Christophe Rousset dirige la reprise d'Alcina à l'Opéra Garnier pour 8 représentations du 25 janvier au 12 février 2014. Son ensemble Les Talens Lyriques sera dans la fosse de l'Opéra pour la première fois tandis que, sur scène, la distribution suivante incarnera les personnages de l'opéra seria de Handel dans la mise en scène de Robert Carsen créée en 1999 : Myrto Papatanasiu (Alcina), Anna Goryachova (Ruggiero), Sandrine Piau (Morgana), Patricia Bardon (Bradamante), Cyrille Dubois (Oronte) et Michal Partyka (Melisso). Plus de renseignements ICI
Tutti-magazine : Vous sortez d'une répétition d'Alcina de Handel à l'Opéra Garnier. Comment cela se présente-t-il à deux jours de la générale ?
Christophe Rousset : Je suis particulièrement satisfait car, lors de la répétition accompagnée du seul continuo, le spectacle existait déjà à ce stade d'une façon extrêmement forte malgré l'absence de l'orchestre. Les chanteurs étaient vraiment investis dans leurs rôles, ce qui me donne une très grande confiance. Je sors à l'instant de notre première scène-orchestre et les problèmes d'équilibre ou d'ensembles sont particulièrement minimes, d'où mon optimisme après cette première journée de travail qui rassemble tout le monde.
Quelle perception avez-vous de l'acoustique de la salle du Palais Garnier vide de spectateurs ?
L'acoustique du Palais Garnier est véritablement exceptionnelle et rend justice à la voix de façon phénoménale. Avec le type des voix qui sont sur le plateau, je ne rencontre aucun problème d'équilibre, et l'orchestre est toujours en situation d'accompagner. À l'inverse, il peut m'arriver de demander aux musiciens de jouer vraiment afin de remplir cet espace tout de même plus grand que les lieux dans lesquels ce type de formation baroque s'exprime habituellement. Nous sommes donc loin de trembler les murs et nous nous appliquons plutôt à remplir les voûtes de l'Opéra !
Après William Christie et Les Arts Florissants en 1999, John Nelson et l'Ensemble Orchestral de Paris en 2004 et Jean-Christophe Spinosi et l'Ensemble Matheus, vous dirigez les Talens lyriques dans cette production d'Alcina de Handel à l'Opéra Garnier. Quelle est votre approche personnelle de l'œuvre ?
J'ai déjà eu l'occasion de diriger Alcina dans trois productions différentes. Celle de Robert Carsen est la quatrième, et je pense avoir eu le temps de bien mastiquer cette œuvre pour en avoir une vision assez précise. D'autant plus précise que j'ai par ailleurs travaillé sur une dizaine d'autres opéras de Handel. Les choses sont claires pour moi, or je crois que posséder une conception claire est la dimension la plus importantes pour pouvoir amener les chanteurs à ce que j'ai envie d'entendre et de développer avec eux. Il ne s'agit aucunement de les bloquer dans une interprétation mais de les conduire avec moi sur un chemin.
Alcina raconte essentiellement des drames humains, même si Alcina et Morgane sont deux magiciennes qui envoûtent les hommes. La plupart des mises en scènes sur lesquelles j'ai travaillé, y compris celle-ci, accentuent plutôt le caractère humain de ces personnages et vont chercher du côté de ressorts dramatiques extrêmement puissants tels la jalousie, le désespoir, la séduction, le dépit amoureux… Ces ressorts voyagent chez les personnages tout au long de l'œuvre : tout d'abord entre une Bradamante meurtrie, puis un Ruggiero qui devient jaloux, Alcina qui verse dans le désespoir, Morgane qui se sent trahie, etc. L'instabilité amoureuse touche à peu près tous les personnages à l'exception de Melisso qui mène l'intrigue. C'est par ce côté vibrant et très humain, et en passant par toutes les couleurs possibles, que j'espère provoquer l'émotion chez le spectateur.
