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Interview de Brandon Jovanovich, ténor

Brandon Jovanovich.  © Kristen HoebermannPour ses débuts à l'Opéra national de Paris, le ténor américain Brandon Jovanovich illumine de son timbre riche, de ses superbes aigus et de sa prestance idéale Les Maîtres chanteurs de Nuremberg enfin de retour sur la scène parisienne. Dans la mise en scène à la fois spectaculaire, astucieuse et émouvante de Stefan Herheim, il incarne à la perfection Walther von Stolzing, un rôle dans lequel il a fait ses premiers pas il y a seulement quelques semaines à l'Opéra de San Francisco avant de s'imposer sur le plateau de l'Opéra Bastille au sein d'une distribution idéale…

 

Tutti-magazine : Il y a trois jours vous faisiez vos débuts sur la scène de l'Opéra national de Paris dans "Les Maîtres chanteurs de Nuremberg". Quelles sont vos impressions avec un peu de recul ?

Brandon Jovanovich : Le public de cette première représentation des Maîtres chanteurs de Nuremberg était très enthousiaste. J'ai même été très surpris de constater qu'au terme d'un si long spectacle, des spectateurs puissent être aussi investis et concernés par ce qu'ils viennent de voir. En y repensant, je suis toujours étonné aujourd'hui par la façon dont ils ont témoigné leur joie après cette représentation. J'en suis heureux et, à la fois, je réalise ma chance d'avoir été associé à cet événement car c'est une superbe production que je trouve parfaitement construite. Je crois que le metteur en scène Stefan Herheim a réussi à tirer de l'opéra de Wagner des éléments particulièrement intéressants. Pour ces raisons, je me sens parfaitement bien !

Vous avez l'habitude de chanter sur la scène du Metropolitan Opera. L'acoustique de l'Opéra Bastille vous a-t-elle surpris ?

Je crois que, quelle que soit la scène, et plus particulièrement lorsqu'il s'agit de maisons d'opéra dont la capacité va de moyenne à grande, c'est le décor qui, en premier lieu, est la cause des sensations acoustiques que nous percevons. Si le décorateur a fait le choix de placer un élément derrière vous, il aidera à la projection vocale et au confort d'écoute des spectateurs. Lorsqu'une surface est rigide, il arrive que l'on perçoive la façon dont le son rebondit, et cela facilite le chant. J'apprécie de chanter à l'Opéra Bastille. Ceci dit, je ne rencontre généralement aucun problème lorsqu'il s'agit de chanter dans de grands opéras, et même c'est une chose que j'aime, peut-être même davantage que de me produire sur des scènes plus petites. Chaque format de salle possède des difficultés inhérentes à sa taille, tout comme d'autres particularités dont il faut tenir compte. Dans une salle plus petite, il est en revanche possible de nuancer davantage le chant. Mais il faut aussi compter avec le chef d'orchestre, car c'est à lui que revient la gestion des dynamiques sonores dont dépend en grande partie la qualité du son. La qualité de la collaboration entre le chef et le chanteur est aussi un facteur important.

 

Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser) et Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing) dans <i>Les Maîtres chanteurs de Nuremberg</i> à l'Opéra Bastille.  © Vincent Pontet

Les décors conçus par Heike Scheele pour "Les Maîtres chanteurs…" vous aident-ils ?

Brandon Jovanovich et Julia Kleiter répètent sous la direction de Stefan Herheim à l'Opéra Bastille.  © E. Bauer/OnPL'Acte I est probablement le mieux conçu pour favoriser la voix en raison du grand élément construit en dur qui est placé juste derrière les chanteurs. Le décor de l’Acte II, plus ouvert, n'aide pas tant que cela, alors qu'au 3e Acte, l'intérieur de la maison de Sachs constitue un décor plutôt porteur. Ces différents décors occasionnent des variations sonores mais, globalement il n'y a pas de problème à chanter dans cette production.

Comment s'est déroulée la période de répétitions ?

