Le 19 janvier, vous faisiez vos débuts sur la scène du Palais Garnier dans Capriccio où vous tenez le rôle du compositeur Flamand. Quelles sensations entouraient ces débuts ?
Benjamin Bernheim : Cette soirée était très spéciale à plus d'un titre car, effectivement je faisais mes débuts à l'Opéra de Paris, mais aussi parce que je suis né à Paris et que je me sens Parisien bien qu'ayant grandi à Genève et habitant à Zürich avec ma femme et ma fille. J'avais eu l'occasion de chanter plusieurs fois au Théâtre des Champs-Élysées mais je dois reconnaître que le Palais Garnier est un endroit mythique porteur d'une véritable ambiance. Faire mes premiers pas sur cette scène avec Capriccio n'était pas anodin non plus car cet opéra est relativement peu joué et il est nécessaire de savoir défendre l'œuvre autant que le rôle de Flamand qu'on m'a confié.
Vous êtes-vous rapidement senti à l'aise sur le plateau de Garnier ?
Je n'ai pas rencontré de problème particulier ou de zones de scène particulièrement difficiles. Mais la mise en scène de Robert Carsen facilite le travail des chanteurs dans leurs échanges de type "discussion" de manière absolument brillante et elle les met en valeur. L'évidence de l'architecture scénique mise en place a fait que je me suis senti à l'aise très rapidement, y compris pendant les répétitions.
Avec parfois seulement quelques mots ou des bribes de phrases à échanger avec d'autres chanteurs, l'écriture vocale de Richard Strauss a-t-elle été simple à travailler et à mémoriser ?
J'avoue que l'apprentissage de cette partition a été particulièrement difficile car je suis en train de vivre ma première saison en dehors de la troupe de l'Opéra de Zürich au sein de laquelle je chante depuis quelques années. De fait, j'enchaîne les débuts depuis juin 2015. Après Tebaldo dans Les Capulet et les Montaigu à Zürich, Erik dans Le Vaisseau fantôme et Matteo dans Arabellea à Dresde, ainsi que Rodolfo dans La Bohème à Zürich, Capriccio marque ma cinquième prise de rôle de la saison. Mon contrat avec l'Opéra de Paris a été signé il y a 3 ans et, à l'époque, mon année était peu remplie. Puis, les engagements se sont progressivement cumulés et préparer tous ces rôles a donné lieu à un travail infiniment compliqué et a exigé une organisation très particulière avec ma pianiste à Zürich.
Ce qui rend un opéra de Strauss spécifique est cette "discussion" qu'il faut maîtriser. On retrouve cependant un peu cette approche dans La Bohème où les échanges entre personnages sont fréquents, avec un mot par-ci par-là, en réponse ou en appui de ce qu'expriment les autres. La difficulté à laquelle j'ai été confronté sur Arabella est la même que dans Capriccio*, à savoir acquérir les automatismes. Il est possible d'apprendre le rôle de son côté mais, lorsqu'on se retrouve avec l'ensemble de la distribution et le chef ou son assistant, ces automatismes réclament un certain temps pour s'installer. Pour aboutir à une vraie qualité de "discussion", il m'a fallu beaucoup travailler. Vocalement, le rôle de Flamand se situe entre le ténor lyrique de Tamino ou Lenski et une vocalité qui pointe dans la direction un peu plus héroïque d'Erik dans Le Vaisseau fantôme.
* Voir vidéo en fin d'article : extrait de Capriccio de Richard Strauss au Palais Garnier en 2016 avec Emily Magee (La Comtesse), Benjamin Bernheim (Flamand) et Lauri Vasar (Olivier).
Vous devez vous sentir à l'aise dans le répertoire allemand…
Il est vrai que j'ai beaucoup chanté en allemand mais, paradoxalement, ma spécialité est plutôt le répertoire français et le répertoire italien. Cependant, interpréter Flamand dans Capriccio représentait ma chance de faire mes débuts à l'Opéra de Paris. Pour ma première année en tant que chanteur free lance je suis conscient des enjeux, de la nécessité de me faire entendre un maximum et d'éviter de répondre "non" aux invitations. Mes objectifs pour cette saison sont élevés, mais tout se passe bien pour le moment.
