de choses. Mais, dans mon ressenti, il y avait une logique très naturelle à étudier conjointement le piano et la direction. Aujourd'hui, je trouve toujours mon équilibre en ayant des engagements tant pour jouer du piano que pour diriger des orchestres. Lorsqu'on me demande dans quelle voie je vais à terme m'orienter, je ne peux que répondre qu'il s'agit d'une double passion que j'aimerais continuer à alimenter, quitte à me battre pour les deux.
Évidemment, j'ai 26 ans, et mon âge ne signifie pas du tout la même chose pour un pianiste et pour un chef. Pour un chef d'orchestre, c'est le démarrage de tout, alors qu'un pianiste de mon âge est déjà censé avoir tracé un certain parcours. C'est d'autant plus vrai pour le piano qui est une discipline où la compétition est très présente. Quoi qu'il en soit, ma double activité musicale s'appuie sur une démarche très naturelle et une même façon de concevoir la musique.
Pianiste et chef d'orchestre, ne craignez-vous pas d'adresser un message confus aux professionnels quant à l'image qu'ils reçoivent de vous ?
En tant qu'artiste et musicien je me dois d'être d'une absolue sincérité par rapport à moi-même. Par exemple, si on me propose de jouer un concerto qui ne me correspond pas, je refuse. C'est une question de sincérité, comme le fait de me consacrer à plusieurs disciplines qui reflètent toutes deux qui je suis. Je conçois que cela puisse gêner des gens à la recherche d'un "produit unique". Mais je ne peux pas imaginer me formater pour m'adapter au marché. Dans un certain univers, j'évolue en tant que pianiste. Pour un autre marché, on me connaît en tant que chef d'orchestre. Pour le moment, je n'ai jamais fait de concert dans lequel je mélange les deux disciplines. Or cela pourrait être très enrichissant de diriger l'orchestre en première partie et jouer du piano pendant la seconde… À vrai dire, mon agent et moi décidons de la manière dont nous nous adressons aux entités. Parfois, ce sont les entités qui décident au vu de la présentation de mon travail. Aborder la musique d'une manière ample et vaste est pour moi essentiel. Vivre la musique d'une façon partielle ne serait pas sincère.
Vous avez enregistré la Sonate en si mineur de Liszt. Votre approche de cette œuvre parmi les plus difficiles est-elle aussi pianistique qu'orchestrale ?
La Sonate en si mineur de Liszt m'a beaucoup marqué. J'ai commencé à l'étudier avec Brigitte Engerer alors que j'avais 18 ans. Elle était une véritable experte de Liszt. Avec Tchaikovsky, Chopin et les grands romantiques, c'était un des compositeurs qu'elle jouait le plus. C'est elle qui m'a montré comment envisager la musique de Liszt d'une manière cinématographique. Or je trouve que toutes les images que crée Liszt lorsqu'il compose pour l'orchestre se retrouvent dans son œuvre pour piano, et en particulier dans la Sonate en si mineur. Un peu comme dans toutes les pièces de Liszt, le mythe de Faust est présent et on retrouve tous les personnages tels Méphistophélès et Marguerite.
Mais il y a une différence entre la Sonate et d'autres morceaux de Liszt. Dans Méphisto-Valse*, toutes les interventions de personnages et les images sont très claires par rapport à un poème donné. En revanche, dans la Sonate, tout est beaucoup plus flou et structuré dans une architecture colossale, au point même qu'aucune autre œuvre de Liszt pour piano ne possède une telle envergure. De là vient justement la complexité car il s'agit à la fois de faire aboutir la recherche des images pianistiques et la couleur orchestrale, mais aussi la construction de la forme d'une façon quasi beethovénienne. Cela place le pianiste devant un grand conflit car il doit mener à bien la vision théâtrale et cinématographique en l'accompagnant de forts contrastes et en dessinant des personnages, des situations et des couleurs, et en même temps, il doit faire ressortir la grande forme tout en soignant les changements de tempi. Ce ne sont pas tant pour les notes elles-mêmes que cette approche est très difficile, car d'autres pièces de Liszt sont tout aussi virtuoses, mais au niveau de la construction car le grand danger est de morceler la Sonate en mille parties différentes. La notion de difficulté me paraît donc secondaire. Quand on joue du piano, tout est difficile, et une Sonate de Mozart ne l'est pas moins qu'une Sonate de Liszt. Tout est presque du domaine de l'impossible !