Pas moins de sept semaines ont été nécessaires pour assembler tous les éléments. J'ai même été surpris par le temps qui a été consacré au chœur auquel on a demandé un travail très en détail. Tant Stefan Herheim que Philippe Jordan sont très axés sur les détails, ce que j'apprécie beaucoup car tel n'est pas toujours le cas. Lorsqu’un chef et un metteur en scène font preuve de cette exigence, mon travail et celui des autres artistes s'en trouvent facilités du fait qu'on n'a pas à chercher à savoir ce qu'ils veulent. Dans le cas présent, il y a aussi une certaine souplesse qui me donne la possibilité de conjuguer leurs deux approches avec ma propre optique, les nuances personnelles que je désire apporter.
Cette longue période de préparation était nécessaire au vu de la durée assez exceptionnelle de l'œuvre. Pourtant, lorsque nous sommes arrivés au milieu des répétitions, je me suis dit "C'est vraiment si long… ". Puis le temps s'est accéléré et je sais que certains d'entre nous auraient même souhaité avoir une semaine de plus !

 

Il arrive que les chanteurs se retrouvent très fatigués au terme des répétitions. Comment cela s'est-il passé ici ?

C'est une réalité, il peut arriver qu'à force de trop répéter, on termine la période de préparation dans un état de fatigue. La semaine qui a précédé la pré-générale et la générale, nous avons travaillé avec l'orchestre. C'était une semaine très dense au niveau vocal, et très fatigante. Par bonheur, suffisamment de jours étaient prévus pour récupérer avant de nous y remettre.

 

Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing) et Gerald Finley (Hans Sachs) dans <i>Les Maîtres chanteurs de Nuremberg</i> à l'Opéra de Paris.  © Vincent Pontet

Comment Stefan Herheim vous a-t-il fait travailler ?

Je ne pense pas que Stefan Herheim ait plusieurs façons d'aborder le travail en fonction des gens. Il avance dans une direction, sa vision est d'une clarté limpide et il fait preuve d'une grande énergie. Lorsque, mes collègues et moi répétitions une scène, il nous expliquait ce qu'il voulait obtenir de nous et la façon de nous mouvoir sur certains temps forts de la musique. Une chose caractérise son approche de la mise en scène d'opéra : habituellement, la musique s'exprime en association avec les états d'âme du personnage qu'on interprète. Or Stefan Herheim désirait que nous anticipions dans notre jeu ce que la musique allait ensuite exprimer en termes de sensibilité ou de pensée… Mais, ce qui caractérise plus que tout son travail c'est la précision de ses demandes. Par exemple, à un moment, ma main doit se déplacer sur le temps qu'il a défini. Toute son approche est basée sur ce type de détails. Honnêtement, j'avoue que la mémorisation est loin d'être évidente car de tels gestes ne sont pas aussi naturels que s'il s'agissait de reproduire ce qu'il montre. Ici, il faut initier. II est donc nécessaire de répéter suffisamment pour que le corps s'habitue progressivement jusqu'à aboutir à un comportement quasi naturel. En ce sens, les sept semaines de répétitions étaient précieuses. Il fallait également du temps pour parvenir à délivrer cette sorte de gestuelle très opératique que Stefan Hereim disait dictée par le côté grandiose de la musique, sans pour autant verser dans la surenchère pénalisante. Évoluer à la frontière qui sépare le jeu du surjeu est pour moi une affaire délicate car je tiens à éviter à tout prix à éviter toute caricature du personnage de Walter.
Une telle position est assez sensible car un metteur en scène possède sa vision personnelle de l'œuvre et des personnages. Si je n'adhère pas à son concept, et que d'autres chanteurs refusent aussi de faire ce qu'il demande, cela peut anéantir toute une production. En ce qui me concerne, tout est toujours question d'équilibre entre ce que je veux et la tentative de réaliser ce que souhaite le metteur en scène. Dans le cas présent, je crois qu'il m’a fallu un peu de temps pour parvenir à un bon équilibre et je suis heureux du résultat.

Lors de la répétition générale publique, Toby Spence était dans l'incapacité de jouer et il a chanté le rôle de David tandis que Stefan Herheim interprétait silencieusement son personnage. Ce remplacement a-t-il modifié la qualité de votre jeu en scène ?

Je suis certain que mon jeu en a été modifié, en particulier lors de la première scène où nous nous trouvons pas mal face à face. J'ai même plaisanté avec mon collègue Toby Spence à ce sujet : "Grâce à toi, le souhait de Stefan se réalise car tu lui permets de voir enfin le rôle de David tel qu'il l'imagine, avec la précision voulue dans toutes ses intentions et toutes ses réactions !". De fait, Stefan a joué le rôle de David à 150 %… Après Salzbourg, c'est à Paris qu'il monte pour la deuxième fois cette production des Maîtres chanteurs et il est amusant de voir avec quelle profusion de détails il connaît chaque personnage, au point même de pouvoir en exprimer toute la teneur et le comportement. Naturellement, il a amené dans son jeu davantage de détails, et surtout des différences par rapport à ce que Toby exprime habituellement. De ce fait, j'ai répondu différemment à ce qu'il me proposait et, au final, l'expérience s'est avérée assez amusante.

