Tutti-magazine : La semaine dernière vous avez dansé votre dernier Roméo de la saison. Comment avez-vous vécu cette prise de rôle ?
Germain Louvet : J'ai tout d'abord été très honoré de voir mon nom associé au rôle de Roméo. Je n'osais pas trop y croire et je pensais même plutôt danser Pâris, Mercutio ou Benvolio sur cette production. J'avais bien entendu quelques bruits à ce sujet, mais je pensais que, peut-être, je serais remplaçant. Être remplaçant peut s'avérer très intéressant pour apprendre un rôle mais, parfois, le danseur ne répète jamais et se contente d'une attribution de rôle sur le papier. Cette situation arrive sur certaines productions qui sont programmées à un moment où personne n'a le temps de faire travailler les remplaçants. Si, de plus, on n'a pas trop besoin d'eux…
Mais, pour ce Roméo et Juliette, j'ai eu la chance de savoir que je danserais deux soirs, le 29 mars et le 1er avril, qui plus est avec Léonore Baulac que je connaissais très bien et avec laquelle j'avais déjà dansé. C'est toujours très agréable d'être son partenaire.
Le rôle de Roméo est réputé le plus difficile à danser des grands ballets de Noureev. Cela vous a-t-il fait douter un moment de pouvoir le maîtriser techniquement ?
Après cette joie liée à l'attribution du rôle, est survenu un petit moment de peur car tout le monde m'a effectivement dit que Roméo était le rôle classique le plus difficile du répertoire du Ballet de l'Opéra pour un danseur. D'autres styles de ballets peuvent également se montrer très difficiles à aborder en fonction d'intensités différentes, en particulier sur le plan psychologique. Mais, en matière de ballet classique, les Étoiles s'entendent à dire que Roméo et Juliette est le ballet le plus difficile au niveau physique, psychologique et de l'endurance… Bref, j'ai traversé un petit moment d'appréhension où je me disais qu'il faudrait que je puisse tenir ce rôle… Puis nous nous sommes plongés dans le travail avec Clotilde Vayer et Patricia Ruanne et, rapidement, cette expérience est devenue vraiment très riche d'informations. Cela m'a permis de mettre mes appréhensions de côté et, petit à petit, j'ai pu construire mon personnage et ma technique pour l'exprimer dans le cadre du ballet. Une fois passé le premier filage intégral sur scène avec les costumes, je me suis dit que c'était faisable ! Ceci dit, je reconnais que ce qu'on m'avait annoncé était vrai : au niveau de l'endurance, ce rôle est épuisant. Je pense être plutôt endurant et, en dansant Roméo, je ne pourrais dire si je touchais mes limites, mais je puisais dans mes réserves dès l'Acte II. Il faut dire qu'à l'Acte I, Roméo est quasiment constamment sur scène et danse continuellement. L'Acte II est également très rempli pour lui. En revanche, il est moins présent à l'Acte III, alors que Juliette l'est davantage.
Sur un rôle aussi demandeur, je me suis aussi rendu compte de l'importance du travail préalable. J'ai pu un peu anticiper les répétitions et cela m'a servi. Je pense qu'il n'est pas possible d'aborder ce rôle muni de son seul instinct.
Comment avez-vous traversé la période de répétitions du ballet et les différents imprévus qui l'ont jalonnée ?
Les danseurs sont assez habitués aux rebondissements. Léonore et moi savions que nous étions les seuls remplaçants sur Roméo et Juliette. De plus, contrairement à la plupart des autres couples qui dansaient à l'Opéra Garnier, nous étions uniquement distribués sur ce ballet. Par conséquent, il allait de soi que nous représentions le seul couple disponible pour parer aux imprévus. Non que nous nous préparions à de telles éventualités, mais il nous était impossible d'ignorer que cela pouvait arriver.