* Voir vidéo à la fin de cette interview : Félix Ardanaz interprète la Méphisto-Valse No. 1 de Liszt.
Comment abordez-vous une œuvre de cette envergure ?
Tout commence par le déchiffrage. Ensuite j'apprends par cœur de façon à intérioriser la musique. Le temps nécessaire pour ce faire varie beaucoup en fonction des pièces. Bien sûr, lorsqu'une œuvre comporte des passages qui exigent beaucoup de l'interprète du point de vue mécanique, il est possible d'inventer des exercices spécifiques, jouer à une autre vitesse… Il y a une quantité de manières d'aborder ce genre de passages. Mais, pour revenir à la Sonate de Liszt, la chose la plus difficile pour moi n'est ni la mécanique ni la résistance. À ce titre, la Méphisto-Valse que j'ai beaucoup jouée l'est bien davantage car il y a très peu de temps pour se reposer, les variations s'enchaînent, et c'est à chaque fois plus compliqué. Dans la Sonate, on trouve de vraies pauses, des recitativos, et toute la partie centrale permet de se calmer et de respirer un peu. Pour moi, la plus grande difficulté de cette pièce est la concentration. Elle exige tellement pour ne pas perdre la forme et l'horizon, que le danger est de se sentir fatigué au bout de vingt minutes alors qu'il en reste encore dix ! C'est la raison pour laquelle j'ai eu besoin de plus d'un an et de la jouer beaucoup en public avant de trouver le moyen de conserver une totale concentration de bout en bout et de pouvoir m'exprimer d'une manière libre. J'adore ce morceau mais je reconnais qu'il m'a demandé tout un apprentissage.
En 2014 sont sortis en CD sous label Orpheus un récital de clavecin et un programme Liszt. Ces enregistrements ont été réalisés en 2010. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de les distribuer ?
J'ai souhaité enregistrer ces deux disques en 2010 car ils correspondaient au répertoire que je jouais lorsque j'avais 21 ans. Mon premier disque - Himno a la Luz - Hymne à la lumière - était sorti sous le label Verso. Mais je me suis dit qu'une structure que je pourrais créer moi-même me permettrait de sortir des disques de manière beaucoup plus libre, de gérer moi-même la distribution et, par-dessus tout, d'être autonome et de pouvoir enregistrer ce que je veux, quand et comme je le souhaite. Tout cela a pris du temps car il fallait créer la marque, la déposer et s'occuper de nombreux détails. Voilà pourquoi, entre le moment où j'ai été en possession des masters et celui où la distribution internationale des CD a commencé, se sont déroulées quelque quatre années. Aujourd'hui que le label Orpheus est créé, j'avoue que je suis très content. D'autres interprètes vont pouvoir sortir leurs disques sous cette marque.
En 2010, vous avez enregistré un disque de clavecin. Quelle était votre motivation pour passer du piano à cet instrument ?