 

Brandon Jovanovich avec Rachel Willis-Sorensen à San Francisco, et avec Julia Kleiter à Paris dans <i>Les Maîtres chanteurs</i>.  © Cory Weaver/SF Opera/Vincent Pontet/OnP

 

Brandon Jovanovich interprète Walther von Stolzing à l'Opéra de San Francisco.  © Cory Weaver/SF Opera

En décembre dernier, vous faisiez vos débuts dans le rôle de Walther à l'Opéra de San Francisco dans la production de David McVicar créée à Glyndebourne. Votre approche du personnage était-elle différente ?

Mon personnage était différent car en accord avec la vision de David McVicar, mais aussi avec celle du chef d'orchestre Sir Mark Elder. Ce Walther, d'une certaine façon, était plus naturel mais aussi bien plus prétentieux et arrogant avant de devenir plus proche des gens au terme de son évolution. De son côté, Mark Elder attendait de moi un chant bien plus habité, soutenu par des tempi globalement plus lents que ceux adoptés par Philippe Jordan. Tout cela aboutissait à un autre Walther. De telle sorte que, passant en peu de temps de la production de David McVicar à celle de Stefan Herheim, ni les rythmes ni le personnage ne sont semblables.
Pour autant, ni la première ni la seconde approche ne nourrissent le personnage de Walther comme je le conçois présentement. Je n'ai donc pas pu encore l'investir avec mes propres sentiments. Je ne vois pas Walther comme un garçon aussi arrogant qu'on pourrait le penser, mais davantage comme un rêveur un peu insouciant qui se retrouve au beau milieu de ce monde de Maîtres qui vont changer sa vision étroite du monde. J'ai la sensation de ne pas encore avoir pu avancer dans cet axe avec les deux productions successives auxquelles j'ai participé.

Votre vision personnelle de Walther vous est-elle dictée par la musique ?

Elle me vient de la musique, mais aussi de ma réflexion sur le texte. Lors de la première entrée en scène de Walther, la musique est hésitante, voire hachée. Wagner a utilisé une écriture découpée et parsemée de petites pauses à l'intérieur même de la ligne de chant. Certains chefs d'orchestre préfèrent que vous les marquiez au niveau du texte quand d'autres, comme Philippe Jordan, préfèrent penser en termes de musique et respectent les arrêts. Cette option dicte la direction dans laquelle avance le personnage. À l'Acte I, lorsqu'il entame "Am stillen Herd in Winterszeit…" pour montrer combien il est bon chanteur, je pense qu'on peut déduire de chaque portion de l'écriture que rien, dans son comportement, n'est prémédité et qu'il invente de toutes pièces cette histoire de livre que lui aurait confié un ancêtre… Je pense que cela en dit long sur le côté personnel de Walther. Mais à l'Acte II, lorsqu'il réapparaît, on le sermonne et il semble perdu. La musique exprime alors une ferveur qui nous fait alors comprendre quel rêveur et quel poète il est en réalité, ce que confirme le dernier Acte. Selon moi, l'essence même du personnage est sans ambiguïté présente dans la musique et dans le texte.

 

Brandon Jovanovich répète le rôle de Hans Sachs dans la mise en scène de David McVicar à l'Opéra de San Francisco.  © Cory Weaver

Walther est caractérisé par une phrase mélodique qu'il ébauche à de nombreuses reprises jusqu'au finale. Est-il difficile d'éviter la répétition pure et simple ?