L'émotion que vous souhaitez faire passer trouve-t-elle facilement sa place dans la mise en scène de Robert Carsen ?
Oui, car cette mise en scène laisse énormément d'espace aux chanteurs, à l'émotion et à la musique d'une façon générale. C'est en cela que c'est une très belle mise en scène car elle permet à la musique d'exister sans créer d'interférences, comme c'est le cas dans de nombreuses productions auxquelles j'ai pu participer. La musique passe alors au second plan car tout ce qui se déroule sur la scène est tellement fouillis qu'on peut oublier parfois qu'il s'agit d'une pièce musicale.
Votre premier contact en tant que chef d'orchestre avec le Palais Garnier était en 1998 pour Leçons de ténèbres chorégraphié par Maguy Marin…
Leçons de ténèbres était une première expérience très chambriste. Alcina me permet de diriger pour la première fois un opéra dans la fosse, et cela représente pour moi une grande première, comme pour Les Talens Lyriques. Nous avons déjà joué dans un grand nombre de lieux, y compris dans de grandes maisons, mais cette invitation de l'Opéra national de Paris est comme une étape dans la reconnaissance de la qualité de notre travail.
De jeunes artistes sont distribués dans Alcina aux côtés de chanteurs qui ont plus d'expérience. Comment voyez-vous cette cohabitation ?
Davantage que l'expérience, l'important est la caractérisation de chaque personnage et l'équilibre entre les différentes voix. Pour Alcina, je dirais que nous obtenons une grande homogénéité en même temps que les caractéristiques permettant à chaque rôle d'exister.
Anna Goryachova fait ses débuts à l'Opéra de Paris avec vous. Quel conseil lui donnez-vous ?
Elle n'est apparemment pas inquiète mais c'est une chanteuse qui n'a pas l'habitude du baroque. Comme de nombreuses artistes russes, Anna Goryachova chante beaucoup avec la partie caverneuse de sa voix de mezzo-soprano. J'essaye de lui faire comprendre qu'elle peut ici se libérer et trouver des couleurs et des intonations qu'elle n'exploite habituellement pas. Dans Alcina, elle n'a nul besoin d'utiliser la totalité de ses moyens mais peut profiter de ce cadre et de l'attention de l'orchestre qui l'accompagne pour trouver une autre façon de s'exprimer. Elle peut alléger beaucoup sa voix et l'éclaircir, l'orchestre ne la couvrira jamais.
Les Talens Lyriques accompagnent beaucoup les chanteurs, comme dans Phaéton enregistré en octobre 2012 à la salle Pleyel et sorti récemment en CD chez Aparté. Quel est le rapport de l'orchestre avec la voix ?
Effectivement, l'appellation même de l'ensemble contient l'aspect lyrique, ce qui découle de ma passion pour l'opéra et pour la voix. De fait, l'habitude de la fosse et de l'accompagnement des chanteurs fait que Les Talens Lyriques sont très réactifs, respirent avec le chanteur, l'écoutent et sont attentifs à la moindre difficulté qu'il pourrait rencontrer. De mon côté, je me situe toujours dans un très grand rapport de confiance, ce qui met à l'aise l'interprète sur le plateau. C'est déjà très important. Je tiens à ce que l'on se sente toujours dans cette souplesse de réactivité par rapport à tous les imprévus qui peuvent se produire sur une scène d'opéra…
Quand Les Talens Lyriques n'accompagnent pas un chanteur, est-ce un orchestre différent ?
Oui et nous essayons, par exemple dans l'Ouverture ou dans les pièces purement orchestrales d'Alcina, de vraiment devenir des protagonistes et de nous placer sur le devant de la scène pour faire en sorte d'exister à part entière. J'ai déjà dirigé des programmes purement symphoniques avec Les Talens Lyriques et je crois qu'il est important pour la formation de faire aussi de l'instrumental. L'école du lyrique est très exigeante, au point que passer à du symphonique devient alors du pur plaisir car c'est bien plus simple !