Nous avions déjà été confrontés à une situation similaire sur d'autres ballets, notamment sur Casse-noisette : nous devions danser notre première représentation un 12 décembre, et nous nous sommes retrouvés sur scène dès le 29 novembre. Nous étions alors Coryphées, très jeunes, et il s'agissait de nos premiers rôles. Pourtant, tout s'était bien passé car nous avions été très bien préparés par Aurélie Dupont. Pour Roméo et Juliette, la période de préparation initiale était moins longue que pour Casse-noisette et nous avions condensé en trois jours les dix jours de répétitions qui nous manquaient en allant droit à l'essentiel pour danser lors de la générale. Finalement ce n'était peut-être pas plus mal car l'urgence permet parallèlement de développer moins de doutes. De plus, après la générale, nous avons bénéficié d'une semaine de travail en studio pour réfléchir aux différents points que nous pouvions affiner en vue des spectacles qui allaient suivre.
Avez-vous travaillé également sans coach, Léonore Baulac et vous ?
Essentiellement avant que les répétitions commencent, pour nous préparer. Nous nous basions sur les vidéos, en particulier sur la captation avec Monique Loudières et Manuel Legris, mais aussi celle avec Élisabeth Maurin et Benjamin Pech. Nous voulions arriver devant Patricia Ruanne avec un minimum d'acquis, d'autant que nous étions les plus jeunes et sans l'expérience de ce ballet. Ce travail en amont nous a également permis d'essayer les manipulations un peu ardues. Nous avons commencé par apprendre le Pas de deux du Balcon puis, chacun de notre côté, nous avons appris les variations de nos personnages, avant de nous retrouver pour le Madrigal et le Pas de deux de la chambre.
Alors que Léonore Baulac pouvait se consacrer entièrement à l'apprentissage de Juliette, vous étiez distribué dans le corps de ballet de Roméo et Juliette parallèlement à votre apprentissage du rôle de Roméo. N'était-ce pas un compliqué à gérer ?
Effectivement, je dansais un des deux amis de Rosaline, et dans la cour de Pâris, deux emplois que je vais reprendre maintenant que mes représentations en soliste sont passées. Musicalement, danser Roméo après avoir dansé des rôles secondaires ne pose pas de problème car l'attention portée sur la musique est différente. Il est en revanche plus difficile de redevenir un ami de Rosaline après avoir dansé Roméo car, sur la même musique, on doit s'appuyer sur le contrepoint.
Quoi qu'il en soit, je pense qu'être distribué parallèlement dans le corps de ballet représente plutôt un avantage, même si certaines situations sont parfois peu évidentes, car cela permet d'entrer dans le ballet d'une autre manière et d'avoir un certain recul par rapport au personnage central qu'on interprète par ailleurs. Danser dans le corps de ballet permet de s'immerger bien davantage dans le ballet et dans la musique que lorsqu'on prépare un rôle de soliste, le plus souvent seul en studio accompagné d'un piano. De plus, alors que je me préparais à danser Roméo, cela m'a permis d'être très attentif aux autres Roméo qui m'ont précédé - Mathieu Ganio et Josua Hoffalt - avec lesquels je répétais aussi en étant dans le corps de ballet. J'étais alors très attentif à plusieurs détails qui m'ont servi ensuite pour danser Roméo. J'avais aussi la chance de ne pas avoir un travail trop pesant dans le corps de ballet. Si j'avais été distribué dans les amis de Mercutio, cela aurait sans doute été plus compliqué car ils sont très présents sur le plateau et dépensent pas mal d'énergie à faire les idiots.
Une chose, pourtant, n'a pas été facile à gérer : le timing. Mes répétitions de corps de ballet étaient presque prioritaires par rapport à mes répétitions de Roméo. De fait, il est arrivé un moment où j'ai un peu stressé car je n'avançais pas assez sur le rôle principal. Les répétitions des solistes étaient programmées en même temps que celles du corps de ballet et je ne pouvais être présent aux deux. En dehors des scènes avec Juliette, je répétais rarement les autres parties, comme les Pas de trois de l'Acte II…
Avez-vous pu soulever ce problème auprès de la Direction ?
Nous sommes en 2016 et le dialogue est tout de même plus ouvert qu'à une certaine époque. Par ailleurs, nous sommes entourés de gens bienveillants dont le but n'est pas de nous mettre dans l'embarras ou de nous empêcher de travailler. Mais dans un cas comme celui-ci, je tenais à ce que le message ne laisse en rien penser que je pouvais mépriser ma place dans le corps de ballet. C'est assez délicat. Ceci étant, j'ai tout de même pu dire que j'avais besoin de répétitions supplémentaires pour sécuriser les parties avec Benvolio, Mercutio et Tybalt.
