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Interview d'Éliane Reyes, pianiste

Éliane Reyes.  © Marc-Henri CykiertDeux albums de la pianiste Éliane Reyes consacrés à l'œuvre pour piano de Benjamin Godard comblent un vide discographique. Avec cette sensibilité de toucher qui lui est propre et une musicalité qui se fond avec un naturel total doué de respiration que l'on retrouve dans la vaste palette de styles musicaux à son répertoire, elle propose ici une approche idéale des œuvres les plus complexes du compositeur français, mais aussi des pièces plus abordables qui ont fait de Godard, en son temps, un prince des salons…

Tutti-magazine : Quand et comment avez-vous rencontré la musique de Benjamin Godard ?

Éliane Reyes : J'aime profondément la musique française, et en particulier celle de Fauré. Il y a environ 4 ans, mon mari le compositeur Nicolas Bacri m'a conseillé d'écouter la musique de Godard, persuadé qu'elle pourrait me plaire. Je me suis procuré les quelques rares disques disponibles, dont un consacré aux Trios et un autre aux œuvres pour piano enregistrées par Jouni-Somero. Très vite, cette musique m'a parlé et j'ai eu envie de la jouer à ma façon.
Parfois, en écoutant des disques, je trouve l'interprétation superbe et je pense qu'il n'y a rien à apporter de plus. Là, j'ai senti que je pourrais m'investir et, surtout, utiliser une autre couleur… Plus récemment, sans préméditation, alors que j'évoquais Godard avec un ami clarinettiste, il m'apprend que les descendants du compositeur habitent Bruxelles et de plus, que lui-même enseigne la clarinette à leur fils !

Et vous avez rencontré les descendants de Benjamin Godard…

J'ai pu faire effectivement la connaissance du descendant du compositeur, qui se prénomme également Benjamin, et de toute la famille Simonnot-Godard, connue pour sa fabrique traditionnelle de mouchoirs de haute qualité. Nous avons sympathisé et avons même monté un concept basé sur la mode et la musique - "En mode concert" - qui a été présenté en Belgique. Il sera repris et j'espère pouvoir le proposer bientôt en France. Ce programme original brosse toute une époque, depuis les créations de mouchoirs datant de la fin du XIXe siècle, jusqu'à nos jours en passant par Godard, bien sûr, Debussy, Chanel, Dior, jusqu'aux compositeurs et stylistes contemporains… Ce parallèle construit entre mode et musique a eu un vif succès en Belgique.

 

Éliane Reyes et les descendants de Benjamin Godard : Benjamin et Gersende Simonnot-Godard.  © Jonathan Eden Drummond

Vous êtes-vous entourée pour mener à bien ce projet ?

Bien sûr, j'ai fait appel au conférencier et écrivain Yann Kerlau qui connaît parfaitement l'Histoire et la mode pour avoir été le chargé de communication d’Yves Saint Laurent et de Gucci. Nous avons construit ce spectacle ensemble et notre tandem fonctionne très bien en public : Yann explique la partie historique et mode de chaque époque que j'illustre ensuite au piano par des œuvres choisies pour être les plus en accord avec l'Histoire et la sensibilité des périodes.
En phase avec notre démarche, la maison Simonnot-Godard sortira de nouveaux mouchoirs baptisés "Nocturne" et "Sonate". Ces nouvelles créations seront prêtes pour notre concert au Palazzetto Bru Zane, à Venise, le 12 mai prochain.

Vos deux disques consacrés à Benjamin Godard sont-ils La suite logique de cette démarche ?

Ce qui me lie avant tout à Godard est une véritable histoire d'amitié avec ses descendants. Les disques n’étaient qu’au stade d‘idée quand ces rencontres m'ont incité à les réaliser, portée à la fois par un véritable coup de cœur pour cet univers musical et par une grande envie de partage. Il se trouve aussi que j'ai appris que Godard avait été élève d'Henri Vieuxtemps, né comme moi à Verviers, ce qui ajoutait une accroche sentimentale à mon élan.
J'ai eu ensuite l'occasion de découvrir une centaine d'œuvres de Benjamin Godard et, avec l'aide de Nicolas, nous avons fait un tri pour aboutir à un programme de deux disques, dont le second est entièrement consacré à des enregistrements totalement inédits.