Votre ensemble Les Talens Lyriques a 22 ans, quel avenir lui souhaitez-vous ?
Je ne sais pas si je souhaite réellement quelque chose de particulier pour Les Talens Lyriques dans la mesure où nous sommes assez gâtés par la possibilité de faire des choses épatantes et dans de très belles conditions. Dans un monde culturel qui a tendance à se réduire de façon un peu inquiétante, mon souhait serait alors de pouvoir continuer. Je pense par ailleurs que les réductions budgétaires dans le domaine de la culture sont ridicules dans la mesure où la culture est justement ce qui sauve la civilisation. Dans un contexte de perte de repères, il faudrait au contraire toujours soutenir la culture pour faire en sorte que la paix et la confiance perdurent…
Avec Les Talens Lyriques, nous nous sommes déjà aventurés sur de nouveaux répertoires, par exemple en accompagnant Véronique Gens sur ses albums Tragédiennes 2 et 3. Nous nous sommes permis d'aller jusqu'à Berlioz et même Verdi et Saint-Saëns. Est-ce pour autant un avenir pour l'orchestre ? Pas forcément, mais disons que nous nous sommes prouvé que nous étions capables de le faire. Alors, si un Berlioz se présente sur instruments anciens, pourquoi pas ? Ce serait en tout cas une expérience à tenter.
Votre carrière se partage entre la direction d'orchestre et le clavecin… Votre enregistrement du Livre II du Clavier bien tempéré de Bach est sorti le 5 novembre dernier chez Aparté. Vous travaillez sans doute ces pièces depuis longtemps. Comment s'est manifesté le déclic qui vous a conduit à l'enregistrement ?
Je dirais du Clavier bien tempéré - Volume II qu'il s'agit d'un tout très résistant, comme je l'explique dans mon texte d'introduction du disque. Ce Volume II est rempli de points d'achoppement et il est vrai que nous disposons de très peu de clés d'interprétation. Les libertés de tempi et de caractères sont telles que, avant de trouver l'endroit où l'on se sent devoir être par rapport à une telle œuvre, un temps énorme est nécessaire. On m'avait déjà demandé d'enregistrer Le Clavier bien tempéré il y a une vingtaine d'années et j'ai toujours repoussé cette échéance. Je pense que c'est vraiment à l'interprète de décider quand le moment est venu… À partir du moment où j'ai senti que les résistances étaient tombées et que je me situais dans une fluidité de rapport avec l'œuvre et en confiance, je me suis dit que le moment était venu.
Pourquoi avoir commencé par le Livre II du Clavecin bien tempéré ?
Le Livre II est beaucoup plus complexe que le Livre I. Nombre de mes collègues a d'ailleurs enregistré le premier livre, mais jamais le deuxième en raison de son côté ardu. Le Livre I accompagne généralement les premiers pas de tout pianiste ou claveciniste. Pendant mes études, j'ai pratiquement travaillé la totalité du premier volume en apportant chaque semaine un Prélude & Fugue à mon professeur. Cela se faisait normalement. Sur le second Livre, la complexité est telle que c'est inenvisageable. Je pense d'ailleurs qu'il ne s'agit nullement d'un ouvrage pédagogique mais bien plus d'un ouvrage théorique, une sorte d'Art de la fugue - Volume I ! Cette complexité fait que j'ai préféré d'abord enregistrer le Volume II et posséder une sorte de compréhension globale du tout pour, ensuite, m'adonner au Volume I avec davantage de légèreté.
La résistance de cette œuvre n'est-elle pas en définitive assez similaire au rapport du claveciniste à son clavecin, qui doit donner beaucoup pour recevoir peu ?