J'ai toujours beaucoup aimé la musique baroque, Bach, Handel et tous les grands génies de cette époque. De même, le style des opéras de Monteverdi me fascine. Toutefois, je n'ai jamais aimé jouer de la musique baroque sur un piano. Pour moi, c'est même un anachronisme. Le piano est né avec le romantisme, fin du XVIIIe, début du XIXe siècle, avec Beethoven qui a marqué la transition entre le piano forte et le véritable piano. Alors, il est vrai qu'on peut produire une très jolie musique en jouant Bach au piano, mais ce n'est pas pour moi car, du point de vue stylistique, cela ne me touche pas. En outre, j'avais besoin de m'exprimer en me livrant à une vraie recherche sur le style baroque. L'idée d'apprendre le clavecin a alors germé et j'ai commencé l'instrument à 18 ans. En même temps est née l'envie d'apprendre le baroque français qui, à mon humble avis, est l'école la plus intéressante. J'ai été totalement subjugué par ce monde musical qui s'ouvrait à moi, ses lois d'ornementation en fonction de l'époque et du compositeur, ses tables d'agréments et d'ornements. À l'époque, j'ignorais tout de cette discipline totalement différente et j'ai adoré aborder ces répertoires, comme enregistrer quelques années plus tard des œuvres devenues très peu jouées. Je pense en particulier à Élisabeth Jaquet de la Guerre que je tiens pour un véritable génie. Pensez qu'elle jouait à 4 ans pour Louis XIV et qu'elle est devenue quasi inconnue ! Sa musique est pourtant du niveau de celle de Jean-Philippe Rameau ou de Louis Couperin, les grandes figures du baroque français.
Selon que vous jouez du clavecin, du piano ou dirigez un orchestre, vous vous retrouvez devant différentes possibilités expressives allant du "sec" à "plus souple" pour finir par l'expression musicale la plus malléable que permet une formation orchestrale. Comment envisagez-vous ces différentes approches ?
La vraie problématique du clavecin est qu'on ne peut pas modifier la dynamique. La seule action permise se situe sur le tempo et l'articulation. C'est pour cette raison qu'on joue bien plus rubato sur un clavecin que sur un piano. Si l'on interprétait une composition baroque sur un piano avec le même rubato qu'au clavecin, cela sonnerait romantique voire même post-romantique, et donc tout à fait hors de style. L'approche du clavecin est de fait très différente de celle du piano.
De la même façon, piano et orchestre différent beaucoup. Tout ce que produit le pianiste dépend de lui, ce qui permet énormément de liberté. Je pense, par exemple, à des pièces de Liszt ou de Scriabine qui peuvent demander un fort rubato. Il n'y a aucun problème pour jouer ainsi, alors que c'est bien plus risqué avec un orchestre. Bouger la masse sonore de l'orchestre, c'est bouger entre quatre-vingts et cent vingt instrumentistes qui sont partie prenante dans le mouvement que vous désirez imprimer. Il est impossible de "bouger" la musique tel qu'on peut le faire au piano. Un accelerando, par exemple se programme, et le contrôle agogique de l'orchestre doit être beaucoup plus réfléchi. Diriger un orchestre demande d'avoir toujours clairement à l'esprit l'idée de l'horizon et de toujours penser en termes de longues phrases d'une quarantaine de mesures. En outre, face à un orchestre, le chef est un intermédiaire et le son ne dépend pas que de lui, c'est en quelque sorte une entité extérieure. Avec le piano, le son vient de l'interprète. Certaines personnes pensent qu'un chef d'orchestre doit s'imposer continuellement, or je pense que tel n'est pas du tout le cas dans la mesure où il faut aussi être à l'écoute de la matière sonore qu'on reçoit. Il faut parvenir à une certaine balance et à un compromis entre l'idéalisation que le chef détient dans sa tête et l'information sonore qu'il reçoit de l'orchestre. Le tempo, il est vrai, ne dépend que du chef, mais la manière dont le son se développe ne tient pas entièrement à lui.
Je ne me sens aucunement frustré de ne pas retrouver face à un orchestre le contrôle que j'ai avec un piano. L'attitude de dialogue avec l'orchestre et la position qui consiste à écouter ce que je reçois est même précisément ce qui me passionne et me motive. L'orchestre m'a appris qu'il ne sert pas à grand-chose d'avoir programmé une interprétation car il faut agir dans un instant donné et travailler dans un axe de malléabilité. Il arrive que, au cours d'un concert, on sente une certaine symbiose entre ce qu'on propose aux musiciens et ce qu'ils vous donnent. La sensation de sentir la masse sonore est alors fabuleuse. C'est une impression bien plus organique que ce qu'apporte le piano.