"Capriccio" est dirigé par Ingo Metzmacher. Le connaissiez-vous ?
J'ai rencontré Ingo Metzmacher en 2011 alors que j'étais dans la troupe de l'Opéra de Zürich. C'était dans Le Nez où je jouais deux petits rôles dans la formidable mise en scène de Peter Stein. Puis j'ai retrouvé Ingo en août 2014 dans Fierrabras au Festival de Salzbourg où il remplaçait Nikolaus Harnoncourt. Capriccio est donc notre troisième collaboration et j'apprécie chez lui son humeur égale comme son efficacité à structurer un travail pour que les choses fonctionnent rapidement.
La production de Robert Carsen vous place sur le plateau avant le début du spectacle, alors que la salle n'est pas encore plongée dans le noir. Est-ce une difficulté supplémentaire ou favorable à la gestion progressive du stress ?
C'est la première fois qu'une mise en scène me place face à cette situation et je pense que c'est une très belle idée de Robert Carsen qui ajoute au fait que Capriccio ne ressemble pas aux autres opéras ou, en tout cas, ne possède pas une structure classique. Par ailleurs, Flamand n'est autre que Richard Strauss qui se met en musique et en scène afin d'exprimer son idée de la composition.
Me retrouver sur le plateau avant le début de l'opéra me permet de prendre contact avec la salle, la scène et les lumières, mais aussi d'analyser comment je me sens sur scène et quelle est mon énergie propre à la soirée. Je suis également heureux de pouvoir montrer que je peux exprimer des sentiments sans avoir besoin de chanter, et en l'occurrence un Flamand en proie à une tension qui monte au fur et à mesure qu'approche le moment où il montrera sa composition à la Comtesse. Du reste, la Comtesse fait également partie de ce jeu avant que l'opéra commence puisqu'elle va s'installer dans la salle au milieu du public. C'est aussi une manière d'impliquer tout le monde dans le spectacle… D'un soir à l'autre, le public peut être différent : le soir de la Première, j'entendais encore quelques voix avant le début du Sextuor d'ouverture, et hier les spectateurs se sont tus très rapidement. Peut-être avions-nous su créer une tension plus palpable susceptible d'interpeller davantage le public…
Vous êtes resté membre de la troupe de l'Opéra de Zürich durant 5 ans. La vie dans cette troupe est-elle très différente de ce que vous expérimentez en ce moment à l'Opéra de Paris ?
L'Opéra de Zürich est en quelque sorte devenu ma maison car c'est la scène où j'ai le plus chanté à ce jour, et je connais la technique aussi bien que le personnel administratif ou les personnes en charge des costumes. Ce que j'ai vécu à Zürich peut être comparable à ce qu'un chanteur confirmé expérimente lorsqu'il revient plusieurs fois de suite en plusieurs années dans une maison d'opéra. Il retrouve les mêmes personnes dans une atmosphère de confiance. Pour le reste, je pense qu'il n'y a pas une énorme différence car toutes les grandes maisons de répertoire fonctionnent plus ou moins de la même manière dans l'organisation efficace du travail. Cependant les visages changent, ainsi que les odeurs… En ce qui me concerne, l'excitation vient aujourd'hui de chanter sur une nouvelle scène. Mais je pense que si j'ai l'occasion de chanter à nouveau au Palais Garnier, je ressentirai une certaine émotion à l'idée de revenir tout en me souvenant de mon expérience sur Capriccio. Il en est ainsi lorsque je retourne à Zürich, car j'ai l'impression d'y retrouver une sensation résultant de tous les rôles que j'ai chantés dans ce théâtre.
