Elsa Dreisig donnera un récital au Théâtre des Champs-Élysées le 13 octobre à 20h dans le cadre de la Saison des Grandes Voix. Accompagnée par l'Orchestre National Montpellier-Occitanie placé sous la direction de Michael Schonwandt, elle proposera un programme très personnel allant de Berlioz à Richard Strauss en passant par Mozart, Massenet, Rossini et Gounod. Toutes les informations ICI
Tutti-magazine : Depuis le 14 juin, vous chantez le rôle de Lauretta dans "Gianni Schicchi" sur la scène de l'Opéra Bastille. Quelles impressions retirez-vous de ce rôle ?
Elsa Dreisig : Je viens de terminer cette série de représentations remplie de joie car la rencontre avec cet opéra a été un coup de foudre absolu. Curieusement, lorsque j'ai écouté un vieil enregistrement de Gianni Schicchi avec Victoria de los Angeles dans le rôle de Lauretta, j'ai beaucoup apprécié la qualité des chanteurs mais je ne suis pas par-venue à réellement saisir l'œuvre. Avec Gianni Schicchi, il est facile de passer à côté comme avec le Falstaff de Verdi en raison de la structure inhabituelle de l'opéra. J'ai moi-même également éprouvé un peu cette réticence mais, après trois répétitions, j'ai remarqué que mon oreille s'était ouverte aux leitmotivs et à toute la richesse thématique dont Puccini a nourri son opéra. Certains passages bénéficient d'une orchestration fabuleuse, à tel point que, si je ne chante que dix minutes, j'arrive toujours avec la hâte d'entendre l'opéra, de me trouver dans les coulisses et de voir mes formidables collègues s'animer grâce à la direction d'acteurs de Laurent Pelly. Ils jouent si bien que j'ai l'impression de voir des comédiens sur scène. Tout est exprimé avec une très grande finesse pour aboutir à ce spectacle que je tiens pour une réussite.
Par ailleurs, j'apprécie beaucoup d'être distribuée dans un opéra sans trop de stress et où le plaisir de chanter prime. En effet, incarner Lauretta n'exige ni une vigilance particulière toute la journée qui précède la représentation ni de m'abstenir de parler, ou de vivre en nonne afin de me préserver pour la représentation. Avec cette production, j'ai pu vivre normalement et chanter le soir sur scène sans problème. Si je sens tout de même une boule au ventre au moment de chanter "O mio Babbino caro", je peux dire que la proportion de plaisir est bien supérieure à celle de tension. Du reste, sans un minimum de stress, je pense qu'il me serait difficile de chercher à me dépasser… Je me sens vocalement reposée et mon instrument est en forme. Que pourrais-je demander de plus au terme d'une saison un peu chargée !
Dans le déroulement de la soirée, "Gianni Schicchi" est présenté après "L'Heure espagnole" où vous ne chantez pas. Votre préparation vocale est-elle de ce fait différente ?
Je m'arrange habituellement pour être présente longtemps avant le début d'une représentation. Lorsque j'ai chanté Violetta dans La Traviata, j'avais pris l'habitude d'arriver 2 heures avant le début de la représentation, ce qui me laissait le temps de me préparer un citron chaud, de m'échauffer doucement, de lire quelques passages de la partition, puis de me faire maquiller et coiffer 1 heure avant le spectacle. Je déteste être stressée par ces obligations et j'aime pouvoir me dire que j'ai ensuite encore le temps de m'échauffer à nouveau et de m'exercer sur les difficultés de la partition…
Le cas de Lauretta* est un peu particulier dans la mesure où l'opéra Gianni Schicchi est effectivement présenté après l'entracte. J'arrive donc à l'Opéra Bastille le plus tard possible afin de ne pas surchauffer ma voix sans raison durant une longue attente avant mon entrée en scène. En me trouvant dans ma loge vers 19h15, c'est-à-dire seulement un quart d'heure avant l'ouverture du rideau sur L'Heure espagnole, je commence par le maquillage, puis la coiffure, et à 20h30 - ce qui coïncide avec l'entracte - il me reste une demi-heure pour chauffer tranquillement ma voix. C'est bien suffisant pour le rôle de Lauretta qui n'est ni long ni très difficile. La routine que j'ai adoptée est ainsi très naturelle et convient parfaitement au rôle que je chante.
