Tutti-magazine : Comment s'est produite votre rencontre avec la musique de Bach ?
Beatrice Berrut : Je joue la musique de Bach depuis que je suis toute petite et, je ne saurais dire pourquoi, j'ai toujours ressenti une sorte de sérénité à chaque fois que je l'aborde. J'ai l'impression que cette musique m'a apporté une structure intérieure. De telle sorte que Bach a toujours fait partie de mon univers et je crois qu'à aucun moment sa musique n'a été absente de mon répertoire. Cette musique structure l'esprit et l'âme.
Y a-t-il un maître qui compte dans votre approche actuelle de Bach ?
Mon approche de Bach est extrêmement solitaire, c'est presque une démarche d'ermite. Jouer Bach, pour moi, c'est me retrouver avec le père de la musique. Sans lui, ni Schumann ni Chopin n'auraient existé. Mais cette démarche solitaire, pour moi, n'est pas uniquement attachée à Bach car j'ai fait le choix de vivre dans les montagnes. Je voyage beaucoup mais je reviens toujours à mon point d'attache. C'est aussi un choix d'échapper aux tendances et aux influences pour essayer de suivre un chemin au plus proche de ma conscience.
Par ailleurs, depuis 2 ans, je travaille constamment seule. J'ai compris que si mes professeurs m'apportent des idées très intéressantes lorsque je travaille avec eux, dès le lendemain je reviens à ce que je pense moi-même. Je fonctionne ainsi depuis longtemps.
Vous avez enregistré ce disque en trois jours à Flagey. Comment avez-vous trouvé ce cadre ?
Flagey était le cadre idéal. Cette salle propose une acoustique magnifique. Le son qui la caractérise est assez réverbéré et je trouvais que cette qualité se mariait bien avec l'esprit cathédrale des pièces de Bach pour orgue, car c'est ainsi qu'elles ont été créées. Il était important que j'enregistre dans une salle qui m'inspire et me renvoie des choses, et Flagey répondait totalement à ce que je recherchais. Voilà un certain temps que j'enregistre et, au fil des expériences, j'ai compris que tous les éléments de la chaîne de conception d'un enregistrement doivent s'accorder et être parfaits. Il ne sert à rien d'associer un ingénieur du son simplement compétent à une acoustique phénoménale et à un piano formidable. Tout doit tendre vers la perfection. Or c'est ce que j'ai essayé de réaliser avec le disque Lux æterna. Je tenais à cette acoustique de Flagey que je connaissais pour y avoir joué, et à la présence de Nicolas Bartholomée pour la direction artistique et la prise de son. Les enregistrements qu'il réalise sont proches de ma sensibilité. Ils sont chargés d'imagination sans pour autant être analytiques. Nicolas travaille dans l'émotion, et c'est très important pour moi. De plus, j'ai pu jouer sur un piano absolument extraordinaire.
En quoi ce Bösendorfer Concert Grand sur lequel vous avez enregistré était-il phénoménal ?
Je me suis rendue à Vienne pour le choisir. Parmi plusieurs pianos Bösendorfer, j'ai choisi ce modèle qui, en réalité, est un prototype et donc un modèle unique. Dès que je l'ai essayé, c'était une évidence. Je n'ai jamais vu un instrument pareil. Il ne chante pas de toutes sortes de façons comme un Steinway bien préparé, mais il permet tout. Ce Bösendorfer a une personnalité folle et il est aussi un miroir qui répond au quart de tour à ce qu'on lui demande. Il est certes difficile à maîtriser, mais si l'on parvient à cette maîtrise, tout devient possible. On décroche la lune avec un tel instrument !
Une fois le piano choisi, j'ai pu me familiariser avec lui durant la balance. Je n'ai pas eu un temps énorme mais ce piano correspondait tant à l'instrument que je recherchais que je n'ai pas eu trop de mal à me sentir à l'aise. Mais, indéniablement, il possède un côté étalon fougueux et ingérable. Il faut donc être très à l'écoute de ce qu'il raconte et, surtout, absolument clarifier soi-même toutes ses intentions. Il sort du cadre, mais c'est magnifique !
En concert, vous ne retrouvez pas ce piano qui vous a tant séduite…
C'est vrai. Mais j'ai un bon partenariat avec Bösendorfer et, lorsque j'ai joué ce programme à la Philharmonie de Munich, on me l'a apporté pour le concert. Je le retrouve ainsi tout de même de temps en temps…
Avez-vous mûri les pièces du disque avant de les enregistrer ?