Vous avez connu plusieurs directions à l'Opéra de Zürich…
J’ai rejoint très jeune l'Opéra de Zürich. Dans un premier temps l'Opéra Studio, à 23 ans puis, à 25 ans, la troupe proprement dite. Cette période que dirigeait Alexander Pereira était construite autour des stars du chant. Chaque représentation devait compter une célébrité du lyrique sur scène. Or ces modèles étaient extraordinaires pour de jeunes chanteurs qui veulent apprendre. Mais, parallèlement, cela les bloquait dans leur évolution car, avec cette politique, il y avait fort peu de chance pour un jeune chanteur de la troupe de faire ses preuves dans un grand rôle. Mais je suis conscient d'avoir pu ainsi éviter de prendre des risques trop jeune et d'avoir eu l'occasion de faire mes armes dans des rôles secondaires et de caractère qui n'étaient pas trop exposés. Je crois aussi qu'Alexander Pereira se plaisait à me distribuer dans des rôles le plus souvent tenus par des chanteurs plus mûrs, ou à la voix moins "fraîche". Toujours est-il que j'étais cantonné à ce genre de rôles…
La direction d'Andreas Homoki, qui a succédé à celle d'Alexander Pereira, était moins axée sur le star-system et on m'a offert davantage de possibilités. J'ai ainsi chanté mes premiers Tebaldo dans Les Capulet et les Montaigu de Bellini, Cassio dans Otello de Verdi, et Narraboth dans Salomé de Strauss. Ce sont de beaux rôles pour un jeune chanteur car ils permettent de montrer sa valeur vocale tout en défendant des personnages qui ne sont pas écrasants mais participent tout de même pleinement à l'œuvre.
Pour la saison 2015/2016, vous avez évolué de votre statut de membre de la troupe zurichoise à un contrat de résidence…
La vie en troupe représente une grande chance pour un chanteur car elle apporte une sécurité de l'emploi et un salaire régulier. Mais, personnellement, j'ai besoin de sentir le vide, de sentir le risque pour être motivé. Or, dans cette structure sécurisante, je me sentais de moins en moins artiste. Je suis père de famille et j'ai bien sûr réfléchi par deux fois à cela car la stabilité est une donnée importante. Mais le confort de la troupe allait à l'encontre de ce que je désirais vraiment : chanter les grands rôles du répertoire, progresser avec eux et les faire évoluer. Qui plus est, je ressentais très fort un besoin de liberté.
Cette liberté se conjugue-t-elle facilement avec votre vie familiale ?
C'est très difficile, je ne peux pas dire le contraire. J'ai pu parler de ce sujet avec de nombreux chanteurs plus âgés que moi à Salzbourg où Alexander Pereira m'a invité après avoir quitté la direction de l'Opéra de Zürich. Recueillir les conseils de ces chanteurs mariés et pères a été très important pour moi. Par rapport à des collègues américains qui ne dorment chez eux qu'une seule semaine tous les six mois, j'ai très vite pris conscience de ma chance de vivre en Suisse, au centre de l'Europe, car c'est essentiellement en Europe que se fait l'opéra, même si les États-Unis comptent également quelques grandes scènes. De plus, grâce à l'aéroport de Zürich, j'ai la possibilité de me déplacer facilement dans le monde. Cela a compté pour beaucoup dans ma décision car, s'il est vrai que je ne suis pas auprès de ma femme et de ma fille autant que je le souhaiterais, j'ai la possibilité de rentrer chez moi souvent et, de leur côté, elles peuvent me rendre visite. Les facilités de déplacement ont changé la donne, ainsi que les réseaux sociaux. Tous les matins, j'ai l'habitude de voir ma fille par Skype, et c'est une chance car, pour cette première saison en indépendant, par définition un peu spéciale, j'ai calculé que j'aurai été absent huit mois et demi de la maison !
