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Interview de Annick Massis

Annick Massis.  © Gianni UgoliniS'il est une interprète qui se fait bien trop rare sur la scène de l'Opéra de Paris, c'est bien la soprano Annick Massis. Sa dernière apparition à l'Opéra Bastille remonte en effet à février 2007. Elle incarnait alors le rôle de la Princesse Eudoxie dans La Juive. C'est dire si nous nous réjouissons de la retrouver du 27 mars au 21 avril à l'Opéra Garnier dans Le Cid de Massenet. Annick Massis fait son retour dans le rôle de l'Infante, un rôle étoffé eu égard à ses immenses possibilités vocales par la réintégration d'un air et diverses prouesses vocales dont plusieurs contre-ré, le dernier s'élevant avec hardiesse au-dessus de la masse chorale dans le finale de l'œuvre.

 

Annick Massis sera également à l'affiche des Convergences de l'Amphithéâtre Bastille le 29 avril pour un récital de mélodies accompagnées au piano par Antoine Palloc. Plus de renseignements ICI


Tutti-magazine : Nous sommes à quatre jours de la générale et à une semaine de la première du Cid de Massenet à l'Opéra Garnier, dans lequel vous interprétez le rôle de l'Infante. Quel est votre ressenti par rapport aux répétitions ?

Annick Massis : Hier était la dernière répétition scène-orchestre et, aujourd'hui, ce sera la générale piano avec tous les costumes. Nous porterons nos perruques et nous serons maquillés pour la première fois. Je crois que nous allons parvenir à la pré-générale, après-demain, avec le sentiment que tout cela est bien géré.
J'avoue que je me trouve assez à l'aise dans cette production, même si Le Cid est un opéra nouveau pour moi et que l'Infante n'est pas forcément un rôle vers lequel je serais allée spontanément. Je suis à la fois heureuse que cet opéra marque mon retour à Paris et me donne la sensation de chanter chez moi. J'aime aussi l'idée que ce soit à l'occasion d'un opéra de Massenet, même si mon rôle n'est pas un rôle de premier plan. Il y a une belle équipe pour servir ce Cid. Je connais déjà la majorité des chanteurs depuis un bon moment dans la mesure où nous avons eu l'occasion de nous croiser sur certaines productions, et il règne une belle entente sur le plateau. Tout promet donc de se passer le mieux possible. La qualité des relations est un aspect que je trouve toujours très important lorsqu'il s'agit de monter un spectacle.

 

Annick Massis (l'Infante) et Sonia Ganassi (Chimène) dans <i>Le Cid</i> de Massenet sur la scène de l'Opéra Garnier en mars 2015.  © Agathe Poupeney/OnP

À quoi pensez-vous que tienne l'harmonie au sein d'une équipe ?

Je suis persuadée que, avant tout, l'harmonie tient à l'intelligence et, probablement, à la façon de gérer le stress. Pour n'avoir tenu pratiquement que des rôles de premier ou second plan qui, tous, avaient une grande importance dans ma carrière, je peux témoigner de la grande pression qui pèse sur les épaules des chanteurs. Il arrive même que le stress soit tel, et que nous soyons face à de telles préoccupations diverses et variées que, parfois, nos réactions ne sont pas gérées au mieux. Elles peuvent même échapper à notre contrôle. Mais dans cette production du Cid, je crois que chacun est bien à sa place et que la tension est bien gérée.
À l'intelligence qui permet de maîtriser les situations, je pense qu'il faut ajouter de l'humanité, mais aussi une certaine dose de nécessaire acceptation. Lorsque chacun sait gérer son stress, cela favorise les relations et l'ouverture aux autres. Si les relations entre nous sont basées sur la simplicité, le travail de préparation se passe généralement bien et, en principe, le spectacle, la musique et les interprétations y gagnent.

 

Scène finale du <i>Cid</i> de Massenet mis en scène par Charles Roubaud. À droite : Annick Massis dans le rôle de l'Infante.  © Agathe Poupeney/OnP

Vous avez souhaité que notre rencontre ait lieu avant la générale. Que représente pour vous cette étape ?