Absolument, j'ai pu jouer ces pièces pendant toute la saison précédente. Je voulais vraiment les tourner pour arriver ensuite en enregistrement et pouvoir jouer comme lors d'un concert. De fait, il n'y a presque pas eu de coupes dans ces pièces. Je n'aime pas le côté "haute couture" du disque qui consiste à isoler toutes les notes pour les monter ensuite. Je suis bien consciente qu'on n'a souvent pas le choix dans la mesure où l'on exige une perfection absolue, mais ma conscience n'est pas tranquille avec ce genre de procédé. C'est pour cette raison que je suis arrivée vraiment très préparée. C'était le seul moyen pour pouvoir enregistrer les pièces en intégral. Au final, naturellement, certaines choses ont été coupées, mais très peu de corrections ont été nécessaires… À propos de ce disque, je suis heureuse de pouvoir dire que je suis allée jusqu'au bout de ma démarche. Là encore, j'ai travaillé toute seule sans présenter ce programme à quiconque. Je voulais vraiment faire l'expérience d'aller à fond dans ma conception et dans mon esthétique sonore. C'était d'autant plus facile à réaliser que ces Chorals de Bach ont été très peu enregistrés. Ceci dit, à un moment, j'ai eu envie de voir de quelle façon les autres pianistes rencontraient cette musique. Or je n'ai pas trouvé d'enregistrement. De fait, ce chemin a été très solitaire et j'en suis fière. J'ai pu vraiment dire ce que je voulais. Dès lors, si on me critique, j'assume. Je conçois d'ailleurs qu'on puisse contester mes choix.
Pourquoi le titre "Lux Æterna" ?
Bach est un compositeur mystique qui rayonne à travers les siècles. Il s'est imposé comme le modèle de quasiment tous les compositeurs qui ont eu accès à sa musique. Dans ma vie, cette musique a toujours été présente comme une lumière. Jouer Bach, durant des périodes remplies de doutes, d'incertitudes ou d'angoisse, m'a souvent permis de me retrouver. Le titre évoque également l'univers des chorals.
Vous avez fait le choix de transcriptions, toutes réalisées par des pianistes : Wilhelm Kempf, Alexander Silti et Ferruccio Busoni. Vous êtes-vous sentie reliée à ces interprètes d'autres générations ?
L'empreinte de ces pianistes est perceptible dans leurs transcriptions de la musique de Bach. Je sens une connexion particulière avec Wilhelm Kempf dans la mesure où mon dernier professeur, John O'Conor, était un de ses élèves. Il m'en a beaucoup parlé et j'ai écouté de nombreux enregistrements de Kempf. C'est ainsi que j'ai trouvé une vraie filiation entre Kempf et Bach. Kempf était également organiste, c'était un homme croyant et, par certains côtés, un Bach du XXe siècle !
Pour Busoni, c'est assez particulier car, pour la Chaconne, il s'agit d'une réécriture. On sent son tempérament italien et le pianiste virtuose dans cette pièce… Je suis en tout cas infiniment reconnaissante envers ces pianistes du passé qui me permettent aujourd'hui d'avoir accès à ces œuvres.
La Chaconne BWV 1004 et ses 32 variations sont d'une très grande difficulté. Quelle est votre approche de cette architecture ?
Cette question de l'énergie se pose chaque fois que j'aborde un cycle de variations. Il faut reconnaître que celles de cette Chaconne sont particulièrement habiles dans le sens où elles s'enchaînent avec un naturel extrême. Le début d'une variation est toujours la fin de la précédente et expose un caractère différent très clairement défini. Ces variations oscillent, d'un côté, entre l'aspect passionnel de l'humain et les doutes qu'il peut rencontrer par rapport à sa foi et à son chemin de vie, et de l'autre, l'aspect éthéré de la petite parcelle divine qui peut habiter l'âme humaine, ou en tout cas une aspiration à une dimension plus grande. Pour aborder cette Chaconne, je crois bien être passée par toutes les approches possibles. Le tout était de choisir entre jouer du Bach ou du Busoni. Or ce choix n'est pas du tout évident car, prendre le parti de Bach impose de conserver une sorte de rigueur, rythmique en particulier, alors que Busoni permet davantage d'excès et de rubato. J'ai finalement opté plutôt pour Bach pour des raisons que j'ai du mal à expliquer car elles sont sans doute entièrement instinctives. Le fait est que je sens vraiment Bach derrière ces transcriptions. Quant à la question de la gestion de la ligne et de l'architecture de cette Chaconne, ce qui m'a servi est de beaucoup la jouer. C'est de cette façon qu'il est possible de tendre un fil de direction par la pensée. Il faut jouer, et encore jouer, pour avoir vécu entièrement la pièce plusieurs fois.