C'est un des points les plus difficiles à négocier car l'ennui peut pointer à l'Acte III à cause de Walther. J'ai écouté plusieurs enregistrements lorsque je préparais ce rôle et je me suis mis à espérer que je parviendrais à trouver davantage de variations que ce que j'ai globalement pu entendre. Bien sûr, chaque interprète aborde cela avec sa propre personnalité pour le proposer au public. Pour moi, il y a une véritable progression, et en particulier dans la première scène qui place Walther face à Sachs. À chaque fois qu'il reprend sa mélodie, il gagne un peu plus de confiance en ce qu'il chante. Cela se remarque dans le texte qui se déploie de plus en plus ainsi que dans le choix des mots. Quant à la musique, si Wagner n'utilise pas beaucoup de variations dynamiques au sein de la ligne de chant, il en nourrit l'orchestration. Et l'orchestre se fait alors l'écho de cette confiance que le personnage gagne progressivement. De fait, la répétition de cette phrase s'enrichit et suscite l'intérêt. Si le spectateur découvre avec surprise, en même temps que Walther lui-même, que ce garçon est en réalité un poète, je pense que l'ennui qui pourrait menacer cette scène est évité.

Dans ce passage, vous dépendez aussi de Gerald Finley qui interprète le rôle de Hans Sachs…

Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing) et Gerald Finley (Hans Sachs) sur la scène de l'Opéra Bastille.  © Vincent Pontet

Tout à fait. Il se trouve que j'ai chanté avec plusieurs Sachs à San Francisco et que je me retrouve maintenant face à Gerald Finley qui avait fait ses débuts dans la mise en scène des Maîtres chanteurs dans laquelle j'ai aussi débuté… Dans les deux productions, les metteurs en scène voulaient que le face-à-face de Walther et Sachs soit traité en conversation. David McVicar souhaitait, lui, que les personnages discutent naturellement, les yeux dans les yeux, sur la façon de créer une mélodie. Stefan Herheim cible davantage les motivations des personnages, et en particulier celles de Sachs, partagé entre la formation de Walther, ses pensées pour Eva et, dans cette production, la composition de sa propre musique. Walther devient alors en quelque sorte sa muse, sa muse incarnée. Cette différence entre les deux mises en scène modifie le type d'alchimie entre les deux personnages. Gerald Finley apporte énormément à l'échange par la richesse de détails de son jeu d'acteur et de son chant. Je n'ai pas discuté de cela avec lui, mais je suis certain que la production de David McVicar prépare le terrain pour aborder le type de relation que nous exprimons dans celle de Stefan Herheim.

 

Brandon Jovanovich dans la scène finale des <i>Maîtres chanteurs de Nuremberg</i> à l'Opéra de San Francisco.  © Cory Weaver/SF Opera

À la fin de l'œuvre, vous vous retrouvez au centre de la scène et toutes les personnes rassemblées sur le plateau n'ont d'yeux que pour vous, tout comme le public assis dans la salle. Est-ce intimidant ?

Lorsque j'ai commencé à répéter le rôle de Walther, il y a quelques mois, je vous aurais répondu qu'effectivement, cette situation est à la fois étrange et très inhabituelle. Ce n'est pas pour rien que ce passage s'appelle "Le Chant du prix" et qu'il représente le moment ultime à l'échelle de l'opéra de Wagner… Pour être franc, les deux premières répétitions ont été très intimidantes, mais aujourd'hui, avec l'expérience du rôle, ce passage l'est beaucoup moins. Je dirais même qu'en particulier ici à Paris, depuis mon piédestal en forme de livres, je sens toute l'énergie que m'envoient avec générosité tous les collègues qui m'entourent. Cela fonctionne un peu comme un prisme : je reçois l'énergie des choristes et de mes collègues chanteurs pour la délivrer à mon tour au public. Je crois qu'en définitive, une situation où le chanteur se retrouve absolument seul en scène pour chanter une aria face au public représente un challenge plus important en termes d'énergie. Mais cette scène où Walther devient le point de convergence de tous les regards permet de faire l'expérience d'incarner le centre. Cela peut sans doute être assez stressant pour certains chanteurs. Pour ma part, je profite pleinement de ce moment.

 

David Gockley (Directeur général de l'Opéra de San Francisco), Brandon Jovanovich et Speight Jenkins (ex-Directeur de l'Opéra de Seattle).  D.R.

Walther est un rôle très difficile dans un opéra très long. Comment vous êtes-vous décidé de l'ajouter à votre répertoire ?