Dans le cours du ballet, vous vous battez en duel avec Tybalt…
Pour le rôle de Roméo, j'ai effectivement appris à manier un peu le fleuret. Ce n'est pas si compliqué mais la lame, même fine, a un certain poids et cela se ressent dans les muscles. Mais il est facile de se prêter au jeu car, très vite reviennent des sensations liées à l'enfance. C'est donc un apprentissage agréable qui change du quotidien. Il faut toutefois prendre garde à la manière dont on s'approprie l'espace avec un fleuret en main, car une longueur de bras doublée change beaucoup la donne. De plus, sachant que donner un coup avec un bras peut faire mal, il va sans dire qu'une lame pardonne encore moins. Cela m'a incité à une forme de respect pour les danseurs qui m'entouraient, en particulier face à Stéphane Bullion* qui dansait Tybalt. Stéphane est un danseur dont j'admire beaucoup le charisme et le travail d'interprétation des personnages qu'il aborde. J'étais assez impressionné de danser avec lui et, lorsqu'il s'est agi de montrer ma colère contre lui et mon envie de le pourfendre, je voulais vraiment éviter de lui faire mal. Nous étions déjà ensemble sur Casse-noisette et j'aurais été profondément désolé de lui créer des problèmes. Heureusement, rien de fâcheux n'est arrivé.
* Voir la vidéo en fin d'article : Duel entre Roméo (Germain Louvet) et Tybalt (Stéphane Bullion) dans Roméo et Juliette sur la scène de l'Opéra Bastille. © Opéra national de Paris
Le personnage de Roméo entre à plusieurs reprises dans un état rêveur, déconnecté de ce qui se déroule autour de lui. Trouver l'expression juste a-t-il été compliqué ?
Pour tout vous avouer, je n'ai pas encore eu l'occasion de regarder de vidéo qui me permettrait de me voir en gros plan et j'ai du mal à définir l'expression que j'affichais à ces moments. En revanche, une chose est sûre, je m'efforçais de transmettre un sentiment que je crois très ancré en Roméo. Pour moi, si Mercutio est un comique et Benvolio un personnage à la fois pacificateur et terre à terre, Roméo est un rêveur, particulièrement au début du ballet où il se situe en dehors de la réalité. Il pense être amoureux de Rosaline, alors qu'il est certainement bien plus amoureux de l'idée même de l'amour. C'est seulement avec Juliette que Roméo prendra conscience de certaines dimensions matérielles et physiques. Plus tard, il est confronté à la pire des réalités avec les morts de Mercutio et de Tybalt. Dans le texte original, Roméo exprime souvent ce qu'il ressent en aparté. Transcrire ces situations sans les mots n'est pas facile. Du reste, on m'a laissé libre de trouver par moi-même comment remplir ces moments qui en disent beaucoup sur la nature du personnage.
Dans une scène avec Benvolio, vous vous jetez à plusieurs reprises en arrière et il vous rattrape. Ce moment demande-t-il une confiance particulière en votre partenaire ?
Naturellement, la confiance est indispensable. Mais, sur scène, je ne pouvais qu'être rassuré car Fabien Révillon et Sébastien Bertaud, qui se sont succédés dans le rôle de Benvolio dans la chronologie des représentations, sont des danseurs en qui j'ai totalement confiance.
Sans vouloir minimiser en rien leur action au moment où je me jette en arrière, Benvolio me regarde et attend de me rattraper. La situation serait différente s'il exécutait un pas de danse et me rattrapait au dernier moment. Mais, en l'état, j'ai même trouvé la sensation de sauter en arrière assez agréable ! Par ailleurs cette succession de trois sauts en arrière est capitale dans la dramaturgie du ballet car elle marque bien la folie qui gagne Roméo à ce stade du ballet.
Danser Juliette était le rêve de Léonore Baulac. Le rôle de Roméo était-il le vôtre ?