De nombreux chanteurs d'opéras témoignent du fait que la liberté d'interprétation survient lorsque le corps se souvient d'un rôle. Est-ce que cela vous parle ?
Tout à fait, car il arrive un moment où j'ai cette sensation qu'une œuvre coule dans mes veines. On peut vraiment parler d'une connaissance par le corps. C'est à ce stade que les contraintes techniques disparaissent et qu'il devient possible d'essayer de nombreuses couleurs différentes, divers tempi. Or cette liberté vient du travail et en jouant beaucoup une œuvre en public. Un autre aspect est l'expérience. Voilà bientôt 10 ans que je joue cette Chaconne. Durant ces années, je l'ai jouée, puis laissée de côté, reprise… J'ai ainsi avancé avec elle.
Deux pièces de Thierry Escaich complètent votre disque. Pourquoi ce choix plutôt que d'autres transcriptions, de Kempf par exemple ?
C'est vrai, j'aurais pu faire ce choix, mais je souhaitais pimenter un peu le disque et éviter ainsi de rester en permanence dans une dimension religieuse, profonde et spirituelle. En proposant les pièces de Thierry Escaich, je désirais aussi montrer que la sève de la musique de Bach nourrit les compositeurs encore aujourd'hui. Pour tout vous dire, j'ai beaucoup cherché avant de trouver un compositeur qui puisse s'accorder à Bach. Ce n'était pas du tout gagné d'avance, et j'ai trouvé Escaich, que je connaissais seulement de nom, par le biais de son Jeux de doubles. Cette pièce présente une pulsation commune avec celle de Bach tout en partant dans une direction primitive au tempérament affirmé. Après avoir trouvé cette première courte pièce je me suis dit que j'avais besoin d'autre chose. J'ai alors appelé Thierry Escaich pour savoir ce qu'il me conseillerait en fonction du reste du programme. Et j'ai eu une chance folle, car il m'a répondu : "Votre appel tombe on ne peut mieux car, dans un mois, mes Études baroques vont être publiées. Il se trouve qu'elles sont directement inspirées des Chorals de Bach que vous allez enregistrer !". J'ai reçu cette réponse comme un signe du Destin…
Je n'ai pas encore rencontré Thierry Escaich mais nous avons correspondu. Je lui envoyais par WeTransfer des enregistrements que j'avais réalisés chez moi et nous en parlions ensuite. Ses conseils étaient très intéressants, essentiellement en lien avec l’interprétation et certains rythmes ou tempi. Cet échange a été vraiment précieux. Pour une pianiste, pouvoir correspondre avec un compositeur vivant et lui poser des questions, c'est inestimable !
En janvier et février, vous avez présenté votre disque Lux Æterna à Bruxelles, Munich, Berlin, Vienne et Genève. Ces publics ont-ils reçu votre programme différemment ?
Je dirais que le public allemand se montre beaucoup plus expressif dans ses réactions que les publics belge ou suisse. Les Allemands et les Autrichiens sont de vrais fous de musique. Jouer Bach devant eux active la proximité qu'ils possèdent vis-à-vis de cette musique. Pour autant, les Suisses et les Belges ont très bien accueilli le concert mais ils ont davantage réagi par le silence. Je suis du reste très surprise car, lorsque j'ai commencé à jouer ce programme à l'été 2013, soit un an avant de l'enregistrer, je me suis dit qu'il ne serait pas simple de le défendre en public. J'éprouvais même beaucoup de crainte à cette perspective car il n'est pas évident de rentrer dans cette musique, en particulier dans les Chorals. De telle sorte que j'ai constamment été surprise par la manière incroyable dont les gens recevaient ce programme. Cette musique sobre qui parle de l'essentiel et mène à l'introspection les bouleverse. Cette réaction marque une constance entre les différents publics européens. Seule la réaction extérieure diffère.
Comment ordonnez-vous les pièces pour le concert ?