Il m’a fallu un peu de temps pour me sentir à l'aise dans ce répertoire, environ cinq ans. Ma voix est assez large et possède une couleur assez sombre qui tend au baryton. Je pense qu'un certain nombre de personnes recherchent cela pour distribuer un chanteur dans Wagner. De la sorte, on me propose des rôles wagnériens depuis environ 10 ans. Mais j'étais assez anxieux d'accepter, car j'avais bien conscience qu'une fois la porte ouverte, de plus en plus de propositions allaient me parvenir… Ma première incursion chez Warner a été un cycle du Ring dans lequel je chantais Froh un soir, et Ziegmund le suivant. Je crois que c'était un bon moyen de me jauger dans ce répertoire. Ces rôles étaient un peu plus bas mais ma voix s'y trouvait bien. J'ai alors essayé Lohengrin, et c'était très satisfaisant également. Je me suis dit alors que si je pouvais chanter Lohnegrin, si je trouvais en moi l'endurance pour ce rôle ou pour Siegmund, et que si ma voix me permettait de passer au-dessus de l'orchestre, alors Walther devenait logiquement l'étape suivante. On m'avait proposé ce rôle auparavant, mais je l'avais refusé. Avant d'accepter, je devais me sentir prêt et trouver à la fois la production et la maison d'opéra idéales. Puis, j'ai senti que le moment était venu, et c'est à San Francisco que je me suis lancé dans le rôle de Walther, la scène sur laquelle j'ai débuté dans tous les rôles wagnériens que je chante.

Les quatre rôles wagnériens que vous chantez représentent-ils un risque de vous voir cloisonné dans des emplois de chanteur wagnérien au détriment de votre aptitude à vous exprimer dans d'autres styles musicaux ?

C'est totalement le cas. De nos jours, je crois que Jonas Kaufmann fait figure d'exception en pouvant chanter ce qu'il veut où il le souhaite. Il est très facile de tomber dans le piège qui consiste à vous placer dans une case. C'est aussi le plus sûr moyen de détruire une voix car je crois qu'il est important de veiller à conserver une flexibilité entre les répertoires italien et français, et d'autres opéras que les directeurs de castings n'ont pas nécessairement l'idée de vous proposer. C'est parfois au chanteur d'expliquer qu'il est partant pour d'autres Maîtres chanteurs, mais qu'il souhaiterait revenir pour un autre opéra, la saison suivante. En outre, lorsqu'il peut apprécier une voix dans différents répertoires, cela permet de conserver une certaine fraîcheur vis-à-vis du public. Sachant que nous sommes peu de chanteurs pour incarner Walther, je suis d'autant plus vigilant quant à la variété des rôles que j'interprète.

 

<i>Wozzeck</i> mis en scène par Andreas Homoki à l'Opéra de Zürich : Brandon Jovanovich (le Tambour-major) et Christian Gerhaher (Wozzeck).  © Monika Rittershaus

 

Gun-Brit Barkmin (Marie) et Brandon Jovanovich (le Tambour-major) dans <i>Wozzeck</i> mis en scène par Andreas Homoki à Zürich.  © Monika Rittershaus

Vos débuts dans le rôle de Walther ont été précédés par ceux dans le Tambour-major de "Wozzeck" à l'Opéra de Zürich. Vous attendiez beaucoup de ce nouveau rôle. Votre attente a été satisfaite ?

J'évolue dans le monde du chant professionnel depuis 16 ans et, si je me retourne sur ce parcours, quelques productions se distinguent pour différentes raisons. En particulier, elles me donnent cette sensation de quelque chose d'unique. Wozzeck* s'inscrit parmi ces productions marquantes en raison de ses idées, sans doute parmi les plus intéressantes qu'il m’est été donné de voir de toute ma carrière. Le concept de la mise en scène d'Andreas Homoki est passionnant : nous sommes tous des marionnettes mues par une force extérieure. Le spectacle est très physique, grotesque et emphatique au point que je me suis retrouvé investi dans une entreprise encore plus forte que ce à quoi je m'attendais. Je me suis à un moment demandé si le public adhérerait à ce traitement particulier et puissant. Or les spectateurs ont beaucoup apprécié l'inventivité de cette production. Pour ma part, la puissance de ce concept m'a marqué en profondeur.

* Voir les extraits vidéo de Wozzeck à la fin de cette interview.