Cette souplesse requise pour diriger un orchestre vous sert-elle ensuite au piano ?
Je pense que oui. Brigitte Engerer avait pour habitude de me dire : "Il est inutile de penser qu'on détient sa propre version et qu'on va jouer une œuvre partout de la même manière". L'acoustique, tout d'abord, sera différente. Confronté à une acoustique très sèche, il sera impossible de jouer au même tempo que dans une acoustique plus naturelle. Plus le son est sec plus il faut jouer vite pour remplir la salle. S'il faut adapter le tempo, il faut aussi adapter son approche aux variations de sa propre humeur. Je crois qu'il faut être vulnérable quand on joue, être disponible aux émotions qui peuvent survenir à un moment donné et pouvoir s'ouvrir à elles. De ce point de vue, il faut être aussi malléable que face à un orchestre. Par ailleurs, cette adaptabilité fait qu'une exécution devient interprétation.
Les livrets de vos deux derniers disques vous montrent au Palais de la musique catalane de Barcelone. Quels souvenirs vous rattachent à ce lieu ?
J'avoue que le concert que j'ai donné à Barcelone en 2011, avec celui de Carnegie Hall, sont deux magnifiques souvenirs que je chéris. Le Palais de la musique catalane est vraiment unique, non seulement par son décor mais aussi par son acoustique. Avec ses presque 3.000 sièges, la salle est assez énorme, mais je m'y suis senti comme si je jouais dans le cadre d'une Schubertiade. L'esthétique bourgeoise de la fin du XIXe siècle crée une atmosphère unique, et en tout cas très différente des autres salles dans lesquelles j'ai eu l'occasion de jouer ou diriger. J'aime ce style moderniste qui m'a donné la délicieuse impression de jouer dans un château. Cette expérience a été à la fois unique et mémorable.
Vous avez fait des études d'architecture. Cela vous rend-il plus sensible au cadre dans lequel vous jouez ?
Je suis très sensible aux ambiances. Par ailleurs, la musique se développe dans l'espace, et les espaces ont une âme. Jouer dans un espace neutre, sans personnalité, n'est pas impossible, mais c'est plus difficile que lorsqu'on se sent enveloppé par la salle. Il ne faut pas oublier que le public est acteur lorsqu'on joue. S'il se sent enfermé dans une boîte à chaussures, cette énergie va se ressentir sur la scène, et jouer deviendra plus compliqué.
Les débuts d'un jeune pianiste comme vous sont jalonnés de concours. Est-il facile de dépasser cette étape pour passer à une vraie carrière ?
Je n'ai jamais affectionné les concours. La mentalité liée à la compétition est très éloignée de ce qu'est réellement la musique. Mais, aujourd'hui, le marché du piano est tellement difficile, et il y a tant de concurrence, qu'il est nécessaire pour un pianiste d'avoir un certain nombre de prix avant de prétendre à une crédibilité. De plus, certains concours sont susceptibles d'ouvrir des portes et d'apporter des engagements importants. J'avoue que, en tant que pianiste, tous les récitals importants que j'ai fait jusqu'alors étaient liés à des concours.
Quand bien même je souhaiterais sortir de cette dynamique de concours, je pense me présenter encore à certains tout en réduisant la fréquence. Il me faut par exemple essayer un des cinq grands concours mondiaux que je n'ai pas encore tentés. Je trouve cette perspective assez stimulante car je ne sais pas comment cela va se passer. Ce sera aussi une manière de me mesurer à d'autres interprètes. Je me dis aussi qu'il y a tant de pression dans un concours, tellement plus que pour un récital normal, que cela peut aussi me préparer psychologiquement pour le futur, même si je ne gagne rien.
Quelles pièces êtes-vous susceptibles de jouer en concours ?