Vous interprétez un large répertoire tant classique que contemporain. Comment situez-vous l'œuvre pour piano de Godard en termes de technique de piano ?

Benjamin Godard est pour moi le "Chopin français". Avec la distribution de la mélodie à la main droite, l'accompagnement à la gauche, et l'esprit Bel Canto, il s'inscrit en quelque sorte dans la continuité du maître polonais. Ces aspects assez similaires se conjuguent toutefois à des modulations très audacieuses de la part de Godard, et son écriture peut se rapprocher du pianisme de Fauré, en particulier dans les Nocturnes. Les Sonates, en revanche, sont plus polyphoniques, à la manière de Saint-Saëns. Une chose est d'ailleurs assez remarquable : la Sonate No. 2 de Godard sur le thème du "Die Irae" a été composée 3 ans avant la Symphonie No. 3 avec orgue de Saint-Saëns. Or je suis quasiment certaine que Saint-Saëns a dû l'entendre car certains passages de sa symphonie sont manifestement des échos du développement du premier mouvement de la Sonate de Godard. Cela n’enlève rien à la génialité du chef-d’œuvre de Saint-Saëns, bien sûr.
De la musique de Godard, je dirais qu'elle synthétise à la fois la rigueur de Saint-Saëns et le charme de Massenet. À la fin du XIXe siècle, Godard avait pris une place dans la musique de salon que l'œuvre pour piano seul de Saint-Saëns s'était vue refusée en raison de sa trop grande difficulté pour les instrumentistes amateurs. Certes, les Sonates et la Fantaisie Op. 143 de Godard se montrent particulièrement difficiles à jouer, mais nombre de pièces courtes de sa production pour piano sont abordables par des amateurs. Il ne me semble pas impossible qu’elles réapparaissent aujourd’hui dans les programmes des conservatoires…

 

Éliane Reyes.  © Philippe Van den Eynde

Vos deux disques consacrés à Benjamin Godard sont sortis à 3 mois d'intervalle chez Grand Piano et témoignent d'un investissement conséquent dans son œuvre. Est-ce un trait de votre caractère d'investir le plus complètement possible le corpus d'un compositeur ?

Je n'éprouve pas le désir d'enregistrer systématiquement des intégrales. Je préfère me situer en tant que découvreuse, comme je l'ai déjà fait pour Alexandre Tansman lorsque j'ai enregistré des pièces inédites comme les vingt-quatre Intermezzi pour le label Naxos. Les œuvres de Godard que j'ai choisi d'enregistrer sont vraiment des coups de cœur qui méritent d'avoir leur place dans le répertoire du piano. Le Nocturne No. 4, par exemple, est un véritable bijou, et je trouve anormal qu'il soit tombé dans l'oubli. Si ma démarche permet de remettre à l'honneur cette musique qui le mérite, tant auprès des élèves pianistes que des musiciens, alors j‘aurai le sentiment d’avoir été utile. Mais je n'envisage aucunement une intégrale Godard car certaines œuvres sont plus faibles. Par ailleurs, d'autres compositeurs m'intéressent, que je souhaiterais aussi faire découvrir.

Vous avez donc enregistré à la fois des pièces de concert et d'autres, plus abordables, que Godard destinait à des techniciens moins avertis. Avez-vous adopté une approche différente en fonction de la difficulté ?

Quelle que soit la difficulté des pièces, Godard a su garder son style particulier. Le charme opère de la même façon, tant avec les Sonates qu'avec un morceau court d'un niveau technique bien plus abordable. Bien sûr, les pièces pour concertistes sont bien plus structurées, bien plus formelles. Elles sont aussi très physiques et demandent beaucoup de concentration. Mais on reconnaît la griffe de Godard dans toutes ses compositions. De fait, mon approche est la même et je ne fais aucune différence de traitement entre les pièces plus élaborées et les autres.