Il est vrai qu'il y a de ça mais c'est surtout l'aspect théorique et intellectuel de l'œuvre qui impose cette résistance. Quand vous vous retrouvez à jouer en sol # majeur, il arrive un moment où vos neurones commencent à fumer. Il faut vraiment parvenir à un point qui permette de se sentir à l'aise. Cela peut passer par savoir par cœur la partition. Mais le but est de se situer dans un rapport très fluide. Dans cette œuvre spécifique, je suis convaincu que l'œuvre résiste plus à l'instrumentiste que l'instrument. Lorsqu'on joue du Scarlatti ou des grandes pièces virtuoses de Rameau, le clavecin peut en revanche devenir le problème.
Vous avez enregistré au Château de Versailles en juin, la nuit dans l'appartement du Dauphin. Était-ce un atout ou bien plutôt une difficulté ?
Enregistrer la nuit dans un endroit vide, sans agitation autour, est plutôt un avantage. Nous avons fait des essais de jour, mais c'était absolument impossible dans la mesure où, même si les appartements dans lesquels nous enregistrions n'étaient pas visités, nous entendions une armée en marche au-dessus de nos têtes. Les pas faisaient tout vibrer ! Enregistrer la nuit s'imposait donc. La sérénité que j'ai alors trouvée et l'obscurité trouée seulement par un petit spot dirigé vers le pupitre étaient en définitive très favorables à la concentration. Je dois dire aussi que l'instrument, un sublime Ruckers de 1628, était aussi vraiment inspirant. Ces conditions d'enregistrement étaient à vrai dire idéales. Du reste, en seulement quatre nuits, à raison de quatre heures par nuit, l'enregistrement a été bouclé. C'est vraiment très peu pour une œuvre aussi contraignante.
Les pianistes doivent continuellement s'adapter à des instruments différents, et parfois avec difficulté. Est-ce semblable pour vous, claveciniste ?
C'est encore pire pour les clavecinistes, car un pianiste a 80 % de chances de tomber sur un Steinway lequel, il est vrai, peut être mal réglé. Pour le clavecin, la différence entre bons et mauvais instruments est encore plus marquée. Lorsqu'on se retrouve en Italie, en Turquie ou sur la côte Ouest des États-Unis, on n'est absolument pas certain de trouver des instruments de rêve… C'est pour cette raison que je m'entoure de toutes les précautions nécessaires pour être à peu près certain que je vais avoir un instrument satisfaisant en concert. Il m'est déjà arrivé d'avoir des déconvenues… L'avantage du claveciniste sur le pianiste est en revanche qu'il peut savoir effectuer quelques réglages sur son instrument et qu'il possède des clés pour parvenir à se sortir d'une situation de grand péril. Quant à voyager avec mon instrument, j'y ai songé mais ma carrière de claveciniste n'est pas suffisamment développée de par le monde pour cela. De plus, j'ai ce luxe de pouvoir dire "oui" ou "non" et de savoir à peu près sur quel type d'instrument je vais jouer.
Lorsque vous jouez successivement Le Clavier bien tempéré - Livre II, y a-t-il un moment où, comme l'auditeur, vous sentez une sorte de lâcher prise qui vous permet d'être plus dans la sensation que la technique, l'intellect et le contrôle rythmique ?
Je crois - et peut-être hélas ! - que ce n'est pas à l'interprète de jouir de ce qu'il produit. Il est là pour faire en sorte que les choses se passent auprès de l'auditeur. C'est l'auditeur qui doit se trouver sur un petit nuage ou dans des mondes oniriques… Malheureusement, l'interprète n'a pas cette chance-là. À chaque fois que je me retrouve dans l'émotion, par exemple si des larmes surviennent lorsque je joue une musique particulièrement émouvante, c'est une perte de contrôle et ce n'est pas forcément le mieux. Je pense que l'interprète se situe sur le fameux paradoxe du comédien de Diderot en faisant croire qu'il est dans l'émotion alors qu'il se situe dans "le faire" et "le développement" dans le moment présent. Or cela demande énormément de concentration et de contrôle.