Un autre aspect peu évident à vivre est que mon métier m'éloigne de ma famille pour me plonger dans une forme de solitude. Lorsque je retrouve les miens, je dois me réhabituer à la vie de famille, et lorsque je les quitte à nouveau pour chanter, je dois trouver à nouveau un équilibre dans cette solitude. Je ne vis pas cela comme un problème mais, comme pour de nombreux chanteurs, c'est une alternance qui se présente comme un vrai challenge.
Cette saison, vous avez chanté votre premier Rodolfo dans "La Bohème". Comment s'est passée votre rencontre avec ce rôle clé du répertoire de ténor ?
Rodolfo est sans doute un des plus beaux rôles à chanter pour un jeune ténor. Il représente la jeunesse, la fougue, l'amour dans un cadre de pauvreté où des jeunes gens tentent de survivre, et je trouve cela très beau. Puccini a réussi à exprimer à la fois l'amour, la tristesse et l'amitié qui unissent les protagonistes. Pour mes débuts, nous étions en double distribution et j'ai chanté trois représentations. Immédiatement, ce rôle a été une révélation car Rodolfo est un des rares rôles qui me permet d'exprimer vocalement à la fois la vaillance, la sensibilité, les nuances… J'espère vraiment que ces débuts seront à l'origine d'une grande histoire d'amour avec La Bohème. J'ai eu droit à un beau succès mais je sais aussi quelle est l'étendue du travail qui m'attend pour magnifier ce rôle. Je serais en tout cas le plus heureux des ténors si je parvenais à présenter mon Rodolfo sur un maximum de scènes ! J'adore ce rôle et je regrette d'autant plus de n'avoir eu ni le temps de savourer une période d'après-représentations ni celui de faire une sorte de bilan. Dès le lendemain de la dernière représentation, je m'envolais pour Pékin où m'attendait la présentation du Festival de Salzbourg avec quatre événements programmés sur cinq jours. Les répétitions de Capriccio suivaient ensuite à Paris…
Votre goût du risque peut-il vous pousser vers des mises en scène quelque peu extrêmes ?
Je ne vois pas d'inconvénient à me retrouver torse nu sur scène pas plus qu'à participer à des productions qui transposent l'action à l'opposé du livret original pourvu qu'il y ait du sens à cela. Je pense que la difficulté majeure, aujourd'hui, est le manque de communication entre les metteurs en scène et les chanteurs. Souvent, qu'il soit jeune ou expérimenté, le chanteur se retrouve face à des metteurs en scène qui se parlent à eux-mêmes dans leur propre vocabulaire et ne partagent pas vraiment leur vision. J'ai vécu à trois reprises une telle situation et je me suis retrouvé sur scène à devoir défendre un rôle que je ne comprenais pas car la mise en scène s'exprimait à l'encontre de ce qui était écrit. Alors, si je ne suis pas contre les approches extrêmes, l'essentiel est de trouver ma place afin de défendre une mise en scène. Je m'efforce et travaille constamment à être compréhensible au niveau des textes que je chante. Que ce soit en français, en italien, en allemand ou en russe, la précision envers le texte et la qualité de la prononciation autant que de la musicalité me permettent de m'approprier un rôle. Ensuite, je pense que c'est au metteur en scène de faire en sorte que le chanteur qui se retrouve seul en scène puisse s'exprimer et, bien sûr, porter correctement sa mise en scène.
La mise en scène de "Capriccio" a été montée par Robert Carsen en 2004. Était-il facile de vous glisser dans le rôle de Flamand créé par Rainer Trost ?
C'était notre chance avec Robert Carsen car il nous a dit d'emblée : "N'oubliez pas que vous êtes qui vous êtes". C'est dire sa capacité à accepter de retravailler les personnages à partir d'une nouvelle distribution. Et je peux vous dire combien il est agréable de collaborer avec un metteur en scène qui ne cherche pas à enfermer les chanteurs dans des rôles formatés mais qui, au contraire, cherche à les unir à ces rôles.
