Voilà 10 ans que Carmen n'avait pas été à l'affiche de l'Opéra de Paris. C'était en 2002 dans la mise en scène d'Alfredo Arias. À partir du 4 décembre 2012, l'Opéra Bastille proposera une nouvelle production de Carmen confiée à Yves Beaunesne. Anna Caterina Antonacci sera cette nouvelle Carmen jusqu'au 16 décembre. Karine Deshayes lui succédera du 20 au 29 décembre.
Le 13 décembre, les 10 caméras HD de François Roussillon investiront l'Opéra Bastille pour une captation de Carmen transmise en direct dans pas moins de 220 salles de cinéma dans le cadre de Viva l'Opéra !
Tutti-magazine : Vous avez été Carmen dans les mises en scène de Francesca Zambello et d'Adrian Noble. Comment se présente celle de Yves Beaunesne avec lequel vous travaillez en ce moment à l'Opéra Bastille ?
Anna Caterina Antonacci : Cette Carmen est très différente des deux précédentes que j'ai chantées. L'époque à laquelle se déroule l'histoire a été transposée du début du XIXe siècle aux années 1970. L'idée directrice est donc totalement différente des versions traditionnelles et des repères habituels. Par exemple, le costume que je porterai n'a pas de connotation espagnole spécifique. Le personnage peut être espagnol mais rien ne montre qu'il le soit réellement.
Dans vos précédentes Carmen, vous utilisez le costume comme un accessoire capital dans votre jeu d'actrice. Comment faites vous sans ce support ?
Il est certain que mon personnage sera différent. Mais, dans la mise en scène d'Yves Beaunesne, il n'y a pas de danse. La dimension de chanteuse-danseuse est donc absente. J'exécute en revanche un certain nombre de mouvements mais on ne peut pas à proprement parler de chorégraphie, c'est davantage un langage assez naturel. Quant au costume, je ne l'ai pas encore porté. Je travaille en ce moment avec des vêtements qui s'en approchent. Quoi qu'il en soit je vais composer une Carmen différente et la construire avec d'autres éléments.
Comment appréhendez-vous une transition radicale comme celle-ci ?
D'un côté, ce n'est pas simple car je garde en moi le souvenir de mes Carmen précédentes, et de l'autre, il est impensable de toujours proposer la même chose. La difficulté principale est en fait de s'éloigner de son instinct et, parfois de ce que l'on ressent le mieux en termes de jeu. En fin de compte, revoir sa façon de construire un personnage peut être considéré comme un challenge.
À partir du 4 décembre, vous chanterez les 5 premières représentations et Karine Deshayes sera la Carmen des 5 suivantes. Travaillez-vous ensemble avec le metteur en scène ?
Nous travaillons séparément. Karine Deshayes a répété durant les deux premières semaines, et je répète en ce moment alors qu'elle travaille plutôt avec le chef Philippe Jordan. Mais elle assiste également à mes répétitions car il y a toujours des changements. En revanche, je n'ai pas vu ce qu'elle propose.
Vous avez chanté Carmen avec plusieurs Don José, comment voyez le couple que vous formez avec le ténor Nikolai Schukoff ?
C'est la première fois que je chante avec Nikolai Schukoff et cela se passe fort bien. Pour cette production, Yves Beaunesne nous a demandé d'oublier ce que nous avions fait auparavant, et de ne pas exprimer les échanges entre Don José et Carmen de façon trop théâtrale ou extravertie. Don José doit intérioriser sa colère et sa rage pour ne la laisser s'exprimer qu'à certains moments très précis. Cette énergie l'obsède et le conduit quasiment à la folie à la fin de l'opéra. Le metteur en scène a souhaité souligner un amour qui perdure, comme si Carmen acceptait de mourir : elle comprend que son histoire d'amour avec Don José n'est pas viable, mais elle ne peut pas vivre sans cela. Ici, Carmen ne souhaite pas partir avec un autre homme, mais plutôt s'effacer.
Pouvez-vous nous parler de votre travail avec le chef d'orchestre Philippe Jordan ?
Au moment où je vous parle, j'ai fait avec lui une répétition avec piano et je dois dire que cela s'est parfaitement déroulé. Philippe Jordan travaille en alternance avec l'orchestre et avec les chanteurs qu'il rejoint pendant les répétitions. La première avec orchestre est prévue dans 4 jours. C'est une étape très importante pour saisir la couleur qu'il donnera à l'orchestre.