J'ai découvert Roméo et Juliette il y a seulement 5 ans, lors de la dernière reprise, et je ne peux pas dire que cette représentation m'ait laissé un souvenir marquant. Je me trouvais très loin de la scène et je n'y voyais pas très bien. De fait, je ne comprends pas aujourd'hui comment je ne me suis pas senti plus concerné par ce ballet et par le rôle de Roméo. C'est un sujet que nous avons abordé avec Léonore dès le début de notre travail sur Roméo et Juliette. Elle m'avait confié que, depuis l'âge de 10 ans, son rêve était de danser Juliette… Moi, je ne fonctionne pas de cette manière. J'ai commencé la danse parce que j'adorais danser. Mes parents m'ont dit qu'à l'âge de 3 ans, dès qu'il y avait de la musique, je me tortillais. C'était la danse pour la danse…
Comment vous êtes-vous retrouvé à l'École de danse de l'Opéra de Paris ?
J'ai demandé à mes parents de m'inscrire à un club de danse en Bourgogne où je suis né, ce qu'ils ont fait et, au bout de 3 ans, mon professeur leur a conseillé de m'inscrire au conservatoire afin que je puisse progresser. Au conservatoire, j'ai commencé la danse classique et ça m'a beaucoup plu. J'ai donc continué. À cette époque, je ne réfléchissais pas du tout à l'avenir et je n'avais aucune idée de ce que pouvait être l'Opéra de Paris. Je ne savais pas non plus que danseur pouvait être un métier. À cette époque je voulais être vétérinaire ou archéologue. Cependant, la danse me motivait toujours autant. Au conservatoire, j'étais inscrit en horaires aménagés ce qui me permettait de prendre entre cinq à six cours de danse par semaine. C'était assez intense mais je me situais toujours dans une dimension de plaisir pour répondre à un besoin impératif de danser… Lorsque j'ai été accepté à l'École de danse de l'Opéra, je n'avais pas d'idée tellement plus précise si ce n'est que je savais que tout serait organisé en fonction de la danse. J'étais également ravi de me retrouver avec des gens qui étaient autant passionnés que moi… Et c'est ainsi que j'ai découvert l'Opéra de Paris, la maison, les noms, l'institution, le répertoire et que j'ai aussi compris qu'on pouvait vivre de la danse. Dès lors, pendant 6 ans, j'ai alimenté mon rêve de devenir danseur construit plus sur une puissante envie de danser sur scène que sur un désir très précis de rôles…
Par la suite j’ai découvert un univers très riche autour de la danse, et des artistes qui m’ont beaucoup inspiré. Je dois dire aussi que me retrouver aux côtés de Léonore Baulac, une Juliette aussi passionnée que vibrante, m’a beaucoup aidé à ressentir la passion qui porte le personnage de Roméo et le couple mythique. Finalement, c’est Léonore qui m’a fait entrer dans son rêve, devenu également le mien par la suite.
Votre envie était-elle tout de même liée à un statut à atteindre dans le corps de ballet ?
Bien sûr, car j'ai très vite ressenti l'envie de me trouver seul sur scène afin d'être complètement libre. Plus que la satisfaction de l'ego, c'est cette liberté qui me motive toujours aujourd'hui car elle me permet d'être totalement moi-même pour devenir le personnage que je dois incarner. C'est la différence majeure du soliste par rapport au corps de ballet, lequel apporte des plaisirs différents comme le fait d'appartenir à un groupe ou la joie de danser ensemble et de façon synchronisée.
Ce corps de ballet auquel vous appartenez, comment vous perçoit-il lorsque vous dansez un rôle d'Étoile ?
À chaque fois que je me suis retrouvé en avant dans un rôle qui me distinguait du corps de ballet, j'ai toujours été entouré de beaucoup de bienveillance, de respect, de soutien et d'encouragements. Sans doute, cela tranche-t-il avec l'idée que de nombreuses personnes se font d'une ambiance ou règnent les jalousies. Très honnêtement, je n'ai jamais ressenti cela à aucun moment, et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles je me suis senti si bien dans le rôle de Roméo. Sur scène, j'ai pu trouver de nombreux appuis du côté de mes collègues. Échanger des regards et trouver une certaine complicité dans les échanges scéniques est extrêmement important dans un ballet narratif comme Roméo et Juliette.