Les compositions de caractère de Godard ainsi que les mouvements de sa Sonate fantastique portent des titres assez évocateurs : "Rêve vécu", "Renouveau", "Conte de fée" ou "Promenade en mer". Vous ont-ils aidé à nourrir votre approche ?

Absolument, de la même façon que les titres donnés aux mouvements de la Symphonie Fantastique de Berlioz nourrissent notre imagination. Debussy est sans doute, en la matière, un maître de l'évocation par les titres, mais ceux choisis par Godard suscitent aussi des images, et j'aime travailler sur cette base qui favorise un regard différent. Pourtant, on sait que de nombreux compositeurs ont trouvé les titres de leurs œuvres après les avoir composées, ce qui nous ramène à une dimension sans doute plus concrète. Ceci dit, ces titres m'ont inspirée, d'autant que je connais bien certains lieux dont il est question dans l'œuvre de Godard, comme la forêt de Montmorency. Il se trouve que j'ai beaucoup joué à Compiègne pour le Festival des Forêts et, lorsque Godard a composé le premier mouvement de sa Sonate Fantastique Op. 63 - Les Génies de la forêt, il s'est justement inspiré de cette forêt de Montmorency. Je peux donc me projeter sans mal au cœur de cette région et le titre du mouvement me parle beaucoup.

Pour vous, l'image va donc de pair avec la musique…

Oui, mais pas seulement, car des parallèles sont possibles non seulement avec la peinture, mais aussi avec la littérature et la poésie. Ces liens sont pour moi très importants. Mon disque Jeux d'eau* qui a été nommé cette année pour Les Octaves de la musique, l'équivalent belge des Victoires de la Musique, est consacré au thème de l'eau, une dimension qui m’évoque beaucoup de choses. De plus, je crois qu'elle convient très bien à mon jeu perlé qui me permet particulièrement de m'épanouir en tant qu'interprète.
* Le disque Jeux d'eau d'Éliane Reyes est édité par Azur Classical.

La Sonate No. 2 de Godard pour piano est dédiée au pianiste belge Auguste Dupont. En tant que musicienne belge, ressentez-vous comme une filiation ?

Je suis sensible à ces liens subtils qui s'expriment entre les interprètes et les œuvres et qui perdurent à travers les siècles. De même, les lieux et les rapports entre la France et la Belgique qui émaillent tant la vie de Godard que ma propre vie, ont enrichi cet élan émotionnel qui m'a portée vers sa musique.

Vous avez étudié la vie de Benjamin Godard. Pour autant, l'immersion dans sa musique vous a-t-elle révélé des éléments à même de préciser votre connaissance du compositeur ?

C'est une problématique assez permanente : le compositeur écrit-il tel qu'il est ? Interprète-t-on sa vie comme on voudrait qu'elle soit ? C'est toujours très complexe. On peut effectivement y trouver une dimension légèrement sensuelle, et j'ai souhaité faire passer ce côté humoristique et espiègle qui correspond aussi à mon tempérament. Godard n'avait rien d'un homme conventionnel et ennuyeux.

 

Éliane Reyes.  © Charlotte Abramow

Quatre jours entre janvier et mai 2014 pour enregistrer le contenu de ces deux disques, c'est peu…

Il est vrai que cela peut paraître court mais, si je compare l'enregistrement des deux disques consacrés aux pièces de Godard à celui des Valses de Chopin, qui vient de sortir, je les ai enregistrées en un jour et trois heures… Lorsque j'entre en studio pour enregistrer un disque, c'est comme jouer en concert. Or, en concert, on ne refait pas dix prises ! J'aime que la première prise soit la bonne. Je veux garder une certaine spontanéité. Je préfère donc enregistrer des parties entières, en essayant de limiter les montages au maximum. Certaines pièces particulièrement difficiles peuvent demander une autre façon de travailler, mais je m'efforce toujours de conserver ce naturel indispensable. Trop de montage s'entend généralement, les tempi varient, on n'est plus dans la même atmosphère… Je préfère de beaucoup les prises intégrales. Je serais d'ailleurs ravie d'enregistrer un disque live. Benno Moiseiwitsch, Josef Hofmann, Alfred Cortot ou Samson François, tous ces interprètes que j'adore étaient enregistrés en direct. Je trouve que nous avons beaucoup perdu en privilégiant le studio et les montages qui perturbent la fluidité et révèlent leur présence par des variations de souffle. Trouver une continuité dans mes enregistrements est un point essentiel.