C'est votre première Carmen dans une salle de la dimension de l'Opéra Bastille. Quel sentiment vous inspire ce lieu ?
J'ai déjà l'expérience de Covent Garden, qui est une grande salle également. Une salle plus petite permet de jouer sur un plus large éventail d'expressions alors que dans une grande salle, il faut veiller a toujours être bien vue et bien entendue. Lorsqu'on prépare un opéra comme Carmen on tente d'apporter une multitude de détails au personnage, oubliant parfois que la distance entre certains sièges de la salle et la scène est telle que le spectateur ne les verra pas.
En 2009, le réalisateur François Roussillon vous filmait dans Carmen à l'Opéra Comique. Il va vous filmer à nouveau à Bastille dans ce rôle le 13 décembre pour une diffusion en live dans les salles de cinéma. Cela ajoute-t-il à la pression ? Vous préparez-vous à cette soirée ?
C'est sans doute une pression, mais lorsque je suis filmée devant un public, je parviens à me libérer assez bien de ce qui m'entoure. Bien sûr, à certains moments, les caméras sont là pour me rappeler que le spectacle est filmé, mais je n'ai heureusement pas en permanence cette idée en tête. Au niveau de la préparation d'une représentation filmée, les maquillages sont plus légers afin de paraître naturels à l'écran, et le mot d'ordre est de jouer plutôt comme pour un film que pour la scène. En fait, je pense surtout à alléger mon jeu.
Le rôle du réalisateur de la captation est très important car il doit savoir très précisément ce qui doit être filmé. Une relation entre le chanteur et le réalisateur devient dès lors indispensable et je me réjouis d'être à nouveau filmée par François Roussillon.
Si vous pouviez demander à Bizet un changement dans la partition de Carmen, que lui demanderiez-vous ?
Je commencerai par lui dire "merci" ! Carmen représente pour moi la perfection et je me sens plutôt triste à l'idée que la mort précoce de Bizet ne lui ait pas permis de se réjouir du succès planétaire de son opéra. D'une façon, plus large, je suis toujours respectueuse de l'écriture d'un compositeur.
Après Carmen à l'Opéra Bastille, vous chanterez ce rôle au Danemark et aux USA. Craignez-vous que ce rôle puisse un jour devenir celui qui vous empêche de chanter les autres, comme la poupée des Contes d'Hoffmann pour les sopranos colorature ?
Je ne pense pas être confrontée à un personnage qui vampiriserait les autres rôles. De plus, j'ai commencé à chanter Carmen à la quarantaine. Curieusement, on ne m'a jamais confié ce rôle en Italie et c'est le hasard qui me l'a apporté. Je n'ai donc pas cette sensation de personnage qui me collerait à la peau jusqu'à en être gênant, pas plus que je ne pense être assimilée à Carmen. Ce rôle fait partie des cinq rôles que je chante beaucoup, mais ce n'est en aucun cas le seul.
La musique française tient une grande place dans votre répertoire. Comment expliquez-vous cette importance ?
Ce lien avec la musique française s'est noué au fil des années. J'ai passé 7 ans de ma vie à Paris, et cette affinité est devenue de plus en plus flagrante jusqu'à devenir ce que je crois être une évidence. Ma carrière n'est pas le fruit d'une stratégie ou de grands projets, et mon rapport à la musique française est né de la même façon, par hasard. Aujourd'hui, le chant français, et je ne parle pas seulement de l'opéra, mais aussi du répertoire de chambre et symphonique, fait vraiment partie de ma respiration. Je pense même pouvoir dire que je me sens de plus en plus proche de la musique française. J'ai appris énormément grâce à André Tubeuf, qui m'a toujours guidé dans ce parcours. Il m'a permis de m'enrichir énormément en approfondissant un grand nombre d'aspects.
La manière d'articuler les mots dans Carmen est-elle différente de celle que vous utilisez dans d'autres opéras français ?
Certainement, car la prononciation doit être un peu plus populaire. Il ne s'agit pas du français d'Alceste ou de Cassandre, mais d'une langue qui est, pour moi, un peu moins évidente. Dans Carmen, il y a aussi des dialogues qui sont encore plus difficiles à rendre que le chant car je n'ai pas à proprement parler suivi une préparation d'actrice. C'est du reste une formation que j'aimerais suivre… Hier, j'étais à la Comédie Française car j'adore entendre les comédiens de théâtre.