Par ailleurs, je pense que la qualité de ce genre d'échanges résulte d'un comportement global. Un danseur peut être plus réservé, ou moins à l'aise lorsqu'il s'agit de communiquer avec le groupe. En ce qui me concerne, je fais partie du corps de ballet avant tout, et donc du groupe. Je me sens bien dans ce groupe et j'ai l'habitude de communiquer avec les autres danseurs. Dans le rôle de Roméo, cette qualité d'échange m'a été renvoyée et m'a apporté un réel soutien. Je pense qu'on se doit d'être humble par rapport aux danseurs du corps de ballet. Ils représentent une force sans laquelle un spectacle ne peut exister.
Votre façon de danser est très fluide, y compris lors des préparations de tours et de sauts. Avez-vous travaillé une technique particulière ?
Je m'applique effectivement à ce que le public ne voit pas en une préparation à un tour ou un saut ce qu'elle représente vraiment. Une préparation bien exécutée doit se faire oublier pour devenir un pas qui en amène un autre. Mais cela est de l'ordre de la théorie… Dans la pratique, plus je me pose de questions techniques et moins je parviens à la fluidité que je recherche. Bien sûr, je travaille toutes les séquences techniques qui nécessitent une précision particulière car il est impossible de prétendre pouvoir arriver sur scène sans ce travail de préparation. Pour le reste, et dans une certaine mesure, j'ai compris que je devais faire confiance à mon instinct. Avec moi, la spontanéité fonctionne mieux. Par exemple, si je travaille énormément une séquence de pas en studio, j'aurai beaucoup plus de mal à la reproduire ensuite sur scène car la représentation apporte des sensations différentes. En revanche si, sur scène, je vais droit à l'essentiel sans envisager les difficultés techniques pour ce qu'elles sont mais comme des pas parmi d'autres, cela me permet de me situer davantage dans la linéarité de l'enchaînement de pas sans souligner ces préparations techniques. Cela m'évite de créer des ruptures d'énergie et, sans doute, donne cette impression de ne pas me préparer aux difficultés.
Il arrive cependant que dans certains ballets, comme Études qui est une sorte de présentation, la préparation ait une importance particulière. Elle introduit alors la difficulté qui va suivre et dit au public :"Regardez-moi bien, je vais faire quelque chose d'extraordinaire !". Autant dire qu'après une telle annonce, vous avez intérêt à vous montrer vraiment extraordinaire ! Mais dans Roméo et Juliette, si le ballet est truffé d'éléments techniques et de contradictions au niveau du placement du poids du corps, ils ne sont jamais utilisés comme une fin en soi. Ils sont parfaitement intégrés au langage chorégraphique qui caractérise le personnage de Roméo.
Vous parlez des changements de direction et du placement du poids du corps dans les chorégraphies de Noureev. Ont-ils été difficiles à acquérir ?
Finalement pas tant que ça car, dès le stade de l'École de l'Opéra, nous sommes habitués à ce type d'exercice. Voilà plus de quarante ans que la technique de Noureev est dans nos murs. Pour moi qui suis né la même année que celle de sa mort, cette façon de danser fait partie intégrante de notre enseignement. Aussi, lorsque j'ai travaillé le rôle de Roméo, je n'ai pas eu l'impression de découvrir un univers chorégraphique auquel j'étais étranger. J'avais même davantage la sensation d'avoir été préparé en cours à apprendre ce genre de chorégraphie. Par ailleurs, dans le corps de ballet, j'avais également eu l'occasion de danser d'autres ballets de Noureev. Pour les examens et les concours, j'avais aussi déjà préparé plusieurs de ses variations. Tout cela s'est retrouvé lorsque j'ai abordé Roméo.
Au sein du Ballet de l'Opéra, les avis sur les chorégraphies de Rudolf Noureev sont assez partagés. Comment vous positionnez-vous ?