* Voir vidéo en fin d'article : Elsa Dreisig interprète "O mio babbino caro" de Gianni Scicchi sur la scène de l'Opéra Bastille en 2018. © OnP
À vos côtés, Artur Rucinski et Carlo Lepore ont alterné dans le rôle de Gianni Scicchi et Vittorio Grigolo et Frédéric Antoun dans celui de Rinuccio. Ces changements ont-ils eu une répercussion sur votre approche vocale et scénique ?
Effectivement, Carlo Lepore a pris la place d'Arthur Rucinski dans le rôle de mon papa depuis deux représentations. Quant à Frédéric Antoun, je n'ai chanté qu'une seule soirée avec lui. Les rencontres se sont faites sur le plateau, devant le public. Mais je dois dire que ma formation en troupe en Allemagne m'a préparée à ce genre d'exercice. Il n'est pas rare que je chante une même production avec différents collègues qui tournent, que je connais ou pas, et avec lesquels je n'ai pas répété. Je me souviens d'une Flûte enchantée où je me suis retrouvée face à quatre Tamino différents dont, pour certains, je n'avais aucune idée de ce à quoi ils ressemblaient.
Pour Gianni Schicchi, la situation est différente car je connaissais déjà Carlo Lepore et j'avais eu quelques répétitions avec Frédéric. Mais il n'avait fait ni la pré-générale ni la générale et ça faisait un moment que je chantais au côté de Vittorio… Ces changements de partenaires peuvent avoir un côté stimulant lorsqu'on sent que le collègue avec lequel on chante n'est pas dépassé par la scène. Mais, dans un tel cas, cela peut être assez pénible car un chanteur en difficulté peut mettre ses collègues dans l'embarras. Lorsque les chanteurs sont naturels, et c'est le plus souvent le cas de ceux qui sont engagés à l'Opéra Bastille car ils en connaissent la scène, cela se passe généralement bien.
En février 2017, vous faisiez vos débuts à l'Opéra de Paris dans le rôle de Pamina. "Gianni Schicchi" est votre seconde production avant "Don Giovanni" la saison prochaine où vous chanterez le rôle de Zerlina. Comment percevez-vous cette maison d'opéra ?
Avec le Met, Covent Garden, le Staatsoper de Berlin, le Staastoper de Vienne et j’en passe, cette maison fait partie des maisons d'opéra où il est important de se produire si l'on souhaite avoir une carrière internationale. C’est prestigieux pour notre image. Mais travailler pour l'image ne pourrait me suffire sans d'autres aspects positifs à côté. Souvent dans les grandes maisons d’opéra, l’équipe de la production est incroyable en raison des moyens dont l'institution dispose. À l'Opéra Bastille, j’apprécie particulièrement que les techniciens, maquilleurs et coiffeurs soient passionnés par ce qu'ils font car cela installe une ambiance de travail rare.
Cependant, l'Opéra Bastille crée aussi une forme de pression de par sa forte médiatisation. Je sens d'ailleurs que toute grande institution aime à se prendre pour la meilleure maison d'opéra au monde. C’est peut-être le revers de la médaille ! Mais, ne vous méprenez pas, j'adore venir chanter ici et je suis très heureuse de cette relation de fidélité qui s'installe de saison en saison. Je suis française, j'ai fait mes études à Paris et j'ai des attaches dans la capitale où je me sens chez moi. J'espère donc venir à Paris au moins une fois par an pour chanter.
Ceci dit, je ne souhaite pas me produire uniquement dans ce genre d'institution car ce serait négliger les excellents opéras plus modestes dans lesquels chantent des interprètes tout aussi bons. Sans avoir ni le même rayonnement ni les mêmes subventions que l'Opéra Bastille, ils parviennent à produire d'aussi belles productions. De fait, je tiens à réserver certains moments de la saison pour venir chanter sur de grandes scènes, et d'autres où je tiens à rester accessible pour de plus petites structures. C'est une des raisons pour lesquelles je ne suis pas dans une immense agence, et que je travaille avec un agent* qui ne gère pas beaucoup de chanteurs afin de s'occuper de façon très intime de tous ses artistes. En étant représentée par une agence de taille humaine, je sais aussi que des théâtres plus modestes et des festivals n'hésiteront pas à me demander. Dans une agence plus importante, ils seraient peut-être freinés, pensant que mon cachet serait inabordable. Rester disponible pour tous est important pour moi.