Vous n'avez pas encore chanté la Dalila de Saint-Saëns. Cet opéra fait-il partie de vos envies ?
Non, car Dalila demande une voix un peu plus grave et sans doute un peu plus puissante que la mienne. Mais je me prépare à chanter Le Cid de Massenet. Le rôle de Chimène me plaît beaucoup. J'aimerais aussi pouvoir chanter à nouveau Werther car j'adore Charlotte J'ai aussi chanté plusieurs fois Don Quichotte…
Vous aimez Massenet…
il est un peu sous-estimé en France, mais oui, j'aime Massenet ! Pour le moment, si je prépare Chimène, je n'ai déjà chanté que Charlotte et Dulcinée, mais je trouve son écriture très belle. De plus, les rôles féminins de Massenet sont extrêmement raffinés. Dulcinée n'a pas l'importance de Chimène mais elle est particulièrement complexe. Sa mélancolie, ses regrets et sa méchanceté qui n'en est pas vraiment dessinent un personnage tout à fait incroyable. On ne trouve pas cela dans le Bel Canto italien !
L'écriture vocale de Massenet vous paraît-elle plus équilibrée que celle de Bizet ?
Pour Carmen, tout se joue dans les deux premiers actes, ce qui est assez intense. Mais cela est accentué par le fait qu'aujourd'hui, on supprime toujours les entractes. Or Bizet n'avait pas prévu que son opéra serait chanté ainsi. Avec ses entractes, tel que l'opéra était joué au XIXe siècle, l'équilibre est bien là et l'écriture n'est pas moins bonne que celle de Massenet. La seule chose que je pourrais dire est que la voix de Carmen est écrite assez bas par rapport au volume de l'orchestre que l'on est habitué à entendre aujourd'hui. Or cette tessiture ne lui permet pas d'être aussi sonore qu'il serait souhaitable pour imposer le personnage.
Vous allez chanter La Voix humaine de Poulenc à l'Opéra Comique en mars 2013. Comment vous préparez-vous au rôle de Elle ?
Mon approche de La Voix humaine a été très complexe car je ne ressentais pas véritablement d'affinité pour cet ouvrage que je trouvais un peu daté même s'il est toujours possible de le transposer à une autre époque. Elle est une femme abandonnée des années 1930 et ce qu'elle vit me paraît somme toute assez banal. Je ne voyais pas trop l'intérêt de cette déchirure, peut-être simplement parce que j'ai dépassé depuis longtemps le stade où j'étais préoccupée par les hommes qui pouvaient me quitter ! Disons que Elle ne me ressemble pas trop… Puis, après avoir beaucoup écouté l'œuvre, beaucoup entendu Denise Duval, à force de réfléchir et après avoir vu le film de Dominique Delouche, je me suis intéressée à la pièce de Cocteau. À ce stade, j'ai commencé à me sentir intriguée et, aujourd'hui, je suis très heureuse à l'idée de chanter et j'ai même hâte de commencer à travailler. Je le prends comme un défi, même s'il m'est déjà arrivé plusieurs fois d'être seule en scène. La Voix humaine est une œuvre spéciale et je l'attends avec impatience.
Avez-vous déjà commencé à travailler avec le metteur en scène Ludovic Lagarde ?
Pas encore, mais nous nous sommes rencontrés à ma demande car je ressentais le besoin de lui parler. Croyez-moi, il ne m'arrive jamais de demander à voir ainsi le chef ou le metteur en scène ! Mais je ressentais un peu d'inquiétude, ce qui m'a poussé à le faire, et nous avons pu discuter. Bien sûr, l'essentiel est de travailler car il est très difficile d'avoir une vision sur l'évolution d'un projet comme celui-ci.