La générale est une étape devenue un peu délicate pour les chanteurs. La plupart du temps, la générale est publique. Parfois même des spectateurs assistent à la pré-générale. Or la générale est censée être l'occasion d'une dernière répétition. De plus, nous ne savons jamais qui se trouve dans le public des générales. Il y a parfois des journalistes et des critiques alors qu'il s'agit d'une répétition et que nous devrions pouvoir nous économiser et continuer à tenter des choses. De telle sorte que, à tort, la générale est souvent considérée comme une première. La présence du public est pourtant une bonne chose car elle fournit l'adrénaline nécessaire pour voir comment nous réagissons en situation de spectacle.
C'est la raison pour laquelle je préfère répondre aux questions des journalistes très en amont. À l'approche de la générale, le stress monte tout à fait normalement. C'est aussi le moment où tout ce qui n'a pas pu être géré à temps va pouvoir être réglé avant le début de la série de représentations. J'aime n'avoir à penser qu'à la musique et à ce que je vais faire pour la générale. De toute façon, j'essaye toujours de chanter pleinement.

La mise en scène de Charles Roubaud a été créée à l'Opéra de Marseille en 2011. Est-il facile, pour vous, de trouver votre place ?

Stéphanie d'Oustrac, Marc Laho et Annick Massis dans <i>Le Comte Ory</i> à l'Opéra de Marseille.  © Christian Dresse 2012Tout à fait, et il y a une très belle entente entre Charles Roubaud et l'équipe. Tout s'est passé pour moi de façon très simple. Je connaissais déjà Charles pour avoir fait mes premiers Puritani avec lui à Avignon. Il avait monté une très belle mise en scène avec, comme toujours, de merveilleux costumes de Katia Duflot. Nous nous sommes retrouvés avec grand plaisir et le contact s'est effectué d'autant plus facilement. Je n'ai rencontré aucun problème ni à faire des suggestions ni à échanger. Pour Le Cid, il s'agit d'une mise en scène très classique et traditionnelle, même si l'intrigue est replacée dans un contexte plus moderne. Cette base ne m'a donc pas posé de souci particulier et j'ai pu modifier quelques petites choses qui me semblaient un peu plus adaptées à ma personnalité. Mais la production existant depuis quelques années, ces changements sont minimes. Même si Charles se montre ouvert aux propositions, il s'agit ici d'une sorte de package et Roberto Alagna reprend le rôle de Rodrigue dans cet opéra qui est avant tout monté pour lui. Il n'est donc pas possible d'apporter d'énormes changements. Ceci étant, nous avons pu prendre part à des discussions sur les rapports entre les personnages et apporter certaines nuances. Mais tout cela reste très classique. Travailler avec Charles est particulièrement agréable.

Pour Le Cid, vous retrouvez Michel Plasson. Quel regard portez-vous sur sa façon de vous diriger ?

J'ai rencontré Michel Plasson très tôt dans ma carrière sans pour autant avoir participé avec lui à des événements très remarqués. Mais Michel est un chef d'orchestre qui m'a très rapidement marquée. Je l'ai retrouvé pour Hamlet, différents concerts et, dernièrement, plus particulièrement pour Les Pêcheurs de perles que nous redonnerons au mois de mai en Espagne, à Valencia, en version concert. Travailler avec Michel permet une chose extraordinaire devenue très rare : respecter absolument toutes les nuances qui sont inscrites dans une partition. Il possède une grande expérience des chanteurs et il partage son amour de la musique avec celui qu'il porte aux chanteurs. Michel Plasson sait établir un équilibre entre le chanteur qui lui fait face, ses possibilités et son expression, et la masse orchestrale. De la sorte, le chanteur se trouve toujours en position de pouvoir exprimer davantage que ce qu'il doit chanter. Il sait aussi capter les intentions du chanteur. Avec lui, un opéra devient en quelque sorte de la haute couture.
Depuis toujours, j'aime regarder les chefs d'orchestre. Comme Daniel Oren, Michel Plasson fait partie de ces chefs qui changent parfois certaines choses d'une représentation à l'autre. Cela renouvelle chaque répétition, chaque spectacle, et fait que les représentations qui se succèdent restent vivantes.
D'un soir à l'autre, il n'est pas le même, moi non plus, et nous faisons vraiment de la musique. Qui plus est, il sait installer un sentiment de sécurité.