J'ai essayé différentes formules. Par exemple, j'ai intercalé les Études d'Escaich après les Chorals-Préludes qui les avaient inspirées. C'était assez amusant car la filiation ressortait bien mais le contraste brisait la magie de la succession des pièces de Bach. Non que la musique d'Escaich soit moins magique, mais la différence cassait l'état de recueillement mis en place. Après cet essai, j'ai donc préféré placer la Chaconne à la toute fin du programme, après les autres Bach, Jeux de doubles, le Deuxième cahier et les Études baroques. Terminer par la Chaconne fonctionne parfaitement… Afin de ménager un entracte, je rajoute souvent une pièce de Liszt après la Chaconne. Cela permet aussi de libérer un peu les gens.
Avez-vous une perception de l'impact de la musique lorsque vous jouez ?
Oui, jouer en public provoque une sensation. Mais l'idée qui en découle est souvent assez fausse. Je crois que sentir son public est une chose très difficile. Parfois on entend les gens parler, tousser ou froisser le papier de leur bonbon, alors que d'autres fois la qualité d'écoute est nettement supérieure au point qu'on entendrait une mouche voler. Cela est variable mais un pianiste ne doit pas se laisser influencer par ça. Ce serait tout de même gênant si, alors que je joue, je commençais à me demander si telle ou telle personne s'embête, et à remarquer que telle autre est en train de lire le programme ! Il n'empêche que j'ai conscience de ces différentes réactions. La vision périphérique que l'on a depuis le piano permet de tout voir. On entend aussi très bien les bruits de la salle. Rarement, une énergie curieuse semble émaner du public. Mais je suis aussi tout à fait consciente que mon humeur et mon émotivité comptent pour beaucoup dans mon ressenti.
Lorsque vous jouez Bach, vous autorisez-vous à percevoir des émotions ou êtes-vous davantage dans le contrôle ?
Le fait d'avoir beaucoup joué ces pièces m'a apporté une maîtrise, laquelle me permet maintenant de m'évader. Je me situe beaucoup dans une émotion recueillie et intime. Jouer ces œuvres revient toujours pour moi à vivre une expérience. Je les envisage comme une prière universelle. En revanche, je ressens toujours un trac énorme avant de les jouer. Il est impossible, ici, de se cacher derrière des effets. Ces pièces sont réellement complexes. Certaines s'expriment sur cinq voix et il est important de tout contrôler pour qu'elles soient clairement entendues. En même temps, il faut donner beaucoup de soi-même. Sans inspiration et le bon rapport à cette musique au moment où l'on doit la jouer, on passe totalement à côté.
Je ressors de ce programme assez fatiguée. Il faut dire que ces œuvres sont également assez difficiles à mémoriser. La concentration doit être constante et ne peut être relâchée. Il est impossible de se rattraper par l'harmonie dans la mesure où toute l'écriture est polyphonique. Les voix s'entrecroisent et il ne s'agit pas d'en perdre une ! Je n'ai heureusement jamais eu à faire face à ce problème.
Quel état recherchez-vous pour interpréter Bach ?
Avant d'entrer en scène, je me prépare généralement à l'aide de projections mentales, mais je n'utilise pas de technique de respiration particulière. Ce programme parle de choses essentielles, de vie, de mort et de foi. Une foi qui dépasse les croyances. Dès lors, au-delà de la concentration indispensable, il faut trouver une sorte de sérieux et de gravité que je conjugue à mon respect infini pour cette musique.
Vous allez prochainement jouer le Concerto No. 2 de Rachmaninov à Bruxelles et le Concerto No. 2 de Sains-Saëns à Dubrovnik. Trouvez-vous dans l'expression concertante autant de possibilités expressives que dans le récital ou la musique de chambre ?
Un pianiste qui interprète un concerto est un peu contraint par la masse sonore de l'orchestre. À moins d'interventions totalement solistes, il n'est pas possible de se permettre les mêmes finesses ou de descendre trop bas dans la dynamique. De même, jouer en groupe ne permet pas autant de liberté au niveau des tempi. Mais la présence de tous ces musiciens sur scène provoque une véritable exaltation. Certains dialogues avec d'autres instruments relèvent presque de la musique de chambre, et tout cela fait que jouer avec orchestre est très excitant. Mais il s'agit d'une autre démarche qui place le pianiste davantage dans la projection.
En ce qui me concerne, j'adore les deux formes d'expressions. Je trouve en outre qu'il est plus facile de jouer avec orchestre. D'abord, on joue infiniment moins longtemps, et le pianiste n'est pas seul à mener le discours. Or c'est précisément là que réside la difficulté du récital soliste, car notre pensée doit pouvoir tenir tout au long du concert. Nous devons captiver l'attention des gens et les mener à un certain point. Ce voyage, nous le conduisons tout seul.
