"En matière de vin, il faut savoir faire passer le plaisir avant le prestige", a dit Paul Claudel. Cette vérité reniée est transposable à la musique, harmonie des sens en émoi et de génies incompris. Le vin, le plaisir, le prestige, c’est Lalou Bize-Leroy. La musique, les sens en émoi, le génie incompris, c’est Geirr Tveitt. Elle vinifie un Meursault - Les Narvaux 1995 - pour sa maison de négoce Leroy, le panthéon du vin ; et lui compose pour l'éternité le Concerto No. 2 Op. 252 pour Hardanger Fiddle - "Three Fjords", dont nous nous arrêtons sur le 3e mouvement : Nordfjord, Giocoso*.
* Voir vidéo en fin d'article.
Elle est connue pour ses grands vins de prestige : volumes en bouche inégalés, longueurs infinies, race bourguignonne du terroir. Il est méconnu pour la profondeur de ses œuvres, pour la finesse et la puissance de ces morceaux, pour son idiome national et folklorique de la Norvège. Bref, tout les rassemble : la fraîcheur du climat, une terre d’ancêtres lointains, un travail profond, pur et transcendantal. Chaque vin est une mélodie, une histoire, et chaque mélodie est un vin, une histoire.
À l’aveugle, dès le nez, le rythme est donné : je suis sur un légendaire chardonnay de Bourgogne, avec du vécu et encore une très belle acidité. Mais la patte du domaine je ne la reconnais pas, ou plutôt je ne la connais pas. Tension, vivacité et jeunesse permettent de porter ce vin au firmament de la Bourgogne. En bouche, c’est encore le flou absolu : la trame acide étend le vin, le volume dantesque, la vitalité écrasante : mon palais reste coi devant ce sommet. "C'est un roc !... C'est un pic… C'est un cap ! Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule !", clamait Cyrano de Bergerac dans la pièce éponyme d’Edmond de Rostand. "À l’ouïe", la résonance est elle aussi droite, tendue, déterminée. La mélodie est folklorique, concentrée et allongée : mes oreilles se figent, mon sang se glace, mes poils se hérissent, mon corps est en transe.
Les rythmes sont soutenus et concordent. L’un est l’autre, l’autre est l’un. En japonais, déguster et écouter se traduisent de la même manière. Sagesse nippone. Durant toute la dégustation, durant les 9 minutes 40 du dernier mouvement de concerto, aucun affaissement ni relâchement, seulement un apaisement, un ressourcement, un recueillement. Chacun va puiser au fond de son terroir et de ses tripes pour offrir ce que mère patrie a de plus beau au fond de ses racines, de ses cordes. Commune droiture.
La cadence est infernale, transcendantale. Le grandiose me donne le tournis. Joie pour mes sens et mon âme, elle m’enivre, et la musique, le vin me transportent dans leur jardin secret. Ils tentent de me hisser à leur niveau pour respecter les préceptes de l’art oratoire, dont mon inspiration s’enchante : plaire, instruire, émouvoir. Ivresse je ne crois pas encore, nous sortons à peine d’un beau Dom Pérignon "œnothèque" 1992, mais allégresse c’est certain. Lalou vient du latin "Lætitia" (allégresse, joie)… Boire est une hérésie, déguster une frénésie.
"Si la musique nous est si chère, c'est qu'elle est la parole la plus profonde de l'âme, le cri harmonieux de sa joie et de sa douleur", a dit Romain Rolland. La profondeur de l’âme de ce duo est démentielle, seule la bathymétrie pourra m’aider à en mesurer l’étendue. Quoique l’humilité, la curiosité et la patience pourraient être plus efficaces ?
L’un et l’autre en ont sous la pédale, tel Anquetil gravissant mes chères Pyrénées. Je n’ai désormais qu’un devoir : le déguster et l’écouter jusqu’à la dernière goutte, la dernière note. Sinon, je serais la seule fausse note. Geirr signifie "la lance" en norvégien, je saisis mieux cet aspect élancé, cet envol, cette longueur. Ils planent au-dessus de nous, en nous et on les suit du regard, du palais, de l’ouïe.