Il est difficile d'avoir un point de vue objectif car Noureev est très présent à l'Opéra de Paris. Je dirais que tout dépend des productions qu'il a montées. Noureev se voulait danseur, comédien, chorégraphe, et metteur en scène. Parfois, sans doute, a-t-il souhaité trop accumuler dans une même œuvre ce qui le passionnait. Certains ballets résistent mieux à ce traitement que d'autres. Mais, en règle générale, je trouve que ses chorégraphies font preuve d'une musicalité particulièrement pointue et intelligente. Je déplore un peu que certains danseurs ne tentent pas de mieux comprendre cette musicalité. Noureev chorégraphie sur des accents exprimés par l'orchestre et pas nécessairement sur la ligne musicale la plus évidente. Mais il y a toujours une vraie logique dans son écriture sur la musique et j'ai toujours l'impression de danser en m'appuyant sur des temps qui existent bien dans la partition, même s'ils sont parfois sous-jacents.
Ce que j'aime aussi dans certains ballets de Noureev, c'est l'apport d'une dimension cinématographique, particulièrement évidente dans Roméo et Juliette et Cendrillon. J'apprécie également les différents niveaux de lecture qu'il propose dans ses ballets. Ses personnages sont doués d'une vraie profondeur qui les rend intéressants à incarner. Pour Roméo et Juliette, grâce à notre travail avec Patricia Ruanne et Frederic Jahn, Léonore et moi avons pu vraiment creuser nos rôles et constater que tout a été pensé et réfléchi avec une intelligence rare. De même, le Casse-noisette de Noureev, par son développement psychanalytique évident à qui peut y être attentif, est très différent des productions américaines ou russes beaucoup plus traditionnelles.
Votre allure et votre type de musculature peuvent vous prédestiner aux rôles romantiques et aux princes. Cela est-il en accord avec vos envies ?
Heureusement, oui ! J'ai cette chance d'avoir accès à des rôles qui correspondent à mes envies. Mais je ne pourrais dire si ce sont mes envies ou mon corps qui ont influencé ma façon de danser. En tout cas, je me sens très bien par rapport à ça. Je reconnais que je possède un certain style de danse et que certains rôles m'iront moins bien. J'espère toutefois être le plus ambivalent possible, et je vais travailler à cela afin de ne pas me retrouver limité à certains emplois. Cependant, je reste très conscient qu'il sera plus évident de m'imaginer en Roméo ou en Siegfried qu'en Basilio dans Don Quichotte ou Spartacus ! Ceci dit, je serais ravi d'aborder un jour ces rôles. Je pense par ailleurs que chaque danseur est susceptible d'apporter quelque chose de personnel quel que soit le rôle qu'il danse, et que ce rôle lui convienne parfaitement ou moins bien. Si je me réfère à Nicolas Le Riche, voilà un danseur qu'on peut imaginer spontanément davantage en Basilio ou en Solor de par sa carrure et sa musculature. Pourtant il a été magnifique dans Le Lac des cygnes et dans plusieurs rôles de prince… Tout dépend des occasions qui se présenteront à moi. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas fermé à l'idée d'incarner d'autres personnages que les princes qui semblent me convenir aujourd'hui.
Comme d'autres danseurs, vous faites des photos de mode. Est-ce un secteur qui vous intéresse ?
Je n'irais pas jusqu'à dire que faire des photos éveille en moi un énorme intérêt. Il se trouve qu'on m'a proposé d'intégrer une agence de mannequinat pour participer à des projets, et j'y vois un travail sur l'image qui peut me servir et même, pour être franc, rapporter quelques subsides. Je pense également que c'est une bonne chose d'utiliser un corps de danseur dans l'optique d'un projet de pub ou de communication.
Je crois être intéressé par tout ce qui tourne autour de la danse : l'écriture, même si je n'écris pas, le théâtre, la peinture, le cinéma et pourquoi pas, la mode et le mannequinat… À mon sens, au XXIe siècle, un artiste doit avoir une vision globale de l'univers dans lequel il s'exprime. Qui plus est, les rencontres que nous faisons en périphérie de la danse peuvent nous être utiles dans certains projets.
Vous êtes Sujet du Ballet de l'Opéra national de Paris et, après vous être vu confier un rôle d'Étoile dans Casse-noisette en 2014, vous dansez maintenant Roméo. Est-ce vraiment logique ?