Comment situez-vous la vocalité de l'Infante par rapport à l'écriture de Massenet pour Manon que vous avez chantée pour la première fois en octobre dernier à l'Opéra Royal de Wallonie ?

Ce sont deux vocalités franchement différentes. L'écriture du rôle de l'Infante est plus lyrique que celle de Manon, mais l'Infante ne présente pas pour moi de difficultés particulières. Avec l'accord de Michel Plasson, et en fonction de mes possibilités, j'ai même ajouté pas mal de suraigus - contre-ut et contre-ré - bien placés et justifiés aussi bien par les accords et les harmonies que par les moments dramatiques.
Dans cette production du Cid, certains passages ont été coupés. En particulier un air de l'Infante et un trio qui intervient plutôt à la fin. Lorsque j'ai su que j'allais chanter dans cette mise en scène, j'ai demandé à l'Opéra de Paris, à Charles Roubaud et Michel Plasson s'ils pouvaient réintégrer au moins l'air de l'Infante. Ils ont eu la gentillesse d'accéder à ma demande. De la sorte, ce rôle offre pour moi nettement plus d'intérêt. Mais je crois que l'apport de cet air s'exprime aussi au niveau dramatique. Si Massenet l'a écrit, il y a forcément une justification. Quant au trio, qui est particulièrement beau, il ne sera pas intégré. Mais, qui sait, une production future permettra peut-être de lui rendre sa place initiale, même si cet opéra n'est donné que très rarement.

 

Annick Massis interprète le rôle de l'Infante dans <i>Le Cid</i> de Massenet sur la scène du Palais Garnier en mars 2015.  © Agathe Poupeney/OnP

Qu'apporte cet air de l'Infante que vous avez réussi à réintégrer dans Le Cid ?

Cet air prend place à l'Acte II, après la mort du Comte de Gormas, au tout début du 4e tableau. Rodrigue vient donc de tuer le père de Chimène. Or, depuis, le début de l'opéra, on sombre dans un drame sans fond… Pour cet air, un rideau se baisse devant le décor principal et l'intervention de l'Infante crée une respiration bienvenue. En chantant "Plus de tourments et plus de peine…", elle rassure les jeunes gens qui l'entourent et les incite au mariage. Mes collègues appellent cette parenthèse "le quart d'heure fraîcheur", c'est tout dire ! Avec des paroles telles que "Dieu jamais ne nous abandonne quand jamais on ne l'oublia !" et la légèreté de l'écriture, peut-être Massenet a-t-il tenté de plaire à la bourgeoisie bien pensante et très catholique de son époque. Quoi qu'il en soit, on respire avant de plonger à nouveau en plein drame… Chimène réclame vengeance au Roi. L'Infante qui, au début de l'opéra, sacrifie son amour pour Rodrigue en faveur de Chimène, prend la défense du chevalier contre Chimène. Dans l'opéra de Massenet, l'Infante est un personnage plus effacé que dans la pièce de Corneille. Mais, avec le peuple, elle parvient tout de même à intercéder en faveur de Rodrigue auprès du Roi, ce qui sauvera sa vie dans l'immédiat.

Annick Massis (Manon) et Alessandro Liberatore (Des Grieux) dans <i>Manon</i> de Massenet mis en scène par Stefano Mazzonis di Pralafera en octobre 2014.  © Opéra Royal de Wallonie-Liège

Revenons à Manon. L'acte III, et en particulier le court passage"…pardonnez-moi, Dieu de toute puissance", est abordé par les sopranos de façon souvent très différente. Quelle est votre approche ?