Vous avez écrit dans votre notice introductive que, si Bach n'avait pas publié le Volume II du Clavier bien tempéré, c'est sans doute qu'il ne le destinait pas à un public d'amateurs. Aujourd'hui pensez-vous de même quant à la présentation de cet opus en concert ?
Je pense que seul un public spécialisé peut comprendre et profiter de ce que contiennent ces pièces. Mais on pourrait dire la même chose de toute la très grande musique. Ce n'est pas pour cette raison que ça laisse à la porte les néophytes ou ceux qui n'ont pas eu la chance de faire des études musicales très poussées, voire pas du tout. Un bon nombre des mélomanes qui gravitent autour de moi n'a pas reçu d'éducation musicale et me pose souvent des questions de base, y compris sur la position des musiciens dans l'orchestre… Ceci dit, je pense que c'est au musicien d'ouvrir le champ interprétatif afin qu'un maximum d'auditeurs puissent entrer dans le "propos" qu'il est en train de développer. Certaines pièces sont plus ou moins faciles à aborder pour un public mais Le Clavecin bien tempéré n'en fait pas partie, tout simplement. À la sortie du disque, on m'a proposé plusieurs fois de le jouer en concert, et c'est justement la raison pour laquelle j'ai refusé. Jouer deux ou trois Préludes & Fugues en concert, c'est déjà demander beaucoup à un public et je ne pense pas que ce soit au bénéfice de l'œuvre. L'avantage du disque est qu'on peut le laisser et le reprendre, se délecter d'un Prélude & Fugue et arrêter, voire l'entendre en musique de fond si on a envie. Un récital de clavecin est vraiment particulier et j'ai toujours du mal à dépasser une heure de programme. Le Clavecin bien tempéré dure bien plus et le proposer en un seul concert c'est de l'ordre de la prise d'otage du public ! Je n'ai pas envie de mettre les auditeurs dans cette situation.
Quelle est l'idée qui a guidé votre choix pour la photo de votre disque ?
L'idée était d'abord de mettre en valeur Versailles : on pousse une porte, et que voit-on ? Un magnifique clavecin, avec un pauvre petit claveciniste qui essaye de se mesurer à un vénérable et exceptionnel instrument ! Cette photo véhicule sans doute beaucoup de sérieux, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'une œuvre rigolote. On est même dans une dimension sérieuse… Le décalage entre le jeans et la veste de concert c'est un peu ce que je représente et ce que j'ai envie de montrer avec un clavecin qui est à la fois un instrument très sérieux mais aussi à la portée de tout le monde. Je ne sors pas du XVIIIe siècle et n'en ai pas plus le fantasme. Je suis comme vous, comme tout le monde, et je porte des jeans. Cette photo représente en fin de compte mon souhait d'amener le public le plus large à des œuvres d'un autre temps et qui parlent avec des instruments vénérables dans des lieux exceptionnels et de culture.
Le Livre II du Clavier bien tempéré peut être considéré comme un véritable challenge musical et interprétatif. Pensez-vous déjà à un nouveau pari à remporter ?