* Hainzl & Delage Artists Management - Vienne
Après avoir été membre de l'Opera Studio, vous êtes aujourd'hui en troupe au Staatsoper de Berlin. Que vous apporte la vie de troupe ?
C'est vers l'âge de 18 ans que mon désir d'appartenir à une troupe s'est manifesté. Je lisais les bios de certains chanteurs comme Jonas Kaufmann, qui parlait de ses années en troupe à Munich et j'ai réalisé que c'était ce qu'il me fallait afin de me former avant de me lancer. Mais le fait est que mon emploi du temps s'organise de façon plus ouverte dans la mesure où l'on m'accorde la possibilité de venir chanter à Paris ou Zürich, et de faire bientôt mes débuts à Londres. Ma présence au sein de la troupe s'inscrit ainsi en parallèle à un rayonnement plus international. Par ailleurs, si ce n'est pas ce que j'avais imaginé au départ, je crois que cette organisation me convient mieux car j'ai trop d'impatience en moi pour me restreindre à une stricte vie de troupe pendant plusieurs années. Naturellement, j'ai conscience d'avoir un statut un peu particulier… La troupe me permet aussi de côtoyer des chanteurs avec lesquels je n'aurais pas nécessairement l'occasion de partager la scène dans un autre cadre. Par exemple, dernièrement, j'ai chanté à Berlin une fille-fleur dans Parsifal. Nulle part ailleurs je n'aurais accepté de chanter ce rôle qui ne m'intéresse pas beaucoup, ou alors peut-être à Bayreuth ! Mais l'opéra était dirigé par Daniel Barenboim, et il y avait Nina Stemme et René Pape sur scène. Dans une telle configuration, la troupe prend son sens car je n'ai pas à investir des semaines pour chanter une fille-fleur qui ne marquera pas plus mon répertoire que ma trajectoire. L'intérêt vient en revanche d'être sur scène avec Nina Stemme que j’ai pu entendre live et observer afin de me nourrir de sa personnalité et de sa technique.
Une autre chose positive de cette troupe est qu'elle construit son répertoire en fonction de ses chanteurs. Or il est très agréable de sentir que le lieu s'adapte aux chanteurs et que ce n'est pas à eux de faire à chaque fois leur preuve, comme lorsqu'ils débutent dans une nouvelle maison d'opéra, entourés de nouveaux collègues. À Berlin, je sens vraiment qu'un fil se tisse qui aide à la construction. Par exemple, lors-que j'arrive en répétition, je connais déjà mes collègues et je me sens tout de suite plus à l’aise. Il y a un aspect familial dans le travail en troupe. Je ne pourrais pas faire que ça, mais je profite de ce lieu, à Berlin, qui est un peu comme une maison. Cela participe à l'équilibre dont j'ai besoin aujourd'hui… J'ai un contrat de 4 ans et la Direction voudrait le prolonger. Reste à trouver comment concilier les impératifs de la troupe avec mes contrats à l'extérieur. C'est le challenge qui m'attend…
À Berlin, la saison prochaine, en janvier 2019, vous participerez à la création de l'opéra de Beat Furrer "Violetter Schnee". Avez-vous déjà une idée de cette expérience ?
Je connais le compositeur de nom mais n’ai encore jamais rien chanté de lui. D’ailleurs, je n’ai toujours pas la partition de cet opéra et ne sais tout simplement pas à quoi m’attendre ! Je crois - et je crains surtout ! - que cela va être assez difficile ! Mais je n’ai pas peur du travail… C’est surtout l’inconnu qui est vertigineux ! J'ai accepté ce rôle car je suis en troupe et qu’il s’agit d'une première que je partagerai avec Anna Prohaska, que j'admire beaucoup. La mise en scène est de Claus Guth, avec qui j’ai beaucoup apprécié travailler sur Juliette ou la clé des songes de Martinu. Je suppose d’ailleurs que s’il a accepté d'assurer la mise en scène, c’est que le livret l’inspire. C’est aussi, pour moi, l'opportunité de créer un rôle de toutes pièces et de travailler avec un compositeur vivant.