C'est l'amour qui me guide dans toute la scène de Saint-Sulpice. Le second tableau de l'Acte III et la mort de Manon, à la fin de l'opéra, représentent pour moi des sommets de la musique au point que je pourrais facilement me contenter de ces scènes dans Manon. En effet, le souci est qu'avant d'en arriver là, Manon a dû chanter ce que Massenet lui a réservé depuis le début de l'œuvre et, en particulier, pour la scène du Cours la Reine avec des aigus incroyables, la Gavotte… Lorsque Manon arrive à la scène de Saint-Sulpice, elle a donc déjà un passé assez lourd sur le plan vocal. Alors c'est vraiment une affinité totale avec cette musique qui me soutient et, bien sûr, la technique. Mais, si la technique est indispensable dans un tableau comme celui-ci, il n'est pas envisageable de ne pas se laisser aller à un certain moment. La musique de Massenet nous y incite. Mais il est vrai aussi que cela peut être très dangereux si les difficultés n'ont pas été gérées en amont. C'est d'ailleurs exactement ce que je conseille à mes étudiants : "Si vous donnez votre maximum dès le premier air et que vous vous laissez aller complètement, c'est qu'il y a nécessairement quelque chose que vous n'avez pas bien lu dans la partition !". La partition indique les nuances voulues par le compositeur or, souvent, on passe à côté.
Pour aborder "Saint-Sulpice", il faut pouvoir compter sur certains appuis techniques que je qualifierais de constants. Ils sont alors au service du chanteur pour l'expression et lui permettent de se libérer. À certains moments, la technique doit pouvoir prendre le relais, mais une fois les passages délicats passés, il faut nourrir le chant de lyrisme et donc d'amour, ce qui est pour moi plus ou moins équivalent. Ceci dit, je pense que la mort de Manon est encore plus délicate à négocier dans la mesure où on l'aborde à la fin de l'opéra.
Lorsqu'on commence les répétitions de Manon, on arrive en portant déjà une tendresse particulière à la scène de Saint-Sulpice et la mort de Manon que l'on a préparées en amont. Puis, plus on avance dans ces scènes, plus on les trouve belles et plus on a envie de s'exprimer. C'est à ce moment que le chant peut s'enrichir de couleurs, et qu'on parvient à trouver des appuis techniques et des ressorts. Une fois ces appuis trouvés, il faut les utiliser pour parvenir à l'expression la plus aboutie qu'on puisse apporter en fonction de sa voix et, bien sûr, de ses ressources vocales.

 

<i>La Flûte enchantée</i> mise en scène par Robert Carsen à Baden-Baden en 2013. Au premier plan : Michael Nagy (Papageno) et Pavol Breslik (Tamino). Au second plan : Annick Massis (Première Dame), Magdalena Kozena (Seconde Dame) et Nathalie Stutzmann (Troisième Dame).  © Andrea Kremper

Avez-vous acquis les bases de votre technique auprès d'un maître en particulier ?

Surtout ne prenez pas ce que je vais vous dire pour de la prétention, mais c'est la rencontre avec moi-même qui a fait de moi la chanteuse que je suis devenue. J'ai eu deux professeurs et tous deux m'ont apporté des choses bien différentes. Mais tant qu'un chanteur n'est pas allé à la rencontre de lui-même, qu'il n'a pas accepté de prendre certains risques vocaux et que sa vie ne lui a pas apporté certaines expériences émotionnelles, il ne dépasse pas un certain stade. C'est de cette façon que j'ai évolué. Bien sûr, certains interprètes peuvent posséder d'emblée cette richesse dans leur qualité vocale. Mais ce n'était pas mon cas. Vocalement, j'étais un bouchon de champagne ! Ma voix était très légère, taillée pour Rossini et les vocalises. Il m’a fallu du temps pour descendre en moi et trouver ce qu'était réellement ma voix. Ce travail s'est accompli entre moi et moi. Il a nécessité beaucoup de recherches et a parfois été surprenant. Comme tous les chanteurs, il m'est arrivé de me trouver face à des points de non-retour. Il faut alors avoir l'humilité de revenir sur ce qui ne marche pas, puis reprendre et approfondir. J'ai traversé cela et, tout à coup, un déclic s'est produit grâce à un rôle. Ce rôle qui m'a aidé à me trouver, c'était Lucia. Puis il y a eu Traviata. J'ai refusé cette rencontre très longtemps puis je l'ai acceptée aux États-Unis, et un nouveau déclic s'est produit. C'était le début d'un cheminement. Ensuite est venue Amina dans La Sonnambula. Ces trois rôles que j'ai beaucoup chantés m'ont apporté énormément. Je les ai beaucoup travaillés et remis sur le tapis à chaque fois que je les chantais. Des rencontres avec des chefs, certainement aussi, ont favorisé mon évolution.