Il arrive que l'on confie des rôles de solistes à des Sujets. Par ailleurs j'évolue à une vitesse qui me convient bien. J'ai évidemment de l'ambition et j'aimerais énormément pouvoir accéder un jour au grade d'Étoile. En deux années, j'ai monté deux fois de grade et, pour le moment, je n'ai connu ni de moments de frustration ni la sensation de me trouver bloqué. Mon évolution dans le Ballet dépendra aussi du nombre de postes à pourvoir. Sans poste qui se libère, il n'y aura pas de concours… Parfois, j'avoue m’interroger quant aux modalités actuelles du concours, et à la possibilité de juger un artiste en seulement cinq minutes lorsque le poste à pourvoir demande de multiples compétences et d'assumer des responsabilités importantes. Tant d'éléments entrent en ligne de compte : la polyvalence technique, l’endurance sur un long ballet ou sur une période chargée, la maturité artistique, les qualités de partenaire… Si je me montre quelque peu réticent face au concours, je m'y prête en revanche bien volontiers. Je suis aussi très conscient que le concours permet à certains danseurs un peu moins distribués de se montrer et que, par rapport au regard du public, il apporte une sorte de légitimité à l'évolution des danseurs au sein du Ballet.
Ceci étant, le grade de Sujet est en soi très intéressant car il permet d'avoir accès à certains rôles de soliste tout en bénéficiant d'une certaine bienveillance. Un Premier danseur ou un danseur Étoile se doit d'être constamment au top. Le statut de Sujet permet de se poser les bonnes questions sur ce dont on a envie, mais aussi d'apprendre progressivement à gérer la pression avant qu'elle devienne bien plus importante et permanente.
Qu'attendez-vous des prochaines années ?
Vous l'aurez compris, j'ai du mal à me projeter. À l'Opéra, il est très difficile de spéculer sur ce qui va se présenter car nous ne connaissons jamais à l'avance les distributions. Au moment où je vous parle, le concours interne n'est pas encore annoncé. Alors, en 2017, serai-je Premier danseur ou pas ? Cela changerait bien sûr la donne… Pour le moment, je me prépare à Giselle, où je danserai le Pas de deux des vendangeurs. Je ferai aussi partie du groupe des vendangeurs. Ensuite, je travaillerai sur la création de William Forsythe, ce dont je me réjouis beaucoup.
Pour la saison prochaine, Le Lac des cygnes est repris et j'aimerais beaucoup danser le rôle de Siegfried. Je l'ai déjà bien travaillé lorsque j'étais à l'École, j'adore la musique de ce ballet ainsi que l'histoire… James dans La Sylphide est aussi un rôle que j'aimerais danser. J'apprécie beaucoup Pierre Lacotte et son travail. Nous avons commencé à collaborer sur Coppélia. J'ai dansé Frantz alors que j'étais à l'École, et nous nous sommes retrouvés sur Paquita. La première fois, j'étais dans le corps de ballet, et la seconde, j'étais distribué sur de nombreux postes sur la même série de spectacles : les villageois au début du ballet, les Espagnols, les douze officiers ainsi que les deux officiers supérieurs, le Pas de trois. J'étais aussi remplaçant sur le rôle Lucien d'Hervilly, mais je n'ai pas eu l'occasion de le danser.
Roméo est-il toujours présent en vous ?
Roméo et Juliette a été une expérience à la fois vraiment extraordinaire et inoubliable. Danser Roméo m'a amené à changer ma vision des choses sur de nombreux points. Il m'a apporté beaucoup, et même bien plus que ce à quoi je m'attendais. Nous avons déjà abordé l'aspect technique de ce rôle, mais l'aspect psychologique a également été une véritable épreuve. Après avoir dansé Roméo, j'ai l'impression d'avoir enrichi mon bagage et d'être en mesure de pouvoir cocher une case, comme si j'avais franchi une étape de carrière. J'ai réalisé combien il était important d'avoir pu me sortir sans blessures de ce rôle qui se présentait comme un défi. Roméo m'a également permis de me rendre compte à quel point il pouvait être jouissif d'interpréter un rôle construit sur une histoire et sur une telle musique. Léonore rêvait de danser Juliette, et moi je ne me projetais pas en Roméo mais, en apprenant et en dansant ce rôle, cette production s'est transformée en rêve. J'y repense souvent, parfois même la nuit, et j'ai du mal à passer à autre chose…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 7 avril 2016
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