Je pense présenter le Concerto No. 1 de Tchaikovsky, une œuvre que j'affectionne particulièrement. Tchaikovsky est en outre le compositeur qui me fascine le plus actuellement. Sans doute aussi Gaspard de la nuit de Ravel qui, vraisemblablement, va m'accompagner pas mal d'années. Sans doute aussi des pièces de Chopin et de Liszt, ainsi qu'une des trois dernières Sonates de Beethoven. Le but est de présenter en concours une variété de styles…
L'Opéra est une forme d'expression qui vous intéresse aussi particulièrement…
Ce qui m'a toujours fasciné dans l'opéra c'est cette notion d'œuvre d'art totale, le Gesamtkunstwerke de Wagner. La parole, le théâtre, la musique et l'espace convergent dans l'opéra, ce qui en fait une forme que je trouve grandiose. La voix humaine, depuis que je suis enfant, me touche beaucoup. Je pense d'ailleurs que si j'ai joué Chopin et Liszt plus que d'autres compositeurs, c'est que leur musique évoque du Bel Canto transcrit pour le piano. Très jeune, j'écoutais Maria Callas et Dietrich Fischer-Dieskau. Ses lieder de Schubert, comme Le Voyage d'hiver, m'ont beaucoup marqué et, aujourd'hui, ils font partie de moi. J'ai fréquenté très jeune l'opéra et j'ai immédiatement été conquis. Mon premier opéra était La Traviata. Un bon début, je crois ! Du reste c'est toujours mon opéra préféré. J'ai une véritable passion pour l'opéra italien, le véritable Bel Canto, celui de Bellini et Donizetti, puis Verdi et Puccini. Ma passion pour l'opéra me fait espérer pouvoir un jour m'orienter aussi dans cette voie de direction. Je trouve particulièrement stimulante la convergence de tous ces divers talents humains qui concourent à l'opéra.
Quels sont vos souhaits de musicien ?
Mon principal désir est celui de pouvoir continuer à m'exprimer en tant que pianiste et en tant que chef sans renoncer à aucune de ces deux disciplines. Ensuite, j'aimerais pouvoir rencontrer des pianistes dont je sens qu'ils pourraient m'inspirer. Je pense en particulier à Martha Argerich. J’ai eu déjà l’occasion de la rencontrer plusieurs fois mais je n’ai jamais osé l’approcher et je suis parti sans me présenter. Cette femme est si importante à mes yeux que je ne sais trop comment m'y prendre. J'espère bientôt trouver un moyen pour la rencontrer enfin.
En tant que chef, j'adorerais travailler en tant qu'assistant auprès d'un des grands chefs que j'admire énormément comme Simon Rattle, Marc Minkowski ou Daniel Barenboim. Ce serait très stimulant d'apprendre cet art auprès d'un grand maître.
Avez-vous des projets d'enregistrements ?
Deux nouveaux disques sont déjà en route. Le premier s'appellera Vienne avec deux Sonates de Beethoven, la Waldstein et l'opus 110 en la bémol majeur, et la Sonate No. 4 de Mozart. Je me sens un peu anxieux à l'idée d'enregistrer Mozart car c'est un compositeur que j'ai très peu joué en public. Il me fait peur ! Le programme sera complété par deux Impromptus de Schubert. Le second disque naviguera autour de la notion de la nuit, avec Gaspard de la nuit, Méphisto-Valse en raison de son lien avec le poème de Faust, trois Nocturnes de Chopin, ainsi que le Scherzo No. 1 et la Ballade No. 1, qui sont aussi des morceaux très noirs.
Ce disque basé sur le concept de la nuit symbolise-t-il le revers de la médaille formée par votre premier disque Hymne à la lumière ?
Peut-être bien, mais je n'ai pas trop réfléchi à cet aspect. Il se trouve que les compositions qui m'attirent en ce moment sont très sombres. Peut-être est-ce lié à ce que je vis en ce moment et qui me dirige instinctivement vers ce répertoire. Quand j'ai enregistré mon premier disque à 19 ans, tout était alors très lumineux…
Quels concerts et projets se profilent à l'horizon de 2015 ?