 

Annick Massis (Lucia), James Levine, Stephen Costello (Edgardo) et John Releya (Raimondo) sur la scène du Met en 2007.  © Ken Howard/Metropolitan Opera

Quels sont les chefs qui ont joué un rôle important ?

Le premier était Marcello Viotti. Je l'ai rencontré à La Fenice alors que je chantais dans Les Pêcheurs de perles. C'est lui le premier qui, enfin, m'a permis de respirer ! J'avais beaucoup chanté de musique baroque auparavant et réalisé de très belles rencontres. Mais le fait est que je ne respirais pas. Peut-être ne m'en donnait-on pas la possibilité ou peut-être encore que je ne m'autorisais pas moi-même à respirer, ce qui ne renvoyait pas à l'autre le fait que j'en avais besoin… Toujours est-il qu'à la première musicale des Pêcheurs de perles, Marcello Viotti, me voyant vocaliser à une rapidité incroyable, m'a regardée avec des yeux ronds comme des billes et m'a dit : "C'est superbe, mais sais-tu que tu peux prendre ton temps ? Sais-tu que tu peux respirer ?". Ces quelques mots ont suffi pour me faire prendre conscience de la respiration dans la musique et j'ai senti qu'une partie de moi commençait à se poser. Cette nouvelle conscience était si importante que, lorsque je suis revenue à Lucia et à La Sonnambula, mon souffle n'était plus le même. C'est ainsi, différente, que j'ai ensuite débuté dans La Traviata et que j'ai pu découvrir une profondeur que je n'avais jamais expérimentée. Tout est parti de là…

Débuts d'Annick Massis au Liceu de Barcelone dans <i>Lucia di Lammermoor</i> mis en scène par Graham Vick en 1999.  D.R.J'ai ensuite fait la connaissance avec Daniel Oren, qui adoptait généralement des tempi assez lents. Pour ma voix, ce n'était pas facile et j'ai dû trouver de nouvelles ressources. Mais ce travail m'a poussée à descendre en moi-même pour chercher ce long souffle et la manière de l'utiliser pour pouvoir phraser. Pour chanter le bel canto, on doit sublimer le sentiment par le son. Cette recherche en profondeur m'a permis ensuite d'aller encore plus loin dans mon évolution de chanteuse.
Enfin, des chefs comme Michel Plasson ont aussi participé à cette évolution. Michel aussi, à certains moments, dirige assez lentement. Mais il y a chez lui un amour profond de la musique en général, et en particulier de la musique française, qu'il connaît vraiment bien. Je trouve extraordinaire qu'il puisse ainsi léguer aux interprètes cette magnifique recherche à laquelle il se livre en direct avec l'orchestre. Je trouve fascinant de travailler avec lui et de voir comment il gère la succession des différents tempi, les différents équilibres vocaux et instrumentaux. Pour un chanteur, travailler avec un chef qui connaît à ce point la musique française, et en particulier Massenet, n'a pas de prix. Michel Plasson a encore tant de choses à apporter aux chanteurs…

 

Sébastien Guèze (Nadir) et Annick Massis (Leïla) dans <i>Les Pêcheurs de perles</i> mis en scène par Vincent Boussard à l'Opéra de Strasbourg en 2013.  © Alain Kaiser

Votre voix permet-elle aujourd'hui à la femme et à l'actrice que vous êtes de s'exprimer pleinement ?

Je crois que je serai toujours plus ou moins à la recherche de quelque chose. Artistiquement, s'arrêter c'est mourir. Alors, oui, la femme que je suis est différente, elle interprète différemment et se sent plus à son aise. Je suis aussi plus épanouie, mais cela est aussi la conséquence de raisons extérieures à mon métier, même si celui-ci occupe une place totalement débordante. Conséquence de tout cela : j'essaye d'aller vers un répertoire un peu différent. Par exemple, cette saison, j'étais heureuse de pouvoir chanter Moïse et Pharaon qui est représentatif d'un répertoire légèrement différent, un peu plus lyrique et un peu plus large, mais aussi très difficile. J'ai pu aussi chanter ma première Mathilde dans Guillaume Tell à l'Opéra de Monte Carlo, puis en version concert au Théâtre des Champs-Élysées.