C'est au niveau du public que la comparaison existe peut-être, mais c'est davantage affaire de goût et de couleurs. Du reste, ce qui vaut pour Flamand vaut pour les autres chanteurs, à commencer par la Comtesse qui a été interprétée successivement par Renée Flemming, Solveig Kringelborn, Michaela Kaune et Emily Magee. Chaque Comtesse est différente comme je suis moi-même différent des ténors qui m'ont précédé dans cette production dans le rôle de Flamand.
Si des débuts à l'Opéra de Paris sont importants dans une jeune carrière, votre lien avec Salzbourg dès 2012 compte sans doute également beaucoup…
Effectivement, et c'est une chance rare d'avoir été engagé aussi jeune comme artiste à part entière et non dans l'académie. Comme je vous l'ai dit, c'est grâce à Alexander Pereira qui a quitté Zürich pour aller à Salzbourg que j'ai été invité à chanter très jeune puisque je n'avais que 26 ans. J'ai fait mes débuts à Salzbourg lors du Festival de Pentecôte 2012 dans une version de concert de Cléopâtre de Massenet. J'étais alors entouré par Sandrine Piau, Sophie Koch et Ludovic Tézier. Je ne pouvais rêver mieux ! Qui plus est, j'ai pu faire une merveilleuse rencontre, celle du chef d'orchestre Vladimir Fedoseyev qui s'est montré d'une bienveillance absolue envers les chanteurs et qui a fait preuve d'une immense passion pour ce concert pourtant unique. De telle sorte que j'espère de tout cœur pouvoir un jour travailler à nouveau avec lui… J'ai été réengagé l'été suivant pour Il Re pastore de Mozart, toujours dans une version de concert mais un peu spéciale car nous avons eu la possibilité d'utiliser les costumes de la version scénique de l'Opéra de Zürich qui avait été mise en scène par Grischa Asagaroff en hommage à Jean-Pierre Ponnelle. Ces costumes absolument somptueux de Luigi Perego s'inspiraient de toiles pastorales françaises et, lorsque le public les a découverts, il était ravi, d'autant que Grischa Asagaroff avait réglé une mise en espace qui ajoutait beaucoup à ce qui s'annonçait comme un classique opéra en concert. Le succès a été incroyable.
L'été suivant, je suis revenu à Salzbourg pour une version de concert de Rienzi que dirigeait Philippe Jordan et pour Don Carlo mis en scène par Peter Stein et dirigé par Antonio Pappano. Là encore, une très belle rencontre ! Avec Jonas Kaufmann, Anja Harteros et Ekaterina Semenchuk, j'étais entouré d'une distribution exceptionnelle. Je chantais un petit rôle et je rongeais mon frein tant j'avais envie de m'exprimer davantage. Partager au moyen du chant est une nécessité que je sens de plus en plus forte en moi, parallèlement au fait que je grandis en tant que chanteur. Mais il y avait déjà beaucoup à observer et à apprendre au contact de ces grands chanteurs. Je partageais une loge avec Robert Lloyd et Eric Halvarson : imaginez un jeune ténor au milieu de ces deux basses expérimentées ! Je ne vais pas vous rapporter les histoires et anecdotes que j'ai entendues, mais sachez que ce partage était extraordinaire.
En 2014 vous chantez à Salzbourg le rôle d'Eginhard dans Fierrabras de Schubert, un opéra rarement représenté…
J'avais été invité à chanter dans Fierrabras pour la dernière année d'Alexander Pereira à Salzbourg. Le rôle d'Eginhard m'a donné pour la première fois la possibilité de tenir un rôle qu'il faut porter sur ses épaules. Il n'est pas écrasant, mais le personnage est constamment sur scène et chante beaucoup. Lorsque j'ai reçu cette invitation j'étais à la fois très surpris que Pereira me confie cette responsabilité en même temps que je lui en étais très reconnaissant. Le succès était au rendez-vous avec ce personnage chanté en allemand, et on a cru que j'étais spécialisé dans l'opéra allemand. C'est la raison pour laquelle je tente aujourd'hui de plus en plus d'ouvrir mon répertoire…
C'était ma dernière expérience à Salzbourg mais j'y retourne cette année pour le gala de Pentecôte, où je serai aux côtés d'Angela Gheorghiu et de Juan Diegos Florez, ainsi que cet été pour deux opéras en version de concert : Manon Lescaut de Puccini où je chanterai le rôle d'Edmondo, et Thaïs de Massenet où j'interpréterai le rôle de Nicias.