Auparavant, cet été, je chanterai en tournée une création de David Robert Coleman, Looking for Palestine, avec le West-Eastern Divan qui sera dirigé par Daniel Barenboim. Ce sera une première expérience avant Violetter Schnee, même si la pièce de Coleman ne dure que 20 minutes.
Avec l'opéra contemporain il est possible de toucher le public d'une tout autre façon et de participer plus efficacement à le faire grandir. L'exemple qui me vient à l'esprit est Written on Skin de George Benjamin qui avait remporté un succès phénoménal à sa création à Aix-en-Provence. Cela suppose bien sûr que l'œuvre soit une totale réussite sur le plan scénique, musical et artistique. Dans une création contemporaine, les manques sont bien moins pardonnables que dans La Traviata, par exemple, où la popularité de la musique vient combler une éventuelle défaillance scénique ou vocale. Mais lorsque la création est un sans-faute, cela décuple sa force.
Le 6 mars, vous étiez invitée de L'Instant Lyrique pour un récital particulièrement éclectique allant de Nat King Cole à Wagner en passant par Berio, Debussy, des mélodies de Nina Simone et d'Ella Fitzgerald. Ce programme était-il le reflet de vos envies ?
Ce récital m'a véritablement fait grandir car j'ai compris qu'il ne suffit pas d'avoir envie de chanter quelque chose pour y parvenir. À L'Éléphant Paname, j'ai en quelque sorte expérimenté ce dont j'avais envie. C’est la raison pour laquelle j'ai composé un programme avec du jazz, de la mélodie, du Lied, de l'opéra et de la comédie musicale. Je me suis vraiment fait plaisir et ne suis pas du tout déçue d'avoir tenté ce challenge. Mais l'effort que ce récital m'a demandé en termes de préparation, d'apprentissage et d'investissement vocal et physique était tout simplement énorme. Je suis sortie de scène exténuée, et bien plus qu'après avoir chanté La Traviata. Cela m'a fait prendre conscience de devoir reconsidérer la notion du plaisir de chanter, qui est essentielle pour moi.
J'ai toujours envie de continuer à proposer ce type de récital très divers mais peut-être pas sous cette forme. Comme beaucoup de chanteuses le font, je pourrais me concentrer sur la mélodie et le Lied. Par ailleurs, pourquoi ne pas m'associer pendant un mois avec des musiciens de jazz, car il y a de nombreux musiciens de jazz avec lesquels j'aimerai travailler… Cela ne m'empêchera pas de proposer un bis jazzy à la fin d'un programme plus classique, mais je pense avoir dépassé le stade du "si j'aime, je chante !". Peut-être dans 10 ans trouverai-je la clé qui me permettra de passer sans autant d'effort du jazz à la mélodie. De plus, je ne chante pas suffisamment bien le jazz aujourd'hui pour prétendre le défendre aussi légitiment que le classique. Du coup, si je souhaite aborder ce genre de répertoire ou un répertoire plus populaire, je préfère travailler avec d'autres artistes qui me porteront et me nourriront afin que je trouve ma voie, comme je l'ai trouvée dans le chant lyrique.
Vous avez terminé par le "Liebestod" de "Tristan et Isolde". Quel impact cette pièce a-t-elle sur votre sensibilité d'interprète ?
Ce n'était pas la première fois que je chantais la Mort d'Isolde. Avec Karolos Zouganelis au piano, je l'avais proposée en octobre dernier à Athènes, mais aussi deux ans auparavant, accompagnée d'un ensemble d'instrumentistes lors du Festival Berlioz de la Côte-Saint-André. Pour L'Instant Lyrique, c'était donc la troisième fois que je chantais cette pièce très puissante où je ressens l'intensité que Wagner a placée dans toute sa vie, dans toute son œuvre, sa passion et sa quête. Je comprends d'autant mieux cette intensité qu'elle est aussi très importante dans ma propre vie. Je m'attache bien plus à la teneur des événements qu'à leur durée, et cette Mort d'Isolde me permet d'expérimenter cette dimension dans son essence, hors des repères temporels habituels.
Le jeune comédien Lorenzo Lefebvre été invité à lire des textes pour ponctuer les parties chantées. Selon vous, le récital est-il un genre qui doit évoluer pour retrouver un public qu'il a perdu au fil des années ?