Tutti-magazine a récemment interviewé le chef d'orchestre Yannick Nézet-Séguin et nous lui avons demandé de nous confier un message à l'occasion de votre Carmen à l'Opéra Bastille. Le voici :
[Yannick Nézet-Séguin : Un rapport merveilleux nous relie Anna et moi. Nous nous sommes rencontrés à Toulouse il y a quelques années, à l'occasion d'un récital. Puis, nous nous sommes retrouvés à maintes occasions pour travailler ensemble. Ce que j'aime chez Anna Caterina est qu'elle est toujours intègre et entière vis à vis d'elle-même. Elle n'entre dans aucune catégorie, elle est inclassable et elle le sait. C'est d'ailleurs là que réside sa "malédiction", car le monde de l'Opéra a horreur des choses qu'on ne peut pas classer, ce qui est pourtant ce que le public préfère. Je crois que son pouvoir d'attraction, ses qualités de tragédienne et sa classe incroyable mêlés à un tempérament vraiment très latin de feu et aussi un peu têtu - mais dans le bon sens -, tout cela conjugué à son intégrité aboutit à une combinaison qui séduit tous les publics. Je lui souhaite de continuer à se produire dans les plus grandes maisons et qu'on ne lui demande plus si elle est mezzo ou soprano. Peu importe ! Elle est Cassandre et elle est géniale dans Carmen. Nous avons fait seulement des extraits ensemble. Sa diction est parfaite, et elle a aussi cette pudeur qui est d'un sexy incroyable ! Vous l'embrasserez très fort de ma part…]
Anna Caterina Antonacci : La rencontre avec Yannick est ma grande chance de ces dernières années. Il est jeune, ce qui signifie que, dans nos carrières et dans nos vies, nous nous serons croisés mais nous ne pourrons pas faire tout le chemin ensemble, car j'aurai arrêté de chanter et je serai installée devant ma télé quand lui continuera à diriger… Cette rencontre est également très significative à me yeux car, lorsque j'ai commencé à chanter, je travaillais uniquement avec des chefs plus âgés que moi, plus expérimentés. En tant que chanteuse, j'avais alors plutôt l'habitude de me considérer comme "l'élève" ou la cadette. Face à Yannick, qui est un véritable génie et bien plus jeune que moi, le rapport est nouveau. Faire de la musique avec lui a été une joie immense. Son talent est infini, il comprend tout d'instinct, sans avoir besoin d'échange verbal. Je suis aussi très étonnée qu'il comprenne avec autant d'exactitude la nature de ce qu'il appelle ma "malédiction" d'être inclassable.
Je voudrais d'ailleurs ajouter une chose : dans mon errance pour appréhender La Voix humaine, je suis tombée sur des extraits dirigés par Yannick. La couleur qu'il donnait à l'orchestre, la profondeur et la chaleur qu'il exprimait par la musique m'ont vraiment fait l'effet d'un coup de cœur, et je n'ai pas pu résister à lui écrire immédiatement pour le remercier de m'avoir apporté ainsi l'éclairage sur la partition dont j'avais besoin. C'est ce qui, en fin de compte, à fait naître mon envie par rapport à cette œuvre.
Si l'on considère que La Voix humaine représente une étape dans votre carrière, voyez-vous le chemin qui se dessine ensuite devant vous ?
Je pense que La Voix humaine me suivra plusieurs années. Et même je l'espère, car il est impossible de comprendre totalement un rôle la première fois qu'on l'interprète. C'est donc, je pense, plutôt le début d'une histoire avec Elle. Quant à l'après, je ne sais pas précisément. Je vais poursuivre mes récitals. Ils représentent une forme d'expression bien plus intime, personnelle et sans doute plus profonde que l'opéra. Il est passionnant de construire des programmes qui sont en quelque sorte des histoires. Raconter quelque chose est pour moi un besoin, et le public me comprend, ce qui m'apporte une satisfaction énorme.
Pour revenir à l'opéra, il y a des rôles dont je me sépare avec tristesse, comme Médée. Pour le moment, je n'ai pas de Médée à chanter et je sais très bien que je ne pourrai plus chanter ce rôle dans quelques années car il est extrêmement éprouvant. Pourtant je pense que je n'ai pas encore tout dit… Je me réjouis aussi de reprendre le rôle de Cassandre à la Scala dans la production de Londres. Et il y a aussi un nouveau rôle qui se profile à l'horizon de 2015, si tout va bien, à San Francisco puis ailleurs : une adaptation du film La Ciociara avec Sophia Loren par le compositeur italien Marco Tutino…
Que peut-on vous souhaiter pour l'heure à la veille de votre Carmen à l'Opéra Bastille ?
J'aimerais parvenir à composer un personnage convaincant dans ce cadre d'introspection demandé par le metteur en scène.
Propos recueillis par Tutti-magazine
Le 15 novembre 2012