Autant d'expériences à Salzbourg dès 30 ans dénote-t-il de votre part une anxiété par rapport à la durée possible de votre carrière ?
Un stress, sans doute dans un certain sens, car le métier a beaucoup changé. Un chanteur d'opéra n'est plus seulement un interprète dont la propre vérité est reflétée par celle de la scène, mais il est devenu un produit marketing avec l'avènement de l'ère numérique. De plus en plus, le marché du lyrique se rapproche de celui de la pop à la façon américaine. Avant même d'avoir pu démontrer une valeur sur scène, il faut se vendre sur d'autres plans : faire des photos professionnelles, avoir un site Internet et être actif sur les réseaux sociaux. Ce n'est peut-être pas absolument indispensable, mais pour la génération de chanteurs à laquelle j'appartiens, cela fait pleinement partie du métier. Par ailleurs, je crois qu'il faut être prêt beaucoup plus tôt en regard de la concurrence des jeunes chanteurs présents sur le marché. Le cap des 30 ans arrive vite, et c'est encore plus vrai pour les sopranos. Par ailleurs, il y a moins de ténors capables de chanter sur la longueur en maîtrisant leur technique…
Ma voix s'est développée très tôt qualitativement et je n'ai jamais eu à tergiverser entre deux tessitures car les emplois de ténor lyrique ont toujours correspondu à mes moyens. Ceci étant, il m'a fallu du temps pour gérer techniquement cette voix. Si on m'avait proposé La Bohème à Zürich il y a 5 ans, je pense que je n'aurais pas été prêt. J'ai attendu d'avoir 28 ans et d'avoir exploré de nombreuses choses au niveau technique pour me sentir à même de contrôler ma voix dans un tel ouvrage. Depuis une année ou deux, je suis prêt à chanter mon répertoire…
Se pose alors la question des rôles et de l'ordre dans lequel vous allez les aborder…
Bien sûr mais, à ce titre, cette saison est un peu particulière car des concessions ont été nécessaires pour faire à la fois mes débuts dans certains rôles mais aussi dans certaines maisons d'opéra. Par exemple, je suis tout à fait conscient d'avoir chanté bien trop tôt le rôle d'Erik dans Le Vaisseau fantôme, même si j'ai éprouvé énormément de plaisir à cette occasion et que le public m'a témoigné sa satisfaction. C'était une parenthèse d'une représentation, histoire de toucher au rôle, et je ne le reprendrai pas avant sept ou huit ans. Par rapport à ma voix, je pense qu'il me faut aujourd'hui chanter les jeunes hommes, de jeunes amoureux et romantiques à l'image de Nemorino, Rodolfo, Alfredo, Lenski, Tomino ou le Duc de Mantoue. Werther aussi, mais l'écriture est plus corsée. C'est en tout cas un rôle que je travaille déjà car j'aimerais le chanter d'ici deux à trois ans.
Je pense également qu'il me faut éviter de trop chanter le répertoire allemand afin de ne pas me retrouver dans un tiroir. On m'a proposé David dans Les Maîtres chanteurs en 2019. Vocalement je pense qu'il n'y aurait aucun problème malgré un texte très ardu et copieux. Mais, plus important, je crois que si j'avais accepté, je prenais le risque d'être catalogué "chanteur wagnérien" et la voie tracée aurait été ensuite les opéras de Strauss. J'aurais ainsi totalement laissé de côté Werther, Des Grieux, Rodolfo et tous les rôles qui me tiennent à cœur. De plus, je risquerais de fatiguer ma voix. C'est une dimension si importante pour le futur que j'envisage de veiller à limiter ce que je chante en allemand au cours d’une saison.