Je suis persuadée que les artistes sur scène comptent davantage que la forme, et que le contenu prime sur le reste, quand bien même il s'exprime dans une salle éclairée au néon et sans mise en espace. Si l'artiste que j'ai devant moi me parle et m'émeut, j'en sors bien plus transformée que devant une production valorisée par des lumières soignées, la très belle robe portée par la chanteuse, et où tout ce qui peut briller scintille de toutes parts mais ne parvient pas à cacher la vacuité de la proposition. Avant toute chose, je souhaite me concentrer sur ce que j'ai à dire. Ensuite, pour m'exprimer, j'aime que ce soit beau, pensé et qu'une présentation au public soit sous-tendue par un fil conducteur. J'aime la réflexion autour du récital parce qu’elle m’aide à m'exprimer au mieux. C'est pour cette raison que je le fais et non pour une motivation qui touche au devoir comme si, appartenant à une jeune génération, je devais attirer un jeune public vers une nouvelle forme du récital. Si tel est le cas, tant mieux ! Mais ma motivation est entièrement personnelle.
Lorenzo est un ami avec lequel j'avais très envie de partager la scène. J'adore la littérature et la poésie, et je souhaitais inclure des textes. Au départ, j'avais même pensé les réciter moi-même. Puis j'ai réalisé que ce serait vocalement trop fatigant et que j'aurais besoin de pauses pour préserver mes cordes vocales. J'ai alors pensé à un comédien qui, de plus, dirait ces textes mieux que moi. J'ai beau éprouver une énorme passion pour la littérature, je suis consciente de ne pas maîtriser l'art de dire un texte et de le faire apprécier. Cela fait partie des nombreuses choses que j'aimerais apprendre. Je suis également très frustrée de ne pas savoir peindre, et je rêverais de pouvoir m'accompagner au piano. Mais chaque chose en son temps…
Comment est née votre affinité avec le récital ?
Je crois qu'elle a pris naissance au Conservatoire. Une jeune chanteuse n'a pas la chance de participer à de nombreuses productions d'opéra et ses premiers pas sur scène sont souvent en récital. Pour ma part, j'ai toujours été à l'affût de tout ce qui pouvait me permettre de faire de la scène. Il faut dire que je suis un bébé de la scène et que le plateau n'est pas un lieu qui me fait peur. Au Conservatoire du XIIe arrondissement où je suis rentrée à 18 ans, je faisais partie de la classe de mélodie et je chantais chaque semaine, que ce soit pour une audition de la classe, pour un concert thématique ou en accompagnant des chœurs où il m'arrivait d'intervenir en soliste. J'ai ainsi compris que ce répertoire m'apportait certaines choses que je ne pouvais pas trouver dans l'opéra. Cela s'est ensuite confirmé lorsque j'ai travaillé avec Jeff Cohen et Anne Le Bozec au CNSMDP. Par exemple, je suis tombée amoureuse de la musique de Schumann. Or Schumann n'a pas écrit d'opéra et c'est seulement en récital que je peux chanter sa musique. Les cycles de Dichterliebe et de Liederkreis op.39, que je vais chanter prochainement dans le Médoc, nourrissent de façon incroyable le besoin de poésie que j'ai en moi. Ces cycles me portent dans un univers où l'opéra, malgré tout le bonheur que j'éprouve à le chanter, ne pourra jamais me conduire. Un livret d'opéra ne peut prétendre à la hauteur d'un poème de Heine, de Verlaine ou Apollinaire. De plus, de véritables chefs-d’œuvre mélodiques ont été écrits pour piano et voix. Nul besoin d'un gigantesque orchestre et de quinze chanteurs pour être touché par la force qui peut se dégager de la musique.
Ceci dit, le récital est l'exercice le plus dur qui soit, tous rôles d'opéras confondus. La proximité avec le public, l'absence de metteur en scène pour nous guider, la nécessité de gérer l'expression de son propre corps, l'accompagnement au piano bien plus nu que le son d'un Orchestre, la facilité à entendre les imperfections et la quantité de musique à chanter en une heure : tout cela place le chanteur de récital face à un véritable marathon.
C'est le pianiste grec Karolos Zouganelis qui vous accompagnait. Comment pouvez-vous qualifier votre relation ?