 

Annick Massis (Mathilde) et Nicolas Courjal (Gessler) dans <i>Guillaume Tell</i> mis en scène par Jean-Louis Grinda à Monte Carlo.  © Alain Hanel photographies - OMC 2015

En quoi consiste la difficulté que vous évoquez pour Moïse et Pharaon ?

Gianluigi Gelmetti, Annick Massis et Nicolas Alaimo dans <i>Guillaume Tell</i> en concert au Théâtre des Champs-Élysées en janvier 2015.  © D. RiberLe rôle d'Anaï dans Moïse et Pharaon est un gouffre. La voix gravite de bas en haut avant de redescendre vers le bas et enchaîne les allers-retours périlleux. Puis, d'un seul coup, Rossini lui donne à sortir des vocalises qui montent et descendent en alternance. Soudainement, l'écriture devient horizontale, puis redevient verticale avec l'aria de la fin. Ces changements d'écriture sont redoutables pour la voix.
Il en va de même pour le rôle de Mathilde dans Guillaume Tell. De grandes dames l'ont chanté avant moi et il semble évident que cela n'a jamais été facile pour personne. Après deux actes particulièrement chargés en interventions, une aria démarre à la façon de Donna Anna dans Don Giovanni de Mozart, de façon assez mordante. Mais, à la fin de la première partie de l'air, il faut assurer des vocalises extraordinaires sur des sol et des fa et descendre à une rapidité impossible. Du reste, rares sont les chanteuses qui parviennent à chanter ce passage tel qu'il est écrit. Je m'étais d'ailleurs entraînée avant les répétitions, puis avec Gianluigi Gelmetti, et nous y sommes parvenus ! Mais le risque est considérable. Il faut vraiment travailler avec un chef tel que le Maestro Gelmetti pour rendre la chose faisable. Voilà pour la première partie de l'aria. Quant à la seconde, elle évoque pour moi une mélodie de Schubert, avant de conclure sur des grandes envolées avec une force exprimant la détermination du personnage.
Vocalement, ces airs sont loin d'être évidents pour moi. Ils sont d'ailleurs plutôt destinés à des sopranos vraiment lyriques et me demandent une vraie réflexion en amont. Je commence par me demander comment, sur le plan technique, je vais aborder ces passages, ce que je peux faire et jusqu'où je peux aller tout en conservant un maximum d'expression. J'attache une grande importance à préserver la possibilité de m'investir complètement. Cette réflexion technique s'est autant posée pour Guillaume Tell que pour Moïse et Pharaon. Mais la technique est une chose. Encore faut-il pouvoir aussi se libérer pour chanter ces airs-là, sans quoi ils ne présentent aucun intérêt.
Je suis heureuse d'avoir pu chanter ces nouveaux rôles et espère que d'autres suivront. Du reste une grande Reine de Donizetti se profile pour une version concert. Je ne peux rien vous dire de plus si ce n'est que je crois que c'est le bon moment pour la chanter.

 

Anna Caterina Antonacci (Rachel) et Annick Massis (la Princesse Eudoxie) dans <i>La Juive</i> de Halévy mis en scène par Pierre Audi en 2007 à l'Opéra Bastille.  © Ruth Walz/OnP

Le Cid marque votre retour à l'Opéra de Paris où vous n'étiez pas apparue depuis 2007. C'était dans La Juive de Halévy. Quel souvenir vous a laissé cette production ?

Annick Massis interprète la Princesse Eudoxie dans <i>La Juive</i> à l'Opéra Bastille en 2007.  © Ruth Walz/OnPLa Juive est un superbe souvenir. Cet opéra marquait aussi pour moi un retour à Paris dans un rôle important. Avec la complicité du chef Daniel Oren et du metteur en scène Pierre Audi, j'avais là aussi fait rouvrir un air sur les deux qui avaient été supprimés. Il est vrai que cette Juive était une nouvelle production de l'Opéra Bastille et cela posait moins de problèmes que pour Le Cid, dont la production est une reprise. Ce souvenir est d'autant plus heureux que, là encore, l'équipe réunie était superbe. J'avais rencontré Neil Shicoff à Vienne pour ma première Lucia. Chris Merritt, l'autre ténor, était lui aussi merveilleux. Quant à Anna Caterina Antonacci, je l'avais croisée de nombreuses fois et cette Juive nous donnait enfin l'occasion de chanter ensemble. Je retrouvais aussi John Osborn avec lequel j'avais chanté La Fille du régiment quelques années auparavant. Cette distribution était un vrai bonheur auquel s'ajoutait l'Orchestre de l'Opéra qui accédait à une dimension stratosphérique. Ces musiciens peuvent tous prétendre à être solistes, et ils parviennent à un niveau de cohésion et d'unité qui ne cesse de surprendre.