Vous vous exprimez également dans des formations chambristes…
J'ai beaucoup appris des cordes, de leur façon de phraser. Les cordes chantent alors que, pour le pianiste, toute la difficulté est de s'affranchir de l'aspect percussif du piano. Jouer aux côtés d'instruments à cordes me pousse à les imiter au maximum. J'essaye de chanter autant qu'eux et de me situer le plus possible dans cette sorte de suavité du son et non dans la percussion. Un archet permet aussi de faire de vrais legatos, et cela nourrit énormément mon imagination.
Vous jouez régulièrement avec la violoncelliste Camille Thomas…
Camille et moi nous nous sommes rencontrées à Berlin il y a plusieurs années. Camille est ma meilleure amie et je la considère comme mon âme sœur. Je parle avec elle tous les jours. Avec Camille, nous avons d'ailleurs créé le Trio Saint-Exupéry. Nous nous retrouvons pour seulement quelques concerts au fil de la saison, mais cette formation est un petit joyau qui nous apporte un bonheur fou. Nous jouons maintenant avec Francesco de Angelis, Premier violon de l'Orchestre de La Scala de Milan. C'est un musicien exceptionnel. Le mois prochain nous devons nous retrouver en Israël pour le Trio No. 3 de Brahms, le Trio No. 2 de Schubert et du Haydn. Notre trio est une sorte de petit laboratoire. Nous jouons peu en raison de nos obligations personnelles, mais nous nous appliquons à répéter le mieux possible. Nous apprenons les uns des autres. De plus, nous nous entendons très bien. C'est vraiment sympathique de jouer lorsqu'on s'apprécie de cette façon.
Comme la plupart de mes consœurs je suis toute seule à prendre l'avion, à descendre dans les hôtels, puis à faire mon concert avant de dîner, le plus souvent seule, au restaurant. Alors quand j'ai la possibilité de partager ces moments avec un autre musicien, cela change tout. Et quand il s'agit de quelqu'un que j'adore, comme Camille… Musicalement, nous nous sommes beaucoup apportées l'une l'autre. Même quand nous ne jouons pas ensemble, nous communiquons beaucoup au sujet de nos solos respectifs. Cette relation est vraiment enrichissante.
Vous avez enregistré ensemble le disque A Century of Russian Colours pour le label Fuga Libera*. Partagez-vous toutes deux une attirance pour la musique russe…
Camille indéniablement plus que moi. Il est vrai que je joue le Concerto No. 2 de Rachmaninov mais c'est une œuvre un peu à part dans mon répertoire. Pour le moment, je ne sens pas encore de grandes affinités avec Shostakovich ou Prokofiev. Depuis toujours, c'est vraiment la musique allemande qui me parle : Bach, Brahms et Schumann. Pour preuve, j'ai enregistré les trois Sonates de Schumann. Ce disque est d'abord sorti chez Centaur Records, puis il a été repris par le label suisse Doron Music Records.
Je suis originaire du Valais, qui est un canton bilingue, et ma mère était professeur d'allemand. À la maison, elle nous parlait allemand quand nous étions petits. J'ai donc grandi avec une culture allemande et cette affection perdure.
L'œuvre qui est à l'origine de ma vocation de pianiste, c'est le Concerto No. 2 de Brahms. Mes parents possédaient une discothèque assez fournie et c'est par hasard, en fouillant dans leurs CD, que je suis tombée sur cet enregistrement ainsi que sur la Sonate No. 1 de Schumann. Il y a dans le 4e mouvement, un passage que j'adore. Je me souviens avoir dit à 12 ans : "Le jour où je jouerai bien ça, je pourrai mourir !". Quant au Concerto, il a été à l'origine d'une véritable révélation, et je n'en ai plus dormi pendant des nuits. Cette œuvre m'a bouleversée au plus profond. J'étais tellement surprise qu'une telle beauté puisse exister qu'un monde s'est ouvert à moi !
* On retrouve Camille Thomas et Beatrice Berrut sur le CD Les Salons de musique sorti chez Outhere. Dans ce programme varié, elles interprètent Prayer from Jewish life d'Ernest Bloch. Beatrice Berrut joue également "Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ" - BWV 639 de Bach/Busoni.
Y a-t-il des compositeurs que vous n'avez pas encore travaillés mais qui vous appellent d'une certaine façon ?