Nicolas Bacri était votre directeur artistique. Comment remplit-il cette fonction à vos côtés ?

Éliane Reyes entourée des compositeurs Nicolas Bacri et Benoît Mernier.  D.R.Nicolas m'apporte un soutien à la fois précieux, inestimable et bienveillant. Nous travaillons généralement en amont des enregistrements afin d'être parfaitement en accord lorsque nous arrivons devant le producteur. En studio, Nicolas peut me conseiller sur un phrasé ou me demander de refaire une partie. Une journée de 8 heures d'enregistrement, c'est très fatigant, et il est important d'avoir à ses côtés quelqu'un qui entend ce que vous faites. Nicolas, par exemple, peut me dire qu'à tel ou tel autre moment, je suis vraiment en osmose avec le morceau que j'interprète. Il m'arrive alors de modifier l'ordre dans lequel j'enregistre. Enregistrer Godard sur 4 jours m'a justement permis de passer d'une œuvre à une autre en fonction de l'humeur du moment.
Je veille aussi à une chose qui me semble essentielle : un pianiste risque toujours de jouer en apnée car il ne souffle pas dans un instrument et ne chante pas. Dès lors, la musique ne peut plus respirer. Or lorsqu'on se sent fatigué, la notion de respiration peut ne pas être évidente. Des oreilles attentives sont alors infiniment précieuses.
Lorsqu'un musicien enregistre, il est totalement immergé dans son jeu. Il ne peut donc pas avoir le recul nécessaire pour porter un avis. J'ai d'ailleurs parfois constaté que, lorsque je réalise plusieurs prises, ce n'est pas forcément celle qui me paraît la plus intéressante, car la plus profondément ressentie, qui sera choisie pour figurer sur le disque. Trop d'investissement peut sans doute aboutir à un rendu parfois un peu plus chaotique qui passe mieux auprès d'un public dans une salle, que dans un enregistrement. C'est une chose très curieuse. Je suis frappée de l’analogie avec les tournages de films où les comédiens éprouvent la même surprise et le racontent très bien, tel le regretté Michel Galabru pour Le Juge et l’assassin

La respiration du pianiste est un élément important de votre approche pédagogique…

J'ai fait 5 ans de violon lorsque j'étais petite, ainsi que du chant pendant 4 ans, et j'avoue que cela m'a beaucoup aidée car, s'il va de soi qu'un chanteur a besoin de respirer, c'est la même chose pour un violoniste et son archet… La respiration doit être intégrée à l'étude du piano dès le plus jeune âge. Il m'arrive d'ailleurs souvent de dire à mes élèves que je vais les envoyer en réanimation s'ils continuent à jouer sans respirer ! Au CNSMDP, j'enseigne le piano en deuxième instrument à des musiciens ou des compositeurs qui cherchent à acquérir une base. Mais je suis convaincue de la nécessité pour un pianiste de pratiquer au moins un autre instrument, ne serait-ce que pour apprendre à respirer. Il n'y a pas de musique sans respiration. Si un silence devient coupure en lieu de respiration, la magie disparaît instantanément.

 

Éliane Reyes et ses élèves du CNSMDP - Promotion 2009-2010.  D.R.