Vous chantez dans le monde entier sur des scènes très différentes. Quel environnement professionnel et humain vous convient le mieux pour vous exprimer ?

Tout d'abord, je dois reconnaître qu'à l'Opéra Garnier, les régisseurs et le directeur de scène sont formidables, très à l'écoute et très disponibles. Ensuite, ma réponse à votre question sera sans doute indirecte car, pour moi, la chose importante est de toujours préserver l'essence même de mon métier. À moins de me retrouver dans une maison d'opéra où je me sens vraiment très mal, face à une mauvaise ambiance et une organisation déplorable, toutes choses qui influent, je dirais que je ne suis plus atteinte comme j'ai pu l'être par le passé. Bien sûr, la bonne organisation d'un planning reste importante, de même que la qualité de la communication. Mais j'ai assez à faire avec moi-même et avec le travail qui m'attend. L'Art et la musique doivent prendre toute la place. Dès lors, si je parviens à projeter ma bulle intérieure et à me consacrer uniquement à ce qui compte pour moi, je me sens bien. S'occuper du reste, c'est perdre beaucoup de temps et d'énergie et, finalement, rendre son métier impossible à gérer. Se concentrer sur l'essentiel permet en outre de ne pas se retrouver à côté de la plaque. Le stress qui survient à l'approche d'une générale ou d'une première est largement suffisant.

Le 29 avril, vous proposerez un récital accompagnée au piano par Antoine Palloc à l'Amphithéâtre Bastille dans le cadre des "Convergences". Comment envisagez-vous l'expression en récital ?

Annick Massis dans <i>Cendrillon</i> de Massenet mis en scène par Laurent Pelly au Liceu de Barcelone en 2013.  © Antoni BofillL'idée même du récital me stresse énormément sans que je comprenne pourquoi. Mais je tiens absolument à chanter aussi en récital car je crois que j'ai des choses à découvrir. Peut-être suis-je tout simplement faite pour la scène … Le récital se gère sur la longueur et le chanteur ne s'arrête pas. C'est le texte pour la musique et la musique pour le texte. On ne peut ni s'appuyer sur une mise en scène ni s'en servir pour sculpter la musique et l'expression. Cela est pour moi générateur d'inquiétude et j'aimerais absolument réussir à trouver un peu de bien être et de sérénité afin de pouvoir les communiquer au travers de cette expression. Quelques récitals m'attendent, dont un à la rentrée au Musée d'Orsay, avec des thèmes différents. Cela ajoute à la difficulté car ces programmes sont nouveaux. Quoi qu'il en soit, je me lance et me plonge dans cette forme d'expression, sans doute pour y trouver la fibre musicale qui lui correspond.

Pouvez-vous nous parler des mélodies que vous chanterez ?

Antoine Palloc, pianiste.  © Nikolai Schukoff

Il s'agit d'une sélection que j'ai réalisée moi-même. Mon pianiste Antoine Palloc m'a aussi suggéré certaines pièces dont les Messiaen. J'avais envie de proposer un peu de musique contemporaine mais je pensais que les Poèmes pour Mi devaient rester accompagnés par l'orchestre. Antoine m'a persuadée d'essayer et j'ai immédiatement été séduite tant par la musique que par la magnifique poésie. Bref, voilà une option nouvelle pour moi que je trouve très intéressante. De même, je ne connaissais pas Psyché d'Emile Paladilhe. J'ai essayé de chanter cette mélodie et je l'ai trouvée magnifique. Un si beau poème de Corneille ajoute indéniablement au plaisir… J'ai aussi voulu que ce programme propose une forme de légèreté, comme la Chanson groenlandaise d'Alfredo Catalani qui a souvent été chantée par le passé par des ténors. Avec Antoine, nous avons encore travaillé cette mélodie il y a quelques jours et j'avoue que le texte nous amuse beaucoup. Je me suis même demandée si je n'allais pas le chanter en italien. Mais il serait tout de même dommage de se priver des paroles du poème que Jules Verne a écrit pour cette musique qui, elle, correspond à un opéra italien. Les mots ne sont pas faciles à faire passer mais nous allons essayer. De même, la mélodie de Gounod À la Madone renvoie à son Roméo & Juliette… J'avoue que cet aspect clin d'œil de ce récital m'a séduite.