Le répertoire que j'ai construit me suit. Il faut investir tant de travail pour monter une grande œuvre que je ne prends pas le risque de la perdre de vue. Aussi, j'ajoute à ce répertoire sans rien retrancher pour le moment.
Plus que des compositeurs, ce sont des œuvres qui m'attirent, à part certaines pièces de Liszt, un compositeur que je joue déjà beaucoup et qui fait figure d'exception. Ceci dit, par exemple, j'aimerais bien un jour pouvoir jouer Gaspard de la nuit de Ravel. Je pense en outre que les pianistes ont la très grande chance de disposer d'un répertoire si vaste qu'ils peuvent choisir selon leurs affinités. Il est aussi possible de construire une carrière en ne jouant que du Schumann et du Brahms. Il n'y a aucune limite. Je dois reconnaître également qu'à ce jour, j'ai toujours pu procéder comme je le souhaitais. Quoi qu'il en soit, je crois pouvoir être assez diplomate en regard des demandes des programmateurs.
Actuellement je travaille les Ballades de Brahms. Là aussi, il s'agit d'une expérience extraordinaire bien que, comme pour Bach, l'approche soit quelque peu difficile à saisir. Soit on est dans cette musique, soit on se retrouve à côté. Bien sûr, comme je dois les jouer bientôt, les Concertos de Rachmaninov et Saint-Saëns sont à l'ordre du jour. Je garde aussi toujours à proximité une pièce de Mozart, un concerto, car j'adore ce compositeur.
Il semblerait que les approches musicales difficiles vous séduisent particulièrement…
Je crois que le mystère m'attire. Dans les Ballades de Brahms, comme dans Bach, l'important est tout ce qui n'est pas dit. Je crois que cet attrait pour ce qui demande de l'introspection correspond à une période que je traverse. Je lis en ce moment Ma vie de Carl Gustav Jung et ce livre me touche très profondément. Dans cette autobiographie, Jung ne parle jamais d'éléments extérieurs mais de l'aventure principale qui est une aventure intérieure. Je trouve cela très rassurant. Or Brahms ne parle que de son évolution intérieure à un certain moment de sa vie. Évidemment, il ne s'agit pas d'une musique qui va sauter sur les gens pour chercher à les séduire !
Enrichissez-vous votre approche du piano par d'autres Arts ?
Je m'intéresse beaucoup à la littérature. La peinture me touche aussi beaucoup mais c'est le plus souvent dans la lecture que je trouve une inspiration directe. J'ai beaucoup lu de romans, avant d'évoluer vers des livres qui s'attachent davantage à l'homme et à la symbolique. Je vais avoir 30 ans et cela explique sans doute l'évolution des thèmes qui font écho en moi. De fait, que ce soit la musique, mes centres d'intérêt ou ma vie, tout cela forme un tout cohérent à l'approche de ce cap de la trentaine.
Que pouvez-vous nous annoncer pour le futur ?
Vous le savez, je reprends les Concertos de Saint-Saëns et Rachmaninov. J'ai joué pour la première fois le Concerto No. 2 de Rachmaninov lorsque j'avais 15 ans. Je n'avais alors aucune appréhension, et la vie était facile. Tout cela, je le reconnais, a bien changé !
Je viens d'être engagée pour faire mes débuts au Musikverein de Vienne la saison prochaine. Je devrais certainement jouer du Liszt avec Après une lecture de Dante, ainsi que la Chaconne. Je réfléchis encore au complément. Je débute aussi une intégrale des Concertos de Saint-Saëns avec la Philharmonie de Dortmund en commençant par le second. Ce sera une belle expérience. Le Konzerthaus est une salle incroyable, une des plus belles d'Allemagne.
La musique de Saint-Saëns et la poésie qui s'en dégagent me parlent beaucoup. L'écriture de Saint-Saëns représente un bon mariage entre l'esprit français et l'esprit allemand. Je trouve chez ce compositeur une formidable possibilité pour m'exprimer, et tous ses Concertos pour piano sont magnifiques. Comme dans tout ce que je joue, je trouve là une résonance existentielle. Je pense que la musique que je choisis de jouer trace un peu le chemin de vie qui me façonne. Mon évolution va donc beaucoup dépendre de ce que je vais jouer. Interpréter c'est sans doute faire parallèlement un travail sur soi. Un musicien sert évidemment le compositeur. Mais, ce faisant, il sert aussi une dimension qui le dépasse et évolue nécessairement.
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 27 février 2015
Pour en savoir plus sur Beatrice Berrut :
www.beatriceberrut.com