Karolos accompagnait la classe de chant au CNSMDP que je suivais deux fois par semaine, et nous avions aussi l'occasion de travailler rien que tous les deux régulièrement. Il nous arrivait de travailler l'opéra, mais c'était davantage sur la mélodie et le Lied que portaient ces séances. Une chose qui a été très importante dès la première année avec Karolos, est qu'il ne m'a pas considérée comme une élève mais comme une artiste. J'ai senti qu'il était réellement touché par ce que j'avais à proposer et nous nous sommes tout de suite extrêmement bien entendus musicalement, mais aussi humainement. J'ai pu remarquer avec différents professeurs combien il leur est parfois difficile de ne pas se situer au-dessus et de faire abstraction d'une sorte de hiérarchie. Pour un jeune chanteur, ce positionnement d'élève est très encombrant. Or je n'ai jamais senti cela en travaillant avec Karolos et, très vite, nous avons su que nous ferions de la musique ensemble. Quand j'ai eu ensuite l'occasion de lui proposer des concerts, c'était donc tout naturel.
En Allemagne et au Danemark, je travaille avec d'autres pianistes mais je tiens à pouvoir construire une relation, ce qui n'est pas compatible avec des changements permanents d'accompagnateurs. J'admire Anne Sofie von Otter qui a enregistré tant de disques avec le pianiste Bengt Forsberg. Cela leur a permis de faire des recherches et de construire leurs programmes avec une réelle intelligence. Sans doute n'aurait-elle pas pu donner ce qu'elle a réussi à apporter au Lied et à la mélodie sans cette collaboration.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le programme que vous allez proposer dans le cadre des Estivales de musique en Médoc, le 10 juillet prochain au château Lynch-Moussas ?
La première partie sera consacrée au Liederkreis op. 39 de Schumann. J'ai principalement travaillé ce cycle à Leipzig où je l'ai chanté dans la maison de Robert et Clara Schumann, mais aussi dans leur maison de Zwickau. Comme je vous l'ai dit, avec les Dicherliebe, c'est le cycle qui me tient le plus à cœur. Si j'avais eu le temps, j'aurais tenté le concours Schumann… Karolos dit de l'opus 39 qu'il s'agit d'une succession de tableaux, comme dans une exposition, et je souscris tout à fait à cette idée. Dans cette exposition, les tableaux peuvent se compléter ou, au contraire, créer une rupture par leurs contrastes. De la même façon, certains Lieder s'enchaînent harmonieusement, alors que d'autres font passer du jour à la nuit. De telle sorte que je ne sais pas qui je suis lorsque je chante. Mais je n'ai pas non plus envie de le définir et préfère être une sorte d'âme errante en espérant que le public accepte de se perdre dans cette suite de tableaux. Peu de gens comprendront le texte allemand, mais là n'est pas l'essentiel dans la mesure où je comprends ce que je chante et cela suffit pour véhiculer une émotion. Les enfants ont l'habitude d'aimer des chansons dont ils ne comprennent pas le texte, voire comprennent autre chose que le sens véritable des mots. Eh bien, il faut être un peu de cet état. L'idée d'un cycle en allemand peut sembler un peu rude sur le papier, mais l'approche que je propose est très directe et peut se passer de compréhension. La richesse harmonique du cycle et la richesse intérieure que je voudrais exprimer devraient, je l'espère, suffire pour produire une émotion sur laquelle il suffira de se laisser porter.
La seconde partie est consacrée à la mélodie française…
C'est effectivement la langue française qui m'a guidée pour construire ma deuxième partie. Parmi les compositeurs français, j'adore Debussy mais mon cœur s'emballe pour Poulenc et Duparc. Il était donc normal que je les chante. Pour autant, je ne voulais pas aboutir à un patchwork de tout ce que j'aime mais à un programme intéressant à la fois pour le public et pour moi. "Chanson triste" de Duparc ouvrira la seconde partie. Cette mélodie me touche particulièrement par la nostalgie et la mélancolie qui s'en dégage… J'ai bien plus de mal avec Gabriel Fauré, même si son "Clair de lune" est une de mes mélodies préférées. De Fauré, j'ai aussi chanté "Après un rêve", mais c'est tout ! Alors je me suis dit qu'il était temps pour moi de me lancer et j'ai choisi de proposer l'intégralité de l'opus 23 qui contient tout de même un tube de la mélodie française : "Les Berceaux". Ce sera mon premier pas vers Fauré.