Richesse, variété et générosité encadrent ces deux œuvres d’Art. Ces allers-retours incessants au violon, ce va-et-vient en bouche qui persiste : être complet, voilà leur qualité suprême et commune. L’aromatique est aussi exceptionnelle qu’extravagante : le jasmin, le beurre de noisette, la noisette grillée, l’amande fraîche et la rose. Extravagante, c’est aussi le cas de cette musique classique d’inspiration folklorique. La puissance et la finesse sont ici aussi complémentaires que différentes. La puissance, ce gras divin comme la beauté d’une sirène, enveloppant comme sa main dans mon cou, chaleureux comme son souffle dans mon oreille. Ce gras, ce n’est pas la lourdeur, c’est la stupeur.
Le solo du virtuose Geirr au violon hardanger est en tout point semblable au solo que Lalou joue dans ses vignes, ses cuves, son chai. Le Fjord - vallée unique érodée par un glacier avançant de la montagne à la mer, envahie par la mer depuis la retraite de la glace - de Hardanger est la terre natale et enfantine de ce dernier. Quant à Lalou, si c’est à Paris qu’elle est "venue au monde", comme le disait Sacha Guitry à propos de Mozart, c’est sur le terroir frais et bourguignon de Vosne-Romanée, Meursault, Auxey-Duresses et Saint-Romain qu’elle fait ses armes. Et quelle artillerie ! L’un et l’autre nous livrent une texture différente, une densité profonde et une atmosphère surnaturelle. "Le Vin est d’inspiration cosmique, il a le goût de la matière du monde", a dit la Reine de la Bourgogne. Étrangement, c’est aussi dans les Fjord de Geirr que s’étendent les aurores boréales, un cosmos envoûtant.
Durant son adolescence, Geirr décide de devenir compositeur, et c’est ainsi qu’en 1955 il commence le 1er concerto de cette production magistrale. La même année, comme par hasard, Lalou décide soudainement de travailler dans la vigne comme elle raconte dans Bourgogne Aujourd’hui le 22 mars 2016 : "Si je restais avec lui [son père], il me laisserait faire de la montagne. Je n'ai pas réfléchi longtemps et j'ai dit d'accord. Nous avons fait demi-tour aussitôt [de l’école hôtelière de Lausanne où elle postulait], et le lendemain, j'étais au bureau". Dix ans plus tard, en 1965, il achève son œuvre avec ce 2e concerto. Quant à Lalou, 33 ans, l’âge du bonheur, l’âge du Christ. Le cosmos…
La préface du CD publiée pour sa réinterprétation en 2002 est modeste : écriture enfantine, "Geirr Tveitt" en haut à droite sur la couverture, suivi en dessous par le nom de l’œuvre. Puis un dessin, un homme, visage caché sur un cheval au galop surplombant un marécage et des nénuphars. Ça pourrait être une étiquette de Dagueneau. Tout comme Geirr et cette réédition, Lalou fait preuve d’humilité. Étiquette épurée, simple et élégante : "Leroy" en bas à gauche, "Meursault Les Narvaux" en grand au centre, "Négociants à Auxey-Duresses" en bas à droite. Le vin reste humble lui aussi. Ce n’est que "le vin du négoce", non du Domaine d’Auvenay, et ce n’est qu’un "Meursault Les Narvaux", pas un Criots, pas un Bâtard, pas un Chevalier. La musique et le vin en avant ! Pas les hommes.
Il y a un avant, et un après Lalou, Geirr…
Hugo Serres
Gérant de Cave Alliée - 5 rue des Roses - 69008 Lyon 8e
Pour lire le texte de Hugo Serres consacré à la mise en perspectve du Vouvray Goute d'Or 2011 et de la chanson d'Antonio Molina "Adios a Espana", cliquer ICI