Dans les livrets de vos disques, vous remerciez, entre autres, le Palazzetto Bru Zane…

J'ai découvert cette institution grâce à la violoniste Elsa Grether avec laquelle j'ai joué à Venise un programme Théodore Dubois il y a quelques années. Depuis, je suis restée en contact avec Alexandre Dratwicki, Directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane, et je lui ai présenté ce projet Godard auquel il a très vite adhéré. J'ai ainsi pu compter avec un soutien financier pour les deux disques, mais aussi avec un concert à Venise et, à Londres le 19 mars, à l'Institut français dans le cadre de "It's all about piano!", auquel participeront aussi Adam Laloum, Jonas Vitaud, David Kadouch, Lang Lang et Jean Rondeau… Le Palazzetto fait un travail remarquable pour la musique française romantique.

Votre vie de musicienne se partage entre les concerts, l'enseignement et les jurys de concours…

J'ai un emploi du temps très chargé et je m'efforce de le gérer au mieux pour parvenir à un équilibre. Depuis très jeune, je donne des concerts, c'est ma vie et je suis née pour cela. Aussi, je privilégie cette activité. La communication avec le public est ce qui me permet le mieux de m'épanouir en tant qu'artiste. J'aime aussi beaucoup l'enseignement. Le piano est un instrument solitaire et cela me permet de transmettre. Mais je veille à ne pas trop enseigner car cela peut entamer la créativité. Il est indispensable de se ressourcer. Pour autant, je n'aurais pas voulu d'une carrière entièrement axée sur le concert qui m'obligerait au sacrifice de tout ce qui peut faire une vie. Mon besoin de contact et de partage est trop important pour être étouffé. À 18 ans, j'aurais pu prendre cette option, mais j'ai moi-même voulu y mettre un frein.

 

Éliane Reys, membre du jury au Concours international de piano d'Épinal.  D.R.

 

Éliane Reyes et son premier professeur de piano, sa maman.

Votre relation avec l'instrument a-t-elle traversé des crises ?

Éliane Reyes à l'âge de 9 ans avec Brigitte Engerer dans les coulisses de <i>L'École des fans</i>.À deux reprises, j'ai traversé des périodes de doute très difficiles. J'ai commencé le piano à l'âge de 3 ans, et deux ans plus tard, c'était mon premier concert. Puis, à 9 ans, j'ai participé à l'émission de la télévision française "L'École des fans", qui m'a ouvert les portes en grand. L'année suivante, je jouais l'intégrale des Valses de Chopin à Cziffra dans le cadre de sa fondation à Senlis. Je suis ensuite partie à Boston, puis au Concertgebouw d'Amsterdam pour jouer avec orchestre. Bref, j'étais vraiment lancée mais j'avais aussi besoin d'apprendre, de suivre un véritable enseignement. Je suis donc entrée au Conservatoire de Bruxelles. À cette époque, une réflexion d'adulte m'a profondément marquée. J'étais très jeune et, lors d'une réception, j'ai surpris les paroles d'une dame qui, sans doute, ne savait pas que je l'écoutais. En substance, cette personne disait : "Elle a 9 ans ! C'est un singe savant. Vous savez, ces enfants-là, ça ne donne jamais rien !". C'est un coup de massue que j'ai reçu sur la tête, et j'ai commencé à perdre confiance en moi…

Quelques années après, une rencontre assez inattendue avec Martha Argerich change le cours de choses…

À 13 ans, je venais d'obtenir mon Premier prix au Conservatoire de Bruxelles, et une amie m'apprend que Martha Argerich, mon idole, habite tout près du Conservatoire… Je sonne et remarque un chat qui saute par la fenêtre. Je l'attrape et une dame ouvre la porte : "Merci ! Il s'appelle Ginger". Innocemment, je lui réponds : "J'aimerais bien jouer pour Martha Argerich". La dame me fait entrer dans le salon et me dit qu'elle va la chercher. C'était Martha Argerich, mais je ne l'avais pas reconnue… Elle revient, accompagnée de plusieurs amis et je leur joue "Jeux d'eau" de Ravel. La "dame" me dit : "Formidable, c'est magnifique". De mon côté, je me détends, toujours dans l'attente de l'arrivée de Martha Argerich… Puis, mon amie, me donne un coup de coude et je comprends alors qu'elle se trouve devant moi. J'ai ensuite joué le Scherzo No. 2 de Chopin, à la suite de quoi elle m'a serré dans ses bras. Une relation très émouvante était née… J’ai joué très souvent pour elle et reçu ses précieux conseils. En 2012 j’ai joué avec bonheur un récital dans son festival "Progetto Argerich".
C'est une relation vraiment privilégiée. À 13 ans, Martha m'a permis de reprendre confiance en moi.

 

Éliane Reyes participe à un récital organisé par Martha Argerich à Lugano en 2012.  D.R.

Votre carrière repartait…

Éliane Reyes en récital au Musashino Hall au Japon en 2012.  D.R.J'ai effectivement continué à jouer, et je suis entrée à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. J'ai également présenté quelques concours et remporté celui d'Ettlingen, en Allemagne. À la fin de mon perfectionnement en Belgique, je suis partie à Berlin. Là, tout se passait bien, mais j'ai à nouveau traversé des périodes de doute. J'avais alors 18 ans et le passage du stade de l'enfant surdoué qui parvient à tout jouer naturellement sans se poser de questions, à celui de l'adulte qui analyse une partition et réfléchit était compliqué. À nouveau, la perte de confiance m'a envahie. À vingt-deux ans, Vladimir Ashkenazy m'invitait à jouer avec lui à Prague, mais je n'ai pas envoyé mon dossier. Je ne me sentais pas mûre pour cela. Pendant les deux ans qui ont suivi, je n'ai quasiment pas touché à mon piano, et j'ai eu deux enfants… Pourtant, peu avant d'accoucher, j'avais compris que je ne pouvais pas me passer ainsi du piano…

Et l'on vous retrouve au Conservatoire de Paris…

Tout à fait, mais de façon quasi surréaliste. En surfant sur Internet, j'arrive sur le site du Conservatoire de Paris et je vois qu'il reste une semaine pour envoyer mon dossier. J'ai donc essayé, sans trop y croire… Pourtant on me sélectionne pour un troisième cycle et je dois me rendre à Paris. J'arrive avec mon bébé en train d'allaiter, sans rien savoir de l'organisation de l'institution. Je joue, un peu stressée en raison de la présence du bébé, et je rentre en Belgique. Une fois chez moi, on me téléphone pour m'annoncer que je suis attendue dès le lendemain pour le deuxième tour. Je prends à nouveau le Thalys et je joue devant le jury, heureuse de présenter mon programme et de me remettre un peu en selle après cet arrêt prolongé. Je rentre à nouveau en Belgique, et on m'appelle à nouveau, mais cette fois pour m'annoncer que je suis reçue à l'unanimité et, même que j'ai décroché la bourse des Pianos Bluthner ! J'ai tout de suite pensé à une blague, ou à l'émission "Caméra cachée". Venant de Belgique, je ne connaissais rien à tout cela. Et me voilà en 2004, en troisième cycle du CNSM sans avoir jamais pris un seul cours avec un professeur de la maison. Comme quoi !

Quelles rencontres marquantes avez-vous fait au CNSMDP ?

J’ai tout d'abord choisi d'entrer chez Brigitte Engerer. Cette femme exceptionnelle m'a sensibilisée aux richesses des couleurs. Nous parlions d'images à propos de Godard ; cela faisait aussi partie de son approche. Cette première année avait été magnifique. En deuxième année, j'ai étudié avec Michel Béroff et Jacques Rouvier, afin d'appréhender une autre facette de l'enseignement français. Tous les deux m'ont aussi beaucoup apporté. En particulier, ils ont développé mon lien très fort avec la musique française. Après ces deux ans au CNSMDP, plus de doute, je pouvais me lancer pleinement dans une vie musicale. Je dois aussi reconnaître que c'est cet amour pour la musique française, suscité par mes professeurs au CNSM, qui me permet aujourd'hui de m'intéresser à Godard.

Ce vrai démarrage de carrière plus tardif a-t-il été handicapant ?

Ces deux périodes de doute ont eu comme conséquence directe de retarder une vraie carrière assumée par rapport à d'autres musiciens. Il est donc normal qu'on me connaisse moins. Mais je pense avancer davantage en profondeur, et à mon rythme. Une chose est également certaine : je n'arrêterai plus. Bien sûr, il m’arrive de me demander ce qui se serait produit si, à dix-huit ans, j'avais joué avec Vladimir Ashkenazy et l'Orchestre de Prague. Peut-être aurais-je signé chez une major ? Mais peut-être aussi qu'aujourd'hui, j'aurais cessé de jouer ! Au niveau marketing, je reconnais que les temps sont plus difficiles. Mais au niveau personnel, je pense que rien ne peut remplacer ce sentiment devenu mien d'être prête et totalement dans mon axe.

 

Le violoncelliste Ivan Karizna et Éliane Reyes à Nohant pendant l'enregistrement pour le label Soupir.

Après Godard, quels compositeurs souhaitez-vous enregistrer ?

Je viens d'enregistrer un disque de musique russe pour le label Soupir de Joel Perrot. Il y aura au programme la Sonate pour violoncelle et piano de Rachmaninov et diverses autres pièces russes avec le jeune violoncelliste biélorusse Ivan Karizna choisi par Yves Henry pour enregistrer son premier disque. Ivan Karizna est un musicien absolument extraordinaire et je comprends tout à fait que Valery Gergiev l'ait pris sous sa protection. Lorsqu'on m'a proposé ce projet, j'ai littéralement sauté de joie car Rachmaninov va me permettre de renouer avec l’âme russe dans laquelle je baignais durant mon adolescence…
Il y a aussi dans l'air un projet Granados, avec un autre label, qui me tient à cœur dans la mesure où mes racines sont également en partie hispaniques. Ce serait un retour aux sources, en quelque sorte…

Et du côté des concerts…

Je serai à La Prée du 4 au 8 mai prochain avec le Quatuor Voce, Florent Heau, Christophe Beau, Nathanaelle Marie, Laurent Camatte et Dominique de Williancourt. Puis, le 9 juin, je jouerai avec la violoniste Hildegarde Fesneau pour le Festival Printemps Musical de Saint Tropez. Enfin, je donnerai ma masterclass d'été à Belle Île en mer du 18 au 28 juillet dans le cadre de Plage Musicale en Bangor.
À l'horizon de l'année prochaine, un événement va me permettre de jouer avec Jean-Claude Vanden Eynden qui fut mon professeur, la création de la nouvelle version de la Symphonie concertante pour deux pianos et orchestre à cordes de Nicolas Bacri. Ce sera le 27 avril 2017 au grand auditorium de Radio France. Le Philharmonique consacrera toute la soirée aux compositions de Nicolas. Nous en profiterons pour enregistrer la Sonate de Brahms pour deux pianos pour le label Azur Classical, ainsi que des pièces de deux amis de Brahms : Ignaz Brüll et Woldemar Bargiel, qui était le beau-frère de Clara Schumann, et dont Brahms était un peu jaloux. Ces deux compositeurs n'avaient certes pas le génie de Brahms, mais ils ont laissé des pièces tout à fait remarquables et jamais enregistrées…



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 11 mars 2016


Pour en savoir plus sur Éliane Reyes :
www.eliane-reyes.com

 

Pour vous procurer les derniers disques d'Éliane Reyes, cliquer ci-dessous…

 

 

Éliane Reyes joue l'intégrale des <i>Valses</i> de Chopin. Pour commander ce CD édité par Azur Classical, cliquer ICIÉliane Reyes joue les œuvres pour piano de Benjamin Godard. Pour commander le Vol. 1 en CD édité par Grand Piano, cliquer ICIÉliane Reyes joue les œuvres pour piano de Benjamin Godard. Pour commander le Vol. 2 en CD édité par Grand Piano, cliquer ICI

 

 

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