Pour la prochaine Fête de la Musique, je vais jouer dans la grande galerie du Musée du Prado à Madrid. Cette galerie va accueillir une exposition consacrée à Pablo Picasso et mon récital s'inscrira en rapport direct avec l’esthétique du peintre. Ce sera un événement très médiatique en Espagne.
Parmi les quelques engagements que je peux annoncer, je vais jouer à Madrid le 8 décembre à l'Auditorium National de Musique, qui est une très belle salle. Je jouerai également dans d'autres salles importantes en Espagne comme la Fondation Juan March, également à Madrid. Je me produirai aussi en Angleterre. Le lien qui me relie à ce pays est la conséquence du master que j'ai obtenu à la Royal Academy.
En outre, je viens de trouver deux agents artistiques, l'un en Allemagne et l'autre aux États-Unis. Des engagements devraient suivre dans ces deux pays.
Y a-t-il des œuvres que vous aimeriez aborder ?
J'adorerais diriger la Symphonie No. 6 - Pathétique de Tchaikovsky. C'est sans doute aujourd'hui l'œuvre symphonique qui me touche le plus. Elle symbolise pour moi l'aboutissement du XIXe siècle, un peu comme la Sonate de Liszt pour le piano… J'aimerais aussi commencer à me préparer à diriger un jour La Traviata. Je sais qu'il me faudra du temps mais il s'agit d'un souhait très profond.
Au piano, j'aimerais pouvoir tenter un jour le Concerto No. 3 de Rachmaninov, un des piliers de la littérature pianistique.
Pensez-vous aborder les œuvres importantes avec des maîtres ?
Absolument. Je choisis toujours un maître pour travailler un répertoire spécifique. J'ai toujours procédé ainsi. Avec Brigitte Engerer, je travaillais la musique française, Chopin et Liszt, alors qu'avec Alicia de Larocha, je me concentrais davantage sur la musique espagnole. De la même façon, je me suis rendu à Varsovie pour approfondir Chopin, et seulement Chopin. En ce moment je travaille beaucoup la musique espagnole et française avec le grand maître espagnol Joaquin Soriano. J'ai la chance de pouvoir travailler avec lui à Madrid de façon assez régulière, et il m'aide beaucoup. Joaquin Soriano a une manière d’entendre la musique absolument exceptionnelle. Il perçoit tellement d’harmoniques dans le son que cela lui permet d’aborder l’utilisation de la pédale d’une façon vraiment unique. Cela me surprend d'ailleurs toujours. Grâce à sa capacité d'écoute, il cherche dans le piano une sonorité équivalente à une résonance orchestrale, et cela se réalise au travers d'un jeu de pédales très sophistiqué. Joaquin Soriano m’apprend des choses qui ne sont pas écrites dans les partitions et qui ne se retrouvent pas plus dans le texte. Il possède ce talent énorme de pouvoir aussi bien susciter dans le jeu l'expression de la sensibilité intime d'un compositeur que l'essence de mes propres sentiments sans devenir esclave du signe musical. De tous les maîtres avec lesquels j'ai travaillé jusque-là, il est le plus attaché à la force de l’émotion.
Comment envisagez-vous votre évolution dans un contexte très concurrentiel ?
Peut-être partirai-je à New York dans les prochaines années. Mais rien n'est encore décidé. Je vois l'Amérique du Nord comme un marché plus ouvert que l'Europe qui vit quelque peu enfermée dans la tradition. Il y a ici très peu de voies pour les nouvelles générations de musiciens. Par rapport à ce que j'ai vécu aux États-Unis et à ce que disent des maîtres qui enseignent à la Juilliard School, le contexte est très différent. Et pas seulement pour les pianistes, mais aussi pour les chefs. Il y a énormément de possibilités dans la mesure où le marché est presque vierge. De nombreux orchestres n'existent pas encore sur la scène internationale et il faut les faire connaître. En Europe tout est déjà quasiment immuable…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 18 février 2015
Pour en savoir plus sur Félix Ardanaz :
www.felixardanaz.com