La télévision s'est intéressée à vous en 2014 et vous avez participé à deux émissions populaires : "Musiques en fête aux Chorégies", et "Paris en fête" au Musée d'Orsay. Avez-vous noté des retombées médiatiques ?
Ces émissions ont été de belles expériences et je pense qu'elles ont davantage permis de me faire connaître du public francophone qu'exercé une action sur ma carrière. Elles étaient l'occasion de présenter ma voix en France après être resté très longtemps en Suisse, et sans doute aussi de conforter ma place parmi les jeunes ténors de ma génération qui commencent à s'exprimer sur scène et à trouver leur place dans le monde de l'opéra.
Dans un proche futur, vous serez un Chanteur italien dans "Le Chevalier à la rose" à La Scala sous la direction de Zubin Mehta. Comment voyez-vous cette intervention à la fois courte, très attendue et dérisoire dans son traitement théâtral ?
Le Chevalier à la rose sera mes débuts à La Scala, et à ce titre, cette intervention sera très spéciale. De plus, il est vrai que ce rôle est très particulier car, s'il est court, tout le monde l'attend ! Cet air est populaire car, non seulement il est splendide, mais aussi parce que tous les grands ténors l'ont chanté. Par ailleurs, il est loin d'être facile car on entre tout de suite dans le vif du sujet et l'opéra de Strauss n'offre pas de deuxième chance au ténor pour se rattraper par la suite. Je le prends comme un challenge en me disant que c'est avec un tel rôle qu'on apprend à avoir du culot sur scène. Le Chanteur italien me fait un peu penser à Matteo dans Arabella, qui est un rôle très ingrat du fait de la difficulté insensée de l'écriture vocale et rythmique. Mais ce qui prime pour moi est le bonheur que je ressens à l'idée de chanter pour la première fois à La Scala sous la direction de Zubin Mehta et dans la très belle mise en scène de Harry Kupfer créée à Salzbourg.
Dans l'idéal, qu'attendez-vous des prochaines années ?
J'aimerais trouver un équilibre dans ce que je chante. Je sais que cela demandera un temps certain, et même de nombreuses années, car il faut compter avec la gestion d'un agenda mais aussi des périodes de temps de repos nécessaires. Je dois prendre garde de ne pas chanter trop pour me préserver, ce qui n'était pas le cas pour moi en ce début de saison. Dans l'idéal, j'aurais besoin de deux semaines entre deux productions afin de pouvoir rentrer chez moi. Mais à 30 ans, je mesure combien il est difficile de dire "non" lorsque les propositions émanent de grandes maisons d'opéra. Dernièrement j'ai dû refuser un Tamino à Vienne car les déplacements entre Berlin et Vienne auraient été impossibles à gérer. Or, croyez-moi, c'était avec un vrai pincement au cœur…
Outre les rôles dont nous avons parlé, et Werther dans quelque temps, à l'horizon de cinq ou six ans, j'aimerais beaucoup chanter Hoffmann. Dans le répertoire italien, les jeunes romantiques offrent de nombreuses couleurs à explorer et le moment est venu pour moi de les aborder. Enfin j'ai eu le bonheur de faire mes premiers pas sur la scène de l'Opéra de Paris et j'espère avoir l'occasion d'y revenir bientôt. Et pourquoi pas dans un rôle en français ?
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 26 janvier 2016
À noter : L'Instant Lyrique accueillera Benjamin Bernheim la saison prochaine pour deux récitals :
le 21 novembre 2016 à L'Éléphant Paname de Paris,
et le 28 juillet 2017 à la chappelle Saint-Christophe de Crans-Montana en Suisse avec la soprano Patrizia Ciofi.
Ces deux récitals seront accompagnés par le pianiste Antoine Palloc.
Pour en savoir plus sur Benjamin Bernheim :
benjaminbernheim.com