Comment est née votre collaboration avec le pianiste Antoine Palloc ?

Annick Massis interprète le rôle de Leïla dans <i>Les Pêcheurs de perles</i> à l'Opéra de Strasbourg en 2013. Costume de Christian Lacroix  © Alain KaiserAussi loin que je me souvienne, Antoine est venu me voir sur certaines productions. Je le connais depuis très longtemps mais nous n'avions jamais travaillé ensemble. La vie a fait que j'étais très souvent à l'étranger ou qu'on me proposait d'autres pianistes, car un chanteur ne choisit pas toujours. Puis, nous nous sommes retrouvés à l'occasion d'un spectacle pour lequel il a été un coach formidable, et j'ai réalisé que nous habitions à seulement trois stations de métro l'un de l'autre ! Je me suis alors décidée et c'est ainsi que nous avons commencé à travailler ensemble sur une production, puis sur une autre, puis une troisième, etc. Un jour, Antoine m'a proposé de faire de la musique ensemble. J'ai répondu "oui" et je crois que nous arrivons maintenant à notre cinquième ou sixième récital ensemble.
J'apprécie d'avoir cette relation suivie avec Antoine car elle est très enrichissante. Nous nous connaissons, mais nous nous surprenons aussi au cours de séances de travail. Parfois c'est l'un de nous qui apporte des idées. Une semaine ou deux passent et rien ne bouge, puis l'autre amène à son tour une nouvelle idée. Petit à petit les choses se structurent ainsi et j'apprécie beaucoup cette manière de construire. En récital, la présence d'Antoine est sécurisante. Elle me permet de me concentrer sur le chant. J'aime et j'admire beaucoup Antoine.

Quels sont vos envies de chanteuse et les rendez-vous à venir ?

Mes envies sont multiples. J'aimerais par exemple chanter Thaïs, mais aussi reprendre Maria Stuarda de Donizzetti. Pourquoi pas aussi une Adalgisa ou une Norma avec une distribution aux voix un peu moins lourdes que celles distribuées habituellement dans ces opéras ? Reprendre Manon et Donna Anna me plairait aussi… Mais je suis consciente de la difficulté pour les directeurs d'opéras de monter ces structures énormes. Un directeur cherche l'ouvrage qu'il pense être juste, au moment juste, avec les artistes justes… J'aimerais aussi participer à certains concerts, à des oratorios. Cela fait longtemps que je n'ai pas chanté d'œuvre religieuse, ce que j'aime pourtant beaucoup. Par exemple le Stabat Mater de Pergolèse, le Requiem et les Messes de Mozart. Je peux également aujourd'hui chanter des ouvrages baroques un peu plus lourds que par le passé. Pourquoi pas aussi une Elektra, puis une Vitellia ? À vrai dire, de nombreuses choses me tentent.
Du côté des contrats signés, je peux vous dire que je chanterai ma première Maria Stuarda en concert à Monte-Carlo, sans doute dirigée par Antonino Fogliani, avec qui j'avais fait une Sonnambula, également en concert à Monte-Carlo. Vous me retrouverez aussi sans doute en concert à Marseille dans Madame Chrysanthème d'André Messager, un opéra qu'il me tient à cœur de chanter. D'autres projets sont lancés, mais je suis tenue d'attendre qu'ils soient confirmés pour en parler…

 


Propos recueillis par Philippe Banel
Le 20 mars 2015

 

Pour en savoir plus sur Annick Massis :
www.annickmassis.com

 

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