Suivront trois mélodies de Poulenc, et mes trois préférées ! J'ai étudié chronologiquement "Violon", "Montparnasse" et "Hôtel". Dès que j'ai l'occasion de placer une de ces mélodies, je ne m'en prive pas.
Puis je proposerai des mélodies de Jean Wienner. Le premier concours auquel je me suis présentée était Des Mélodies et des Notes. C'était à Paris alors que j'étais en première année de CNSMDP, et le thème du concours était "Des Animaux et des Hommes". Dans le jury, se trouvait Isabelle Cals, l'arrière-petite-fille du compositeur, et il fallait préparer une mélodie à choisir dans les Chantefables. J'avais alors choisi "Le Léopard", que j'avais adoré et que j'avais travaillé avec Karolos. Lui aussi était impatient de revenir un jour à des mélodies de Jean Wiener, et l'occasion s'est présentée pour notre récital au château Lynch-Moussas.
Enfin, je terminerai par un petit cycle de ma composition sur le thème de l'amour, avec Erik Satie, Claude Debussy et Reynaldo Hahn. "Je te veux", avec son refrain et son tempo de valse, séduit généralement le public. Quant à "C'est l'Extase langoureuse", c'est ma mélodie préférée. Enfin, "L'Heure exquise" conclura ce parcours érotique et voluptueux.
Vous êtes franco-danoise. Souhaitez-vous exprimer cette double culture au travers de votre expression ?
J'hésite souvent à défendre le répertoire danois, mais le moment viendra sans doute de le faire. J'ai aussi pensé à un programme scandinave et danois avec Grieg, Lange-Müller et d'autres compositeurs. Mais, là encore, je ne souhaite pas défendre quoi que ce soit. Mon rapport au chant est extrêmement personnel et je crois bien plus en la démarche d'un artiste qu'en une mission. C'est pour cette raison que les sculptures de Giacometti, les toiles de Bacon et l'écriture de Rilke me touchent autant. Avant toute chose, leur œuvre représente leur façon de vivre et de respirer. Il n'y a pas de but plus concret que celui-ci… Ce n'est donc pas en tant que Danoise que j'ai envie de défendre le répertoire musical danois. En revanche, il y a de merveilleuses pépites dans ce répertoire, et ce sera un grand plaisir de les faire vivre dès lors que j'aurai trouvé le cadre idéal.
Ceci étant, je ressens profondément la musique danoise. Le texte d'une chanson populaire dit "Souvent je suis heureux, et pourtant je veux pleurer". Pleurer tout en étant heureux est une opposition présente dans tout le folklore danois, ce que je comprends parfaitement car j'ai grandi dans cette culture. Mon affinité avec cette culture et la compréhension viscérale que je ressens est sans doute ce qui me rend la plus heureuse de posséder la double nationalité. C'est ce qui me guidera le jour où je chanterai les compositeurs danois…
À 27 ans, quels sont vos désirs de chanteuse et d'interprète ?
Je pourrais vous dire qu'un de mes rêves est de chanter Salomé de Richard Strauss. Tout comme aborder un jour la Maréchale du Chevalier à la rose, me produire au Met, et avoir une longue carrière. Mais je me rends compte à quel point tout cela n'a pas beaucoup d'importance dans la mesure où mes espoirs comme mes désirs sont totalement focalisés sur le présent et sur l'attention que je porte à me rester fidèle, c’est-à-dire chanter avec mon instrument sans trafiquer ma voix, sans me mettre en danger pas plus qu'en sous-régime pour me protéger. J'aimerais pouvoir toujours évoluer en respectant qui je suis. Cela implique d'avoir un pied dans le présent, et un pied dans une forme d'ambition constructive pour toujours me tirer vers le haut. Le principal danger que je vois dans la société actuelle est de se perdre dans le culte de l'image. La facilité de communiquer nous a apporté une ouverture incroyable que je me garderais bien de critiquer. Mais l'essentiel reste de se situer dans l'être, et non dans le paraître. C'est cette sagesse que je voudrais préserver pour toujours progresser…
Propos recueillis par Philippe Banel
Juin 2018
Pour en savoir plus sur l'actualité d'Elsa Dreisig :
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