Je ne peux nier que cela fait plaisir de parvenir à une vision globale de l'œuvre pour clavier de Bach. Alors que me reste-t-il à faire : Le Clavier bien tempéré - Volume I, je vous l'ai dit, L'Art de la fugue, éventuellement, et peut-être les Sonates pour flûte et les Sonates pour viole de gambe et clavecin obligé… C'est à peu près tout ce qui me reste à aborder que je n'ai pas encore abordé à ce jour. Tout cela me donne la satisfaction de bénéficier d'une vision dont le spectre s'est ouvert sur 360°. De plus, en tant que chef d'orchestre, j'ai cette volonté de globalité du répertoire baroque. Or, lorsqu'on maîtrise ce qu'est un opéra de Lully, un opéra de Handel, la cantate chez Bach, les oratorios et les Passions, et qu'on ajoute - parce que j'aime ça - la littérature, la peinture, la sculpture et l'architecture, on acquiert une forme de compréhension qui permet de se sentir à l'aise dans une esthétique. Du coup, on ne peut pas jouer ces mêmes pièces comme lorsqu'on sortait de l'école, après une très bonne leçon. Cette vision globale est sans doute ce qu'on appelle aussi la maturité, laquelle apporte si ce n'est une maîtrise, au moins une clarté. Cette clarté me permet d'ouvrir une partition pour clavecin que je n'ai jamais jouée et de profiter d'une espèce d'évidence qui s'installe. Cette évidence est très importante pour moi quand je m'adresse à un chanteur, à mon orchestre ou à un autre orchestre car, à l'opposé de l'arbitraire, elle légitime ce que je demande.
Désirez-vous compléter un sujet abordé durant cet entretien ?
J'aimerais revenir sur la perceptibilité d'un Prélude & Fugue en concert. Je pense que, d'une façon générale, la musique classique n'est pas un art élitiste mais qu'elle ne constitue pas un divertissement. Notre société actuelle est une société de facilités et de divertissements. Nous vivons assommés par le travail, le métro, les informations et les catastrophes. Ce stress continuel fait que nous avons besoin de nous divertir. Certes, mais le divertissement est ailleurs que dans la musique classique car celle-ci représente une façon de s'élever, de faire appel à des capacités en soi qui sont de l'ordre de la transcendance. Assister à un opéra ou à un concert n'a pas seulement pour effet de faire oublier les problèmes de la journée mais surtout de placer l'auditeur dans un état de réceptivité et de connexion avec des données supérieures qui vont permettre d'élever le petit moi qui est en lui. Ainsi, il découvrira peut-être des dimensions plus mystiques, nous dirons "du domaine des Muses". Or il ne s'agit pas de se dire : "Ça vient vers moi et je n'ai aucun effort à fournir !". Je pense que, au contraire, se rendre au concert ou même écouter un disque, n'est pas une chose passive mais une attitude. Tout comme lire un livre. Lire un livre est une activité et c'est la raison pour laquelle de moins en moins de gens lisent des livres… L'Art se mérite et ne vient pas vers nous comme une chansonnette ou la télévision. Il réclame une attitude active et une envie de transcendance. Lorsque cette envie de l'auditeur rejoint celle de l'interprète, il peut alors se produire quelque chose qui justifiera d'avoir dépensé de l'argent pour aller au concert ou à l'opéra pour pouvoir se nourrir de cela.
Est-ce cela qui motive vos activités pédagogiques envers les jeunes ?
Il y a effectivement chez les enfants de 10-12 ans une espèce d'ingénuité et de possibilité d'accéder à ce monde qui est d'une autre essence… Mais cette essence est en eux comme elle est en nous tous. Il n'y a donc aucune raison de se dire que "ce n'est pas la peine". Car développer cet imaginaire-là chez chacun de nous vaut éminemment la peine dans la mesure où l'espoir se trouve justement dans l'humanité qui est en nous, dans la possibilité que nous avons de développer l'ineffable, dans la transcendance. Ce que j'appelle "le domaine des Muses" nous permet d'acquérir une individualité qui dépasse le classique "j'aime"-"j'aime pas". C'est un jardin intérieur à cultiver avec un peu de musique classique et avec la beauté artistique qui nous entoure. Nous avons la chance de vivre dans de très beaux pays, il faut simplement regarder autour de nous. Si l'on n'a pas cette chance, une fleur, la nature, une belle forêt vous nourrit de la même façon par cette dimension du beau. Cela permet de s'élever au-dessus d'un quotidien trivial. Or la trivialité c'est pour les bêtes, non pour l'être humain…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 20 janvier 2014
Pour en savoir plus sur Christophe Rousset et Les Talens Lyriques :
www.lestalenslyriques.com