Débuter successivement dans les rôles de Walther et du Tambour-major dans la même saison, voilà qui semble particulièrement lourd…

Je ne vais pas m'arrêter de sitôt sur ma lancée car je suis toujours plongé dans un processus d'apprentissage : deux nouveaux grands rôles m'attendent dans les six prochains mois avec La Dame de pique, ainsi que Les Troyens. J'avoue que cette succession de rendez-vous est très difficile à aménager. Je suis papa de trois enfants et je travaille très souvent loin de la maison alors, quand je rentre pour retrouver les miens, j'ai envie de rester avec eux. Mais pour entretenir les différents rôles que je chante, pour préparer les prochains et conserver une voix fraîche, je suis en permanence confronté à un challenge propre à l'opéra et que la plupart des gens ne comprennent pas. Je m'efforce d'être discipliné et de ménager des plages de travail chaque jour, au minimum un des opéras que je vais chanter prochainement, car cela aide beaucoup à mémoriser à la fois le texte et la dynamique de l'ouvrage. Mais je ne vous cacherai pas que la gestion de l'emploi du temps est un épineux problème. Trouver un équilibre entre le chant et la vie familiale est sans aucun doute la chose la plus difficile à laquelle un chanteur est confronté. Du reste, chaque année je m'interroge sur le fait que je doive ou non continuer à pratiquer ce métier. C'est très dur de ne pas voir suffisamment ses enfants grandir et d'être souvent éloigné de sa femme. Cette année, par exemple, je ne suis resté chez moi qu'une quinzaine de jours avant l'automne. C'est ce que j'appelle une année difficile. La créativité exige une vraie volonté pour s'exiler dans différentes villes où vous allez nécessairement demeurer longtemps. C'est un crève-cœur de penser que vous créez parce que vous aimez cela et qu'en même temps, vous sacrifiez votre vie privée. Alors nous essayons de voyager souvent ensemble et ma famille me rejoint là où je chante quand cela est possible. Dieu merci, nous avons aujourd'hui Skype ou Facetime. Je ne sais pas comment les gens se débrouillaient avant sans cela ! Toujours est-il que nous parvenons à un modus vivendi qui fonctionne.

 

Brendan Jovanovich interprète Florestan dans <i>Fidelio</i> mis en scène par Andreas Homoki à l'Opéra de Zürich.  © T+T Fotografie/Toni Suter

Le chef d'orchestre Fabio Luisi a dirigé votre premier "Wozzeck". Vous a-t-il aidé à vous sentir à l'aise avec la musique de Berg ?

La partition de Wozzeck est effectivement très compliquée… J'avais déjà travaillé avec Fabio Luisi sur Fidelio, également à l'Opéra de Zürich et déjà dans une mise en scène d'Andreas Homoki, et Fabio s'est montré d'un grand soutien sur ces deux productions modernes, en tout cas bien peu conventionnelles. Le courant passe bien entre nous. Fabio Luisi est un formidable musicien à même de fédérer les gens autour d'un projet. Si vous êtes perdu dans les méandres de la musique, il est capable de vous fournir une clé différente qui vous permettra de sortir de l'impasse dans laquelle vous vous trouvez. Il sait ainsi remettre chacun sur les rails sans perdre quiconque tout en orientant l'énergie de chacun dans une cohérence de groupe. À mes yeux, cette aptitude à rassembler est un talent unique.
Au fil des productions d'opéras, j'ai pu observer que certains chefs d'orchestre veulent s'immiscer dans la mise en scène et interviennent pour dire que ce que nous faisons ne correspond pas à ce que dit la musique ou n'a aucun lien avec le texte. Fabio, sur les deux productions qui nous ont rassemblés, a laissé la musique s'exprimer, n'est pas intervenu dans les choix du metteur en scène et a considéré les interprètes comme le point de liaison entre les deux. La confiance est indissociable d'une telle démarche et cela apporte un indéniable confort de travail dans la collaboration.

 

Gun-Brit Barkmin (Katerina Ismailowa) et Brandon Jovanovich (Sergei) dans <i>Lady Macbeth de Mzensk</i> mis en scène par Andreas Homoki à Zürich.  © Monika Rittershaus

L'Opéra de Zürich semble être important pour votre carrière…

Andreas Homoki, Directeur de l'Opéra de Zürich, était venu me voir en 2009 à Munich alors que je chantais dans Jenufa. À la fin de la représentation, il est venu me trouver en coulisses pour me parler de ses projets et me demander si j'étais intéressé à venir chanter à Zürich… Et à Zürich, j'ai trouvé une grande qualité de rapport entre ce que je désirais proposer et ce que la structure pouvait, elle, me proposer. Cette excellente relation nous a permis de travailler sur de nouveaux projets. Cette situation est très rare, en tout cas en ce qui me concerne ! J'entretiens de bonnes relations avec quelques maisons d'opéra, en particulier aux États-Unis, mais Zürich est, en Europe, l'endroit où j'ai pu investir dans une relation qui se poursuit dans l'avenir. Aux USA, de nombreuses productions sont traditionnelles, voire conservatrices. Je trouve à Zürich la possibilité d'expérimenter autre chose et de participer à différentes démarches créatives bienvenues dans ce contexte.

 

Olga Borodina (Carmen) et Brandon Jovanovich (Don José) à l'Acte I de <i>Carmen</i>.  © Ken Howard/Metropolitan Opera

Vous chantez assez souvent Don José dans Carmen, vous avez interprété Hoffmann et Paris dans La Belle Hélène. Bientôt, ce sera Énée dans Les Troyens à Chicago. Quel est votre rapport à la musique et à la langue françaises ?

J'ai chanté mon premier Don José en 2000 à Bordeaux dans La Tragédie de Carmen de Peter Brook. Je me souviens que le ténor Laurence Dale, qui avait créé cette version, avait la charge de remonter le spectacle à l'Opéra de Bordeaux. C'était aussi la première fois que je chantais en Europe. L'histoire se déroulait dans une fabrique de chaussures et des tonnes de sable avaient été déversées. La période de répétitions avait été très longue, mais c'était pour moi une parfaite introduction à la langue française que je n'avais jamais pratiquée car j'ai fait des études initiales de théâtre et non de musique.
Un an après, je chantais le rôle de Jean Gaussin dans Sapho de Massenet lors du Festival de Wexford, mon second rôle français important.
Il m’a fallu un rôle ou deux en français pour me sentir à l'aise avec la langue, et aujourd'hui le français est une de mes langues chantées préférées. Sans doute même davantage que l'italien et l'allemand. J'adore Don José. Ce rôle offre de magnifiques couleurs et tant d'aspects différents pour conduire le personnage dans son évolution du début à la fin de l'œuvre. Ce développement est superbe… Quant à Hoffmann et Paris, ils m'apportent le même plaisir de chanter. Difficile de vous expliquer pourquoi si ce n'est que j'aime la langue française et la musique française. Je me réjouis en tout cas à la perspective de chanter en français dans les productions qui s'annoncent.

Préparez-vous d'autres rôles français ?

Comme je vous l'ai dit, je prépare Énée dans Les Troyens que je chanterai sur diverses scènes, mais j'envisage aussi de chanter Samson dans Samson et Dalila d'ici 3 à 5 ans…

 

Jennifer Black (Micaëla) et Brandon Jovanovich (Don José) à l'Acte II de <i>Carmen</i> sur la scène du Met.  © Ken Howard/Metropolitan Opera

Sur votre site Internet, dans votre billet de bienvenue, on peut lire à propos de Paris : "Je suis impatient de faire connaissance avec cette belle ville et ses habitants". Qu'en est-il après quelques semaines passées dans la capitale ?

Par le passé, je suis venu une fois à Paris pour auditionner, mais je suis parti aussi vite que j’étais arrivé sans rien voir. C'est donc mon premier vrai séjour dans la capitale et je trouve cette ville merveilleuse. De plus, je trouve ici une atmosphère très apaisante.

Qu'attendez-vous des prochaines années ?

Outre Énée et Samson qui s'annoncent, je vais reprendre Parsifal, sans doute une fois en Europe et une fois aux USA. Je vais également chanter dans La Fanciulla del West ainsi que dans plusieurs Ring. Un autre projet qui me réjouit beaucoup est d'interpréter le Capitaine Vere dans Billy Budd. Pour le reste, il y aura des rôles que je qualifierais d'iconiques et très stimulants, sans oublier le Prince dans Rusalka au Metropolitan Opera. Il s'agira d'une nouvelle production de Mary Zimmermann qui sera filmée pour une diffusion en direct dans les salles de cinéma le 25 février 2017. C'est un rôle que j'adore chanter, en particulier pour la scène de la mort, à la fin de l'ouvrage, que je trouve magnifiquement mise en musique par Dvorak…



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 4 mars 2016



Pour en savoir plus sur Brandon Jovanovich :
brandonjovanovich.com

 

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