Tutti-magazine : Votre dernier disque — "O lieb !" — à paraître le 4 octobre chez Aparté, est entièrement consacré à Liszt. À quand remonte votre premier contact avec ce compositeur ?
Cyrille Dubois : Ma rencontre avec la musique de Liszt remonte au lied "Ô quand je dors" que j’avais travaillé durant mes années au Conservatoire de Rennes. Mon professeur de l’époque, Martine Surrais, m’avait incité à commencer à m’intéresser à Liszt et il est vrai que j’avais rapidement perçu l’intérêt de cette musique à la fois recherchée et fouillée. Puis, toujours sur les conseils d’un professeur, mais cette fois au CNSM, j’ai abordé les Sonnets de Pétrarque, un cycle qui a constitué une bonne approche de la musique virtuose.
Consacrer tout un programme au même compositeur, c’est signe d’une affinité particulière qui peut s’exprimer dans plusieurs axes…
J’ai toujours trouvé la musique de Liszt très instinctive, une qualité qui demande à laisser s’exprimer le feu intérieur. Il est impossible de tricher avec une musique aussi viscérale ou de se cacher. L’appui des textes est bien sûr important, comme dans toute mélodie, mais la musique dit déjà beaucoup de choses. On sait que Liszt a composé plusieurs lieder de façon très libre, en s’asseyant spontanément au piano pour accompagner un chanteur, par exemple. Cela explique sans doute qu’il ait ensuite senti le besoin de revenir sur ses accompagnements plus ou moins improvisés en les écrivant davantage, ou en les allégeant selon l’humeur du moment. Pas étonnant, dès lors, que cette musique soit très marquée par son ressenti. Personnellement, j’apprécie beaucoup dans cette musique la recherche de la simplicité et la transmission de l’émotion à l’état brut.
Faut-il se trouver dans une disposition d’esprit spécifique pour chanter Liszt et pour l’apprécier ?
Cette musique est demandeuse pour l’instrument vocal lorsqu’on cherche à faire vivre le texte et les couleurs, ce qui est toujours notre souhait, à Tristan Raës et moi. Nous nous posons toujours de nombreuses questions à chaque fois que nous interprétons de la mélodie et lorsqu’il s’agit de trouver la couleur à décliner avec tel ou tel mot. Cependant, dans le cas de Liszt, l’approche vocale se rapproche plus de l’opéra que du lied, tout en conservant la flexibilité nécessaire lorsqu’il s’agit de susurrer le texte, que l’on cherche à nstiller ou à se laisser porter par la passion. Pour autant, la recherche d’une grande flexibilité de l’instrument ne nécessite pas au final un état d’esprit spécifique pour l’auditeur car ces lieder et mélodies expriment une grande variété de sentiments. Et quand bien même le titre de notre album est "O lieb !", il ne s’agit pas du sentiment amoureux figé mais d’un amour qui peut être fougueux, triste, exalté, nostalgique voire passionnel. La qualité d’écoute de ce CD pourra donc être à la fois très introspective et sensible à nos propositions, soit plus spontanée et l’auditeur se laissera alors simplement porter par la musique.
Il me semble important de toujours garder à l’esprit ces deux approches de l’écoute lorsqu’on enregistre. De même que certains auditeurs écouteront tout le programme d’une traite, éventuellement en faisant autre chose, d’autres préféreront se concentrer sur deux ou trois pièces à chaque écoute pour mieux saisir les nuances de l’interprétation.
Ce disque est-il l’aboutissement de concerts qui vous ont permis de rôder le programme ?
Lorsque Tristan et moi travaillons sur un disque, nous sélectionnons habituellement des pièces que nous proposons déjà en récital, comme les Sonnets de Pétrarque que nous avions déjà donné au Wigmore Hall de Londres et à l’Amphithéâtre Bastille de Paris, et d’autres que nous préparons spécifiquement en vue de l’album. Il nous revient ensuite de gommer les différences d’approches susceptibles d’apparaître.
Par ailleurs, nous avons l’impression que la musique de Liszt se déroule quelque peu sous nos pieds. Nous avons beaucoup travaillé sur la musique française, la mélodie et des pièces peu connues. Or Liszt arrive à un moment où nous nous sentons armés pour aborder des monographies de grands compositeurs. De plus, sa musique fonctionne bien avec la spontanéité de notre jeunesse, même si notre duo atteint une certaine maturité. Elle nous permet aussi de sortir des répertoires dans lesquels on nous a beaucoup entendus, tout en restant dans une zone de sécurité.
Les pièces françaises peu connues sont-elles particulièrement séduisantes ?
Pour un jeune chanteur, il est très difficile d’être légitime en présentant sa propre interprétation des grandes mélodies de Fauré ou de Debussy car ce répertoire renvoie immédiatement à des grands interprètes qui ont laissé leur empreinte au disque. Par ailleurs, étant donné la petite forme de l’industrie du disque classique, il est fort peu probable, même si on peut le souhaiter, que nos enregistrements comparés aux références, restent à la postérité. Il est donc important d’être attentif à la direction choisie pour conduire sa proposition discographique et plutôt s’orienter vers un répertoire peu fréquenté. De plus, Tristan ni moi n’avons jamais renié le fait que nous formons un duo chambriste français au sein duquel la musique française est prépondérante, voire essentielle. D’où notre intérêt pour ces pièces françaises souvent totalement oubliées. Ceci étant, cela ne doit pas nous interdire de continuer à nous intéresser à d’autres répertoires. C’est ainsi que nous avons proposé du Wolf, du Britten, quelques lieder de Schubert et quelques cycles de Schumann.
Vous qualifiez votre duo avec Tristan Raës de "chambriste"…
Voilà plus d’une dizaine d’années que notre duo est constitué et nous nous sommes toujours considérés comme un duo de musique de chambre comme le fait un quatuor à cordes ou un quintette à vents. Notre duo n’est pas constitué d’un chanteur accompagné par un pianiste, mais de deux interprètes qui nourrissent le duo au même titre et interviennent à chaque niveau du processus, que ce soit dans le choix des œuvres ou des conseils que nous nous permettons de nous donner l’un à l’autre afin de hisser la proposition musicale à une dimension la plus personnelle possible. C’est ce qui rend cette collaboration Intéressante.
"O lieb !" propose des lieder et mélodies en allemand, en français et en italien. Ces langues induisent-elles des différences dans votre ressenti de la musique de Liszt ?
Liszt est un compositeur central qui a beaucoup voyagé, et les pièces que nous avons enregistrées m’ont permis de chanter à la fois en allemand, en italien et en français. Or, si l’allemand et l’italien me sont moins évidents que le français, je me suis attaché à avoir la même exigence de prononciation et de diction que pour la langue française notamment en sollicitant l’appui coachs de langue : Susanna Poddighe pour l’italien, et Johannes Koegel-Dorfs pour l’allemand. Nous avons beaucoup travaillé en ce sens et je dois dire que cela fait partie d’étapes qui ont fait énormément progresser notre duo.
La dimension des langues nous semble si importante que nous avons parlé dans notre note d’intention reproduite dans le livret du disque de parfum d’européanité de Liszt mais également de sa sensibilité par rapport à telle ou telle langue. En ce sens les Sonnets de Pétrarque sont très différents d’une mélodie composée sur un texte de Victor Hugo ou d’un lied sur un poème de Goethe. Dans ma propre conception, l’idée de l’amour dans Pétrarque est bien plus lyrique que la fausse fragilité véhiculée par les vers d’un Hugo ou la façon dont on interprète la mélodie française. Je pense également que plusieurs options sont permises dans la mesure où il est possible de s’approprier soit le langage du poète soit celui du compositeur.
Vous avez enregistré en octobre 2018 à l’église Saint-Pierre de Paris. Le cadre et l’acoustique étaient-ils porteurs ?
Pour le programme que nous avions construit, nous souhaitions une atmosphère acoustique qui apporte un baume à la musique sans la noyer. Sur la proposition d’Aparté, nous nous sommes dirigés vers le choix de l’église Saint-Pierre, et je dois dire que c’était assez confortable. La présence spirituelle que l’on trouve dans les églises est généralement porteuse, quand bien même il ne s’agit pas de pièces religieuses. Et puis, comme à chaque fois que nous abordons un enregistrement dans un nouveau lieu, nous nous sommes posé la question de l’emplacement des micros et du rendu sonore qui serviraient au mieux notre programme. J’avoue que je suis heureux quant au résultat !
Votre disque a été enregistré par Ignace Hauville. Dans le livret, vous parlez de vos "incessantes requêtes lors de l’enregistrement et de la postproduction". De quelle nature étaient ces requêtes ?
Tristan et moi sommes extrêmement exigeants quant à la qualité du résultat final, et nous sommes très attentifs aux détails. C’est notamment durant la postproduction que nous pouvons nous montrer très tatillons sur de petites choses. Nous pouvons par exemple être amenés à choisir des pistes différentes que celles proposées par le monteur… Nous avons passé énormément de temps à faire ce qui nous semblait les meilleurs choix pour le disque, et nous avons en cela été accompagnés de façon exemplaire par Ignace qui a fait preuve de grande patience, attestant s’il en était besoin de l’importance d’une telle présence dans la qualité globale d’un disque. L’auditeur n’a peut-être pas idée de l’apport du monteur car c’est le propre des gens de l’ombre de se faire oublier au profit des interprètes et des interprétations. "O lieb !" a bénéficié d’un travail d’orfèvre. Selon moi, le rendu final se trouve équilibré entre le travail du monteur et la spontanéité à laquelle Tristan et moi nous tenions.
Dans le livret, vous remerciez également la Fondation Cordes Sensibles…
Le CD de musique classique est un marché de niche au sein d’une industrie sinistrée. Artistes et éditeurs ont énormément de mal à tirer des bénéfices sur la vente des disques et particulièrement dans la musique Classique. Il est aberrant que les formats de rémunération numérique de la musique Classique soient les mêmes que pour la variété. Alors que les volumes sont tellement différents. On ne tient pas non plus en compte de l’aspect patrimonial, de transmission de ce type de musique ce qui pose des questions sur l’ambition des politiques pour cette musique. L’existence de notre disque a néanmoins été rendue possible par l’apport de grands mécènes, en particulier la Fondation Cordes Sensibles - fondation abritée à la Fondation de France -, qui ont permis de financer les heures d’enregistrement, la location de la salle et du piano, et toutes ces choses terre à terre qui font aussi partie du quotidien des artistes. Il appartient aujourd’hui aux artistes d’éveiller la bienveillance de ceux qui peuvent les aider à mener à bien ce genre de projet.
Nous nous étions rencontrés la première fois en novembre 2014. En bientôt 5 ans, comment appréhendez-vous l’évolution de votre voix ?
Je suis aujourd’hui bien plus heureux et confiant quant à la maîtrise de mon instrument que je l’étais il y a 5 ans. Le temps a fait son œuvre, ainsi que la maturation et la compréhension des exigences des répertoires comme des attentes du public et des miennes. J’avoue me sentir rassuré mais l’évolution d’une carrière est un perpétuel questionnement. Il faut à la fois faire confiance à sa voix mais aussi parfois écouter les conseils bienveillants qui orientent vers tel ou tel rôle ou répertoire. Les portes s’ouvrent pour moi de plus en plus, notamment à l’étranger, ce qui est très bénéfique car j’avais jusqu’alors une carrière franco-française hormis quelques incursions à l’étranger. Je ferai mes débuts prochainement au Staatsoper de Vienne et au Covent Garden de Londres, retournerai à Glyndebourne dès la saison prochaine pour Dialogue des Carmélites. Je dois aussi retourner à Moscou pour chanter Lakmé avec Sabine Devieilhe, et également aller en Hongrie en 2020 pour Dardanus avec le Centre de Musique Baroque de Versailles. Quant à Mozart et Britten, ils ne me quittent jamais. J’aime assez passer d’un répertoire à l’autre car cela me semble m’aider à conserver la fraîcheur de ma voix et, au final, participer à sa longévité.
Vous appréciez beaucoup le récital, et cela tombe bien car votre saison 2019-2020 en compte beaucoup…
Tristan et moi avons énormément de chance. Mais il ne faut pas croire que ces dates tombent du ciel car la promotion du récital est un travail de tous les instants. Où que nous nous trouvions, il est important de faire savoir que nous possédons aussi cette carte de récitalistes. Par ailleurs, nos récitals sont aussi liés à notre actualité discographique qui semble suffisamment riche pour que les programmateurs puissent s’y intéresser. Le Théâtre de Caen, l’Opéra de Toulouse et l’Opéra de Lille nous font l’amitié d’accepter un programme uniquement basé sur Liszt. Et il y aura aussi l’Éléphant Paname avec Liszt et d’autres pièces que le public parisien n’a pas l’habitude de m’entendre chanter, notamment le répertoire de Bel Canto. Nous participerons aussi au Cycle La Révélation des compositrices du Palazzetto Bru Zane le 28 mars 2020 à Venise, et terminerons notre saison de récital par un retour à Wigmore Hall le 14 juin 2020 avec de la musique française, Les Sonnets de Michel Ange de Britten, et Les Sonnets de Pétrarque.
Votre collaboration avec le Palazzetto Bru Zane semble beaucoup compter…
Le Palazzetto Bru Zane est un superbe partenaire qui nous renouvelle sa confiance pour la défense de la mélodie française. Je crois pouvoir dire que notre envie de musique française se conjugue très bien à la sienne. Pour preuve, le concert que nous proposerons à Venise sera composé d’œuvres qui ne sont pour ainsi dire jamais jouées, et encore moins enregistrées. Cela induit beaucoup de travail mais Tristan et moi le menons avec passion. De plus, ces découvertes musicales nous informent historiquement. De fait, on n’interprète pas Debussy de la même façon lorsqu’on a travaillé la musique de Boulanger, Godard ou Chaminade. Il me semble même incontournable de refaire soi-même le chemin de ces compositeurs qui fréquentaient les salons pour découvrir les musiques de leurs confrères et, nécessairement, s’en imprégnaient d’une façon ou d’une autre. Par chance, le matériel refait surface grâce aux dons des familles à la Bibliothèque Nationale ou à la Fondation Bru Zane qui, aujourd’hui, joue un rôle de premier plan dans la sauvegarde et la résurrection de ce fabuleux répertoire français. De plus la Fondation rassemble historiens, musicologues et interprètes et fait ce lien indispensable entre les pans de recherche et d’interprétation ; ce qui me procure le bonheur rare de me retrouver face à une forêt vierge et dans la position de pouvoir faire les choix de mélodies souvent inédites, qui seront entendues par le public.
Deux institutions qui comptent dans le monde de la voix vous invitent également : L’Instant Lyrique, et Les Grandes voix…
Voilà plusieurs saisons que nous discutons avec Richard Plaza d’un récital et, jusque lors sa programmation et mon agenda ne nous permettaient pas de nous entendre sur une date. Mais c’est chose faite et Tristan et moi serons à L’Éléphant Paname le 19 novembre prochain pour proposer une partie consacrée à la mélodie, et une autre à Rossini, Bellini et Donizzetti, soit des œuvres vers lesquelles mon instrument me permet d’aller progressivement… Quant aux Grandes Voix, je suis honoré de la confiance qu’ils me portent depuis quelques années et cette année encore car je suis invité à chanter la Petite Messe solennelle de Rossini au Théâtre des Champs-Élysées le 24 février 2020. C’est une œuvre anticonformiste de la fin de la vie de Rossini que j’aurai grand plaisir à reprendre…
Quelles œuvres souhaiteriez-vous aborder ?
Il est difficile de vous répondre dans la mesure où ce sont très souvent les occasions qui se présentent qui m’orientent vers de nouvelles pièces. Pour autant, lorsque je travaille un répertoire, j’ai toujours envie de le creuser davantage. Par exemple, j’aimerais chanter davantage de Britten, et j’attends toujours mon premier Peter Quint dans Le Tour d’écrou. Ce rôle me tient beaucoup à cœur : il bouclerait une boucle que j’ai commencée tout jeune avec le rôle de Miles lorsque je n’avais que 13 ans. Et cette pièce me bouleverse. Sûrement par l’histoire qui me relie à elle… Je souhaite également continuer à travailler Mozart et chanter mon premier Don Ottavio dans Don Giovanni. Mais, en attendant, je serai à l’Opéra de Marseille cette saison pour une Flûte enchantée, et dans une autre maison d’opéra la saison suivante. Le fait de travailler Hippolyte cette année m’a donné énormément envie d’aborder le rôle de Platée qui fait maintenant partie de mes incontournables. Et puis il y a l’opéra comique qui me correspond si bien. Que je chante Lakmé, Les Pêcheurs de perles ou Fortunio, ce répertoire me donne l’impression d’être à la maison. Chanter dans sa propre langue procure un confort infini car dès que tombe la barrière de la langue, il est possible de se laisser porter